PHILIPPE SOLLERS
Magique Breton
Le Cerveau de l'enfant
Je me revois, très jeune, un matin, chez André Breton, au 42 rue Fontaine, à Paris. Je lui ai écrit, il m'a répondu, j'ai franchi son filtrage téléphonique, j'ai un rendez-vous auquel j'arrive avec une heure d'avance, tournant dans le quartier avant de sonner à sa porte. L'intérieur, aujourd'hui dispersé, a été photographié et se retrouve dans le bel album de la Pléiade qui vient de paraître. C'était donc là, dans cette grotte ou cette cabine de cosmonaute que respirait cet homme extraordinaire, entouré de sculptures, de masques, de poupées, de tableaux, ce citoyen du monde nouveau dont je lisais avec passion chaque ligne. L'effet de présence aimantée de Breton était colossal. Courtois pourtant, affable, attentif, généreux, merveilleusement disponible. Je ressens encore, à l'aveugle, la charge du «Cerveau de l'enfant» de Chirico accroché au mur. Quelle accumulation de voyages, de combats, de trouvailles, de charmes; quelle navigation de phrases et d'esprit. De quoi a-t-il parlé, ce jour-là, avec sa diction impeccable? A ma grande surprise, uniquement d'alchimie.
Mais quelle émotion, un peu plus tard, de recevoir la réédition des «Manifestes du surréalisme», avec cette dédicace de sa fine écriture bleue «à Philippe Sollers, aimé des fées». J'ai suivi ma route, sinueuse, un peu folle et accidentée, mais l'écriture bleue m'est restée au coeur. Il y a eu ce mot cinglant à propos d'un titre de Paulhan, «Braque le patron». «Vous vous rendez-compte de comment parlent ces gens? Le patron! Le patron!» Plus tard, encore, cette rencontre inopinée (et pour moi surchargée de signes) dans un café, près de la revue «Tel quel», où nous étions avec Georges Bataille qui passait nous voir certains après-midi. Breton entre, il suivait une femme. Il s'assoit seul, je vais le saluer, il se plaint légèrement de ne pas pouvoir écrire, étant «envoûté», puis me demande si, là, ne se trouve pas Georges Bataille. Mais oui, bien sûr. Breton se lève alors et va saluer Bataille, ils décident de se retrouver bientôt, mais peu probable puisque Bataille n'a plus que quelques jours à vivre. Je réentends cette phrase de Breton: «Qui va pouvoir parler à la jeunesse?» La jeunesse, moi, je m'en foutais. Mais, deux ans après la mort de Breton, elle s'insurgeait à Paris, faisant de Mai-68 une démonstration éclatante de surréalisme. On comprend que le récent président de la République, très agité, ait décidé, quarante ans après, de «liquider» ce spectre.
Je viens de contempler hier, chez Sotheby's, le manuscrit du premier manifeste (1924), placé sous vitrine et à vendre, comme toutes choses. Je ne déchiffre pas le texte, je l'écoute: «Le seul mot de liberté est tout ce qui m'exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain.» Rythme et intensité intacts. En 1955, dans «Du surréalisme en ses oeuvres vives», Breton définissait son mouvement comme «une opération de grande envergure portant sur le langage». Ce point est décisif, quelles que soient les controverses secondaires auquel il a donné lieu. Breton, dans le chaos dévastateur d'aujourd'hui? Mais oui, et plus que jamais. Est-il vraiment mort il y a quarante-deux ans, ou bien faut-il considérer avec le plus grand sérieux ces lettres de lumière inscrites sur sa tombe: «Je cherche l'or du temps»? Cet or n'a pas d'âge, et aucun trafic financier ne peut l'utiliser ni l'user. C'est une étoile d'insurrection permanente. A l'exception des grands aventuriers qui, comme lui, ont bouleversé le nerf intime du XXème siècle (Duchamp, Picasso, Artaud, Bataille), rien, ou si peu, ne tient devant la lucidité lyrique de Breton. Sartre ne comprend rien à Baudelaire? Breton sanctionne. Camus aplatit Lautréamont? Breton s'indigne. On publie un faux Rimbaud? Breton démonte l'escroquerie intellectuelle et la surdité flagrante. Le fascisme? A vomir. Le stalinisme? «Un éden de laquais et de bagnards.»
Sans cesse, l'auteur de «l'Art magique» («L'amour est le principe qui rend la magie possible. L'amour agit magiquement») rappelle une ligne d'éclairs dont les noms sont Sade, Hugo, Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Jarry, Apollinaire, c'est-à-dire, non pas des oeuvres pour professeurs mais l'irradiation, parfois contradictoire, d'une même expérience. Il serait plus confortable, en effet, de la «liquider», cette expérience, et c'est d'ailleurs ce qui est en cours. On célèbre Lévi-Strauss comme «penseur du XXème siècle», mais on veut oublier qu'il doit beaucoup à Breton qui, lui, reste scandaleusement méconnu. Certes, il a ses dévots, de moins en moins nombreux et somnambuliques. Mais le premier ignorant venu, désormais, se donne le droit de critiquer automatiquement tel ou tel aspect de son action. Le mot «Gnose», sur lequel Breton insiste carrément à la fin de sa vie, les fait rire. Les mêmes, immergés et décomposés dans le spectacle, hausseraient même les épaules devant cette proposition essentielle de Novalis : «Nous sommes en relation avec toutes les parties de l'univers, ainsi qu'avec l'avenir et le passé. Il dépend de la direction et de la durée de notre attention que nous établissions le rapport prédominant qui nous paraît particulièrement déterminant et efficace.»
Le pseudo-réalisme revient sans cesse comme chez lui, le roman familial ne s'est jamais aussi bien porté (malgré Freud, que Breton salue à maintes reprises), l'asservissement des consciences n'a peut-être, malgré nos prétentions, jamais été aussi fort. On rêve, en lisant ce que Breton écrit de Picasso en 1933: «Un esprit aussi constamment, aussi exclusivement inspiré, est capable de tout poétiser, de tout ennoblir.» A travers tous les combats historiques, rien n'est plus politique que d'attaquer sans arrêt la «tyrannie d'un langage avili». Ecoutez-le: il suinte de partout, ce langage, il organise la résignation, la médiocrité littéraire, la marchandisation générale, l'oubli. Breton s'est beaucoup dépensé dans des discours pour la défense de la liberté. Il n'est pas inutile de rappeler qu'en décembre 1940, avant de pouvoir passer à New York, il a été interpellé à Marseille comme «anarchiste dangereux recherché depuis longtemps», pour laisser place à la visite de Pétain dans cette ville alors couverte d'affiches dont certains slogans avaient été conçus par Emmanuel Berl: «Je hais les mensonges qui nous ont fait tant de mal»; «La terre, elle, ne ment pas.» On pourrait y ajouter aujourd'hui la crème du décervelage: «Travailler plus pour gagner plus.» Non, on ne «travaille» pas, on aime, on joue, on découvre. Le sinistre stalinien Ehrenbourg, en 1934, dénonce violemment les surréalistes qui, selon lui, refusent de travailler, «étudient la pédérastie et les rêves», et ont comme programme: «Ici on boit, on chante, et on embrasse les filles.» Cela lui vaudra une gifle retentissante du libertaire Breton, lequel, avec une hauteur modeste, a ainsi défini son parcours: «Si la vie, comme à tout autre, m'a infligé quelques déboires, pour moi, l'essentiel est que je n'ai pas transigé avec les trois causes que j'avais embrassées au départ et qui sont la poésie, l'amour et la liberté. Cela supposait le maintien d'un certain état de grâce. Ces trois causes ne m'ont apporté aucune déconvenue. Mon orgueil serait de n'en avoir pas démérité.»
Par rapport à cette déclaration magnifique, que notre misérable époque de cinéma publicitaire se regarde enfin telle qu'elle est.
PHILIPPE SOLLERS
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«Ecrits sur l'art et autres textes. oeuvres complètes, IV», par André Breton, Edition de Marguerite Bonnet publiée sous la direction d'Etienne-Alain Hubert, Gallimard, la Pléiade, 1 584 p., 68 euros (59 euros jusqu'au 31 août). A noter la parution de l'«Album André Breton», 360 p., 372 illust., établi par Robert Kopp, offert pour l'achat de trois volumes dans la Pléiade.
"Cap Breton", le Nouvel Observateur du 5 juin 2008
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