PHILIPPE SOLLERS
Montaigne Président
La photo est connue: un président de la République française pose, pour son portrait officiel, avec un livre à la main, les « Essais » de Montaigne, la photographe est célèbre, elle s’appelle Gisèle Freund, les visages qu’elle a vus comme personne sont ceux de Virginia Woolf, Joyce, Malraux, Sartre et bien d’autres. On espère que le choix humaniste du rusé Mitterrand, en 1981, aura contribué à calmer, dans quelques commissariats, la nervosité policière. Montaigne plutôt que le drapeau français en toile de fond ? Un président vaniteux qui sait lire? Rêvons. Le temps passe, mais les « Essais » se transforment en eux-mêmes. L’édition en Pléiade de la version de 1595 ( celle de Marie de Gournay ) paraît aujourd’hui, accompagnée d’un album superbe. C’est le livre que vous attendiez, c’est votre devoir de mémoire, il doit présider à vos jours, vous ne pourrez plus le quitter. D’où vient cette éternelle jeunesse ? Ecoutons Nietzsche : « Qu’un pareil homme ait écrit , véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée . Pour ma part, du moins depuis que j’ai connu cette âme , la plus libre et la plus vigoureuse qui soit, il me faut dire ce que Montaigne a dit de Plutarque : “ A peine ai-je jeté un coup d’oeil sur lui qu’une cuisse ou une aile m’ont poussé . ”C’est avec lui que je tiendrais, si la tâche m’était imposée de m’acclimater sur la terre. » et encore : «Au milieu de l’agitation de l’esprit de la Réforme , il a trouvé un repos en soi-même , une paisible retraite en soi-même , un temps de répit pour reprendre haleine - et c’est ainsi que l’a compris sûrement Shakespeare, son meilleur lecteur. » Ici, un souvenir personnel : j’ai 12 ans, à Bordeaux, et on emmène les élèves des lycées Montesquieu et Montaigne visiter le château de La Brède et la tour de l’auteur des «Essais». Là, je suis ébloui : quel est ce fou qui a multiplié sur les poutres et les solives de sa « librairie » des sentences peintes en latin et en grec ? Ça se déchiffre, messages cryptés, comme venus d’une autre planète. Exemples : « En jugeant l’un par l’autre .» Et puis : «Aucune prépondérance .» Et puis : «Pas de vrai plaisir sans totale autonomie .» Et puis : «Heureux qui joint la santé du corps à l’exercice de la pensée .» Et puis : «Ciel, terre, mer et toutes choses : un néant .» Et puis : «Partout où le vent m’emporte , je m’installe un moment.» Et puis : « Que de vide dans le monde. » Ce type est épatant : non seulement je vais lire son livre, mais, c’est décidé, je vais faire comme lui, de la magie à travers les murs et sur le papier. Epatant, parce que parfaitement schizophrène. D’un côté, il est conseiller au parlement de sa ville, avant d’en devenir le maire ; de l’autre, il voyage beaucoup, il passe jusqu’à huit ou dix heures à cheval (« où sont mes plus larges entretiens ») . Il est aussi bien à Paris qu’à Rome, où il embrasse la pantoufle du pape Grégoire XIII ( qui élève gentiment le pied jusqu’à son menton ), avant d’aller déposer un ex-voto à Notre-Dame de Lorette, sanctuaire de la Vierge Marie, le représentant en dévotion avec sa femme et sa fille. Mais l’essentiel, qui l’accompagne partout, c’est son livre, son corps devenu livre, un livre nourri de livres puisque lire et écrire forment un même tissu sanguin et nerveux. «Mon livre me fait » ; « Nous allons conformément et tout d’un train, mon livre et moi. » Grande décision mélancolique après la mort de La Boétie, l’ami idéal, le jeune auteur génial, et mort trop tôt, de « la Servitude volontaire » ? Sans doute, mais Montaigne a d’abord écrit seulement «parce que c’était lui», avant d’ajouter « parce que c’était moi ». Mais qui est ce «moi» ? Un abîme. « Si le monde se plaint de quoi je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi. » Vous croyez être vous, mais vous ne pensez pas à vous, par vous, vous faites tout pour éviter d’être un vrai vous, promis à la mort et contradictoire. Les livres ont beau vous faire signe ( Homère, Platon, Lucrèce, Virgile, Horace ...), la maladie a beau vous avertir, vous vous épuisez en « haines intestines , monopoles, conjurations ». Montaigne n’arrête pas de le dire : il n’enseigne pas, il récite, il raconte. Que sais-je ? Qui suis-je ? Réponse : « Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrariétés s’y trouvent selon quelque tour, et en quelque façon : honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, délicat , ingénieux , hébété , chagrin, débonnaire , menteur , véritable , savant, ignorant et libéral , et avare et prodigue. » Vous voulez réduire ce tourbillon à une identité stable ? Erreur. Individualiste, Montaigne ? Et comment ! La société de son temps est celle de tous les temps : fanatisme plus ou moins rampant, ignorance, massacres, assassinats, mensonges, illusions, dissimulations, « vacations farcesques ». La jalousie et l’envie, sa soeur, mènent le monde, et la jalousie est « la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines ». Il s’ensuit un théâtre de la cruauté, mais « je hais cruellement la cruauté » ( formule sublime ). Chaque parti trouve donc que l’explorateur de soi est toujours trop proche de l’autre parti. On dirait aujourd’hui que, pour la droite, Montaigne est de gauche, et pour la gauche, de droite. Il s’en fout. « Quelqu’un disait à Platon : tout le monde médit de vous. - Laissez-les dire, fit-il , je vivrai de telle façon que je leur ferai changer de langage. » La seule école et la seule éducation qui vaillent sont celles de soi par soi. On n’imagine pas plus Montaigne théologien pédant de son temps que, de nos jours, universitaire ou « intellectuel ». « Je me repens rarement , ma conscience se contente en soi.» Ou bien : « Ce n’est pas un léger plaisir de se sentir protégé de la contagion d’un siècle si gâté , un siècle corrompu et ignorant comme celui-ci , où la bonne estime du peuple est injurieuse. » Ou bien : « Je suis extrêmement libre et par nature et par art. » Pourquoi ? « Je sens la mort qui me pince continuellement la gorge et les reins. » D’où une décision de fond : «Favorise-toi , crois ce que tu aimes le mieux.» Et le fameux : « Etendre la joie, retrancher la tristesse. » Résultat ( et il faut oser l’écrire ) : «J’ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la largeur d’un ongle, et me donner à autrui sans m’ôter à moi.» Nietzsche a raison, dans « le Gai Savoir », de parler, à propos de Montaigne, d’ « une loquacité qui vient de la joie de tourner d’une façon toujours nouvelle la même chose». A homme nouveau, style nouveau : «parler prompt» ; « tel sur le papier qu’à la bouche » ; «allure poétique à sauts et gambades». Montaigne écrit en spirale, il vrille, il varie, il prolifère. La vie a ses hauts et ses bas, il faut les harmoniser, comme en musique. « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors. » D’où vient cette confiance dans la Nature ? Peut-être, et c’est très rare, du « bon père que Dieu me donna ». En tout cas, il faut se garder de trop de défiance soumise au calcul : «Rien de noble ne se fait sans hasard.» Il est inutile de se justifier, de s’excuser, de trop interpréter. Pas d’autocritique, donc, ce serait « être tiré en place marchande ». Voilà donc quelqu’un qui vous dit carrément : « J’ai fait ce que j’ai voulu : tout le monde se reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. » Maintenant, je me revois copier des phrases du fou très sage de la tour dans mon cahier d’écolier. « Notre grand et glorieux chefd’oeuvre , c’est vivre à propos. » Et aussi: «C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être .» Et encore (vérification facile ) : «L’amour est une agitation éveillée , vive et gaie.» Comme quoi, me disais-je, un homme, bien qu’homme, peut avoir une vie divine. C’est ce qu’il fallait démontrer.
PHILIPPE SOLLERS |