PHILIPPE SOLLERS

Bach Manuscrit Sonate BWV 1030

De la main de Sade

Michel Delon, le subtil et précis éditeur de Sade dans la Pléiade, fait semblant de croire, dans son histoire de la réception des œuvres du Divin Marquis, que je mets de temps en temps des perruques du XVIIIe siècle pour mes apparitions médiatiques. Ce dont il ne semble pas avoir eu connaissance, en revanche, c'est que la décision de publier ce monstre sur papier bible a été prise par Antoine Gallimard et moi, fin 1982, dans un avion pour New York. Voilà pourtant une date qui permet d'évaluer à neuf toutes les autres. Beaucoup d'eau trouble ou imaginaire a, depuis, coulé sous les ponts, mais le réel est là : ces livres infâmes, avec gravures d'époque, sont disponibles dans toutes les bonnes librairies, la seule question étant maintenant d'évaluer s'il y a encore des têtes pour savoir les lire. Rien n'est moins sûr.

Vivons-nous vraiment la fin de la censure, des réactions indignées d'horreur suivies de fétichisations romantiques ou surréalistes ? Puis-je aller tranquillement, sans perruque, au journal télévisé de 20 heures, faire résonner cinq minutes les mots de « Juliette ou les Prospérités du vice »? Aurai-je, pour cet exercice purement verbal, l'approbation de la classe financière et républicaine, qu'elle soit de droite ou de gauche ? Les journaux et les magazines de mon époque sont-ils disposés à reproduire une seule page de Sade en gros caractères ? Bien sûr que non. Et je ne parle même pas des réactions morales et religieuses devant ces descriptions et ces apologies minutieuses de l'inceste, du viol, de l'infanticide, de la torture, du crime, de toutes les atrocités jouisseuses imaginables. La vérité est que Sade est un scandale durable : rien ne peut l'amoindrir, le réduire, pas plus mille thèses universitaires que la déferlante pornographique en cours. La mondialisation est de plus en plus vulgaire, la violence de Sade, elle, ne l'est jamais. Délicatesse de Sade? Mais oui, et c'est là son énormité qu'il faut bien appeler aristocratique, par rapport à laquelle il y a union sacrée de tous les bourgeois et petits-bourgeois qui devraient, s'ils savaient lire, renoncer à publier leurs lourds romans névrosés. La rime est là : Sade, Pléiade. Faut-il brûler cette Pléiade ? Je m'étonne que personne ne l'ait encore proposé. Il y a bien eu, récemment, un essayiste américain (la traduction américaine de Sade est désastreuse et falsifie son style) pour demander que ces livres, dont raffolent tous les assassins, soient étiquetés comme le tabac ou l'alcool. Sade tue, il empoisonne votre entourage, il nuit gravement à vos spermatozoïdes, les lecteurs et les lectrices de Sade meurent prématurément, c'est prouvé. On n'en finirait pas, le malentendu, ici, est increvable. La morale, toujours la morale, de plus en plus la morale, cette « faiblesse de la cervelle », disait Rimbaud, pour cacher l'incapacité de lecture, seul point commun, au fond, entre un bien-pensant et un criminel.

Michel Delon a raison de parler des « vies » de Sade, même si la plus grande partie de son existence s'est passée en prison. Une seule vie passionnée quand même : écrire... Voyez cet extraordinaire rouleau des « Cent Vingt Journées de Sodome », exposé pour la première fois à la Fondation Bodmer, près de Genève, en 2004. Trente-trois feuilles formant une bande de douze mètres, rédigées des deux côtés, obus écrit et perdu à la Bastille en 1785. Il a été retrouvé, puis transcrit par l'admirable Maurice Heine, en 1933 et 1935. La prise de la Bastille, c'est ce rouleau, dont la disparition faisait pleurer à Sade des « larmes de sang ». Bombe de l'anti-loi, révélation minutieuse de toutes les terreurs et de toutes les horreurs possibles, en abyme, de ce qui est en train de se déchaîner dans l'Histoire, à cette époque et depuis. Puissance du style, ampleur brûlante de l'imagination, composition acharnée de plume et d'encre, météorite ravageant l'hypocrisie millénaire, stupeur.

C'est pourquoi il faut aller droit aux manuscrits et aux cahiers de prison du marquis pour découvrir, au passage, qu'une main policière a tracé ce qui suit sur une des couvertures : «Ces notes sont de la main de l'infâme marquis de Sade. » L'émotion qui vous saisit là n'a rien de religieux, on s'en doute. Vous vérifiez, une fois de plus, que Sade était un lecteur et un annotateur avide (Voltaire, d'Alembert), un amateur d'histoire, curieux de toutes les coutumes et de tous les pays (la Russie, l'Egypte). Vous voyez naître sa grande idée des deux sœurs : « L'une, très libertine, vit dans le bonheur, dans l'abondance et la prospérité; l'autre, extrêmement sage, tombe dans mille panneaux qui finissent par entraîner sa perte. » Implacable démonstration du renversement qui ne peut que nous indigner (mais aussi nous faire rire d'un drôle de rire) : la bienfaisance est punie, la pitié sanctionnée, la prudence châtiée, l'amour du vrai ridiculisé, la vertu persécutée, le vice récompensé; Sade va jusqu'à dire que le temps justifie tous les crimes, que la Nature opère dans ce sens, et il ose même déclarer, avec une incroyable désinvolture : « J'imite la main de la Providence ». Des remords ? Mais non : « Le remords, en vous déchirant, ne raccommoderait pas le mal que vous avez fait aux autres, et vous en ferait beaucoup à vous-même. » On se souvient ici de la devise de Juliette : « Le passé m'encourage, le présent m'électrise, je crains peu l'avenir. » C'est entendu, cette philosophie radicale déplaira. Mais « est-ce bien la peine de chercher à plaire à ceux qui ne s'occupent jamais qu'à déplaire aux autres ». La belle écriture noire continue, elle ébauche des récits courts ou longs, gais ou sombres («les Inconvénients de la pitié », « la Force du sang »), elle fait vivre le « taquinisme » d'une façon oubliée, chez ce personnage « d'un libertinage effréné, d'un taquinisme et d'une méchanceté sans exemple». Tout à coup une phrase étrange : « Les femmes sont comme le crocodile, elles flattent quand elles veulent mordre. » Sade a son cahier de « phrases refaites », un autre de «reparties plaisantes et paroles remarquables ». Bref, il n'arrête pas.

Entraînement constant, fouilles dans la langue elle-même à travers des listes d'antonymes et de synonymes, ouverture répétée vers la prolifération. Je trouve particulièrement révélatrice cette liste effervescente : «faveurs, attraits, traits, beauté, désir, plaisirs, volupté, touchants appas, divins, doux, amours, sentiments, soupirs, naître, grâces, dieu-dieux, déesse, tendresse, odeurs, feux, flammes, âme, cœurs, penchants, rose, fleurs, tendrement, ardemment, joies, délices, candeur, naïveté, œil, yeux, bouche, trône, empire, fers-chaînes», après quoi deux mots barrés : « captiver, soupirer ». Et ça reprend, comme une fugue : «illusions, prestige, rigueurs, choix, foi, idéal, souvenir, promesse, fête, bonheur, malheur, inspirer, respirer, désirer, souhaiter, jouissance ». Sade est au clavecin, il improvise, il fait monter les mots, il compose, en vrai musicien baroque (c'est un génie baroque), une Suite française, à la Bach. Quel charme, quelle fraîcheur.

Philippe Sollers

Le nouvel observateur  N 2240 11- 17 octobre 2007

 

 

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