PHILIPPE SOLLERS
Beauvoir avant Beauvoir Etonnante aventure que celle de ce petit livre, sans doute l'un des plus réussis de Simone de Beauvoir. Nous sommes en 1937-1938, elle a 30 ans, elle écrit ce roman en détournant un titre de Maritain, « Primauté du spirituel », elle veut régler ses comptes avec son milieu catholique, son enfance coincée, ses premières expériences de professeur en province. Son manuscrit est refusé par Gallimard et Grasset, elle s'incline, puis y revient en 1979, le publie sans aucun écho avec un nouveau titre, «Quand prime le spirituel». Le voici à nouveau en édition de poche. Cette fois il s'appelle « Anne, ou quand prime le spirituel »(1), et là, on s'étonne : c'est précis, dur, très intelligent, pas du tout inférieur à « la Nausée », décapage du mensonge presque généralisé de l'époque, hypocrisies, puritanisme, fausse religion, petits enfers familiaux et sociaux, continuation ahurissante du XIXe siècle, crimes innocents doucereux, horreur des relations mère-fille, niaiserie physique, portraits profonds de la mauvaise foi à l’œuvre dans un pays, la France, qui nous semble soudain très lointain, à moins que ce ne soit toujours le même, dissimulé, en douce. Le plus étrange, bien que Beauvoir ne parle jamais de lui, est, dans le style même, l'influence de Mauriac. Elle l'a lu, aucun doute, et on peut se demander si l'animosité de Sartre à l'égard de l'auteur du «Nœud de vipères» ne vient pas de là. Un des drames de la vie de Beauvoir est la mort de son amie Zaza, étouffée par la famille. Elle s'appelle Anne dans ce roman, mais ce n'est pas le seul personnage, loin de là, il y en a bien d'autres, femmes, jeunes filles, hommes refoulés nigauds, anarchistes nocturnes désespérés (remarquable évocation de la figure de Denis, nihiliste à la dérive). L'essentiel, bien entendu, est l'idéalisme à toute épreuve qui anime aussi bien les dévots que les pseudo-affranchis. Ecoutons Beauvoir : « Les tabous sexuels survivaient, au point que je prétendais pouvoir devenir morphinomane ou alcoolique, mais que je ne songeais même pas au libertinage.» Image de la dévote : « Elle apercevait des visions merveilleuses ; son cœur fondait et elle offrait en sanglotant le sacrifice de sa vie à un jeune Dieu blond. Elle l'avait vu une fois, au cinéma; le soir, dans son lit, elle lui faisait ses confidences, et elle s'endormait blottie contre le cœur de Jésus : elle rêvait d'essuyer avec ses longs cheveux de doux pieds nus.» Il n'y a pas que la dévote qui veut faire des vers tout en se mêlant de la question «sociale», il y a aussi la jeune employée du corps professoral qui voit tout esthétiquement, déteste la vie provinciale (« Ces dames s'abordaient en se demandant des nouvelles de leurs maladies intimes »), décrit crûment la vie du lycée où elle enseigne (rien n'a changé depuis Flaubert), se veut esprit dégagé et libre, mais s'indigne si une de ses élèves tombe enceinte et envisage de se faire avorter. Là, on est dans la souillure, la «boue». Toujours l'idéalisme : « N'avez-vous aucun sens moral ? C'est monstrueux ! » Allez, au mariage forcé, c'est-à-dire au couvent dans l'ombre. Le lycée est ridicule, mais l'institution Saint-Ange, confessionnelle, ne l'est pas moins. Une élève s'échappe, va à la Bibliothèque nationale où elle côtoie « les érudits, les étudiants, les maniaques, les épaves décentes qui sont les habitués ordinaires ». Son dentiste, ensuite, essaie de la draguer : il s'intéresse à la philosophie hindoue, il est théosophe, bref, on n'est tranquille nulle part, l'atmosphère de folie augmente. Elle culmine chez une mère pudibonde qui interdit à sa fille de recevoir des lettres d'un ami, et lui dit froidement : « Crois bien que si je n'avais pensé qu'à mon plaisir tu ne serais pas de ce monde. » De quoi mourir, et en effet la fille mourra. Sacrée mère investie par Dieu : « Je sais ce qu'est un homme; ils parlent d'idéal, mais ils sont pleins d'ignobles désirs. » Dans tout ce carnaval sinistre à faux Dieu et à liberté conventionnelle, ce que Beauvoir saisit à merveille, ce sont les rapports de domination, d'intimidation, les luttes pour le pouvoir. Les filles doivent être chastes, penser à se marier et à engendrer, point final. La révolte est sanctionnée, et toute fugue dans la vraie vie semble déboucher (sauf à la fin) sur une autodestruction programmée. La fugueuse, dans un bar de Montparnasse où elle tente (toujours l'idéalisme) de se faire passer pour prostituée : «Je les regardais, je pensais à des nuits blanches, des départs, des rencontres, des attentes, je ne pouvais former aucune image claire, mais cette évocation confuse me bouleversait. » Evidemment, Dieu s'éclipse (« les arbres, le ciel, l'herbe, personne ne leur ordonnait d'exister »). Mais l'idéalisme à l'envers reste plus que jamais de l'idéalisme. Superbe passage : « J'admettais le viol, l'inceste, la luxure, l'ivrognerie : tout satyre pouvait être un Stavroguine, tout sadique, un Lautréamont, tout pédéraste, Rimbaud; je regardais avec vénération les prostituées aux cheveux rouges ou mauves assises près de moi sur les tabourets du bar; j'avais l'imagination si peu lubrique que même lorsque je les entendais se demander à haute voix pour quel prix elles accepteraient de sucer un client, je ne formais aucune représentation claire. » Arrive maintenant une riche lesbienne qui veut refaire l'éducation de la débutante : elle l'habille, la maquille, veut coucher avec elle, ce qui étonne fort la néophyte. De plus, la lesbienne (Marie-Ange) est elle aussi théosophe, spirite, nudiste à l'occasion, adepte des tables tournantes, et surtout organisatrice de réunions artistiques d'avant-garde. Rupture, mais rupture aussi avec Denis (avec qui la débutante ne couche pas), qui lui parle un moment d'aller à Saigon faire du trafic d'opium. Bref, on s'ennuie à mourir dans l'ordre bourgeois, mais on s'ennuie à se décomposer dans la dérive : « Des couples me frôlaient en dansant; j'éprouvais pour eux une pitié déchirante; je ne savais pas distinguer un fox-trot d'un tango, tout ce que je voyais, c'était une vraie agitation par où des hommes s'efforçaient d'échapper à l'affreux ennui de vivre; je les plaignais et pourtant je pensais qu'ils avaient raison contre moi; j'aurais dû imiter ces femmes offertes sans défense au hasard, tout entières plongées dans l'instant : elles ne savaient pas même avec qui elles coucheraient ce soir, elles ne cherchaient pas à savoir; elles dansaient, elles buvaient, les unes gagneraient des fortunes, d'autres deviendraient des espèces d'épaves, comme cette vieillarde à cheveux roux assise à côté de moi et qui se soûlait chaque soir. » Soudain, à travers les rues, la révélation de la liberté surgit. On sort des simulacres et des allégories, les choses sont de nouveau là « nues, vivantes, inépuisables ». Les autres personnages « mourront sans avoir rien connu de réel, et je ne veux pas leur ressembler ». On l'a compris : cette expérimentatrice obstinée va, un jour ou l'autre, écrire « le Deuxième Sexe ». Après quoi viendront d'autres idéalisations, mais c'était fatal.
Philippe Sollers
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