PHILIPPE SOLLERSJOURNAL DU MOIS
Sarkogénie Décidément, Sarkozy m’inspire, sa vie est un roman fabuleux, la mienne aussi, mais en sens contraire. Plus il s’étend à l’extérieur, plus je plonge à l’intérieur, et c’est pourquoi je le devine mieux que personne. Tout ce que je lis sur lui me semble faux, vieilli, superficiel, à côté de la plaque, sourdement jaloux, fasciné à l’envers. Il faut le dire une bonne fois: Sarkozy est le génie de notre époque, celle du spectaculaire intégral. Parler à son sujet de «coups médiatiques», c’est ne rien comprendre au nouveau réel dans lequel nous sommes entrés. J’entends murmurer qu’il serait vulgaire : oui, sans doute, et alors? L’ère planétaire est vulgaire, et la dominer nerveusement n’est pas à la portée de n’importe qui. Sarkozy plus fort que tous les autres guignols du spectacle? C’est l’évidence, et tout patriote français devrait en être fier. Les pauvres Américains, à travers Time, se dévoilent en parlant de la mort de la culture française. Elle est pourtant là, ultravivante sous leurs yeux, et ils ne voient rien. La preuve : le même Time proclame le triste Poutine «homme de l’année». Quelle misère ! Autre affirmation dérisoire : il n’y aurait pas, aujourd’hui, en France, un seul écrivain qui ait une global significance. Quel aveuglement !
Toujours plus fort Il y a eu le voyage en Chine, et Sarko, très à l’aise au milieu de l’armée en terre cuite rassemblée pour lui ; sa mère, surtout, à qui le président chinois, ému, a offert un châle. Cette présence maternelle n’a pas été assez commentée, d’autant plus qu’une autre mère, celle de Carla Bruni, est arrivée par la suite. Les mères, les enfants, voilà qui est admirablement joué. La Chine ? Bientôt les jeux Olympiques, et n’oublions pas que l’Opéra de Pékin est de construction française. Il y a eu ensuite Sarko en Algérie, les ruines de Tipasa, et le surgissement d’Albert Camus dans le discours présidentiel. Camus, c’est du solide, suivez mon regard, vers une union méditerranéenne et humaniste future. Il y a eu l’ébouriffante mise en scène de la visite de Kadhafi à Paris, sa tente, ses amazones, sa virée au Louvre et à Versailles, sa chasse à Rambouillet, son allure de seigneur hirsute et abrupt, ses déclarations de roi du désert, les indignations programmées qu’il fallait, les affaires. Quel film ! Il y a eu, il y a toujours, l’attente fiévreuse d’Ingrid Betancourt et la sollicitude permanente du président sauveur d’otages. Il y a eu le rapt de Carla à Disneyland, nouvelle percée à gauche, sabre dans le caviar, la mode, la chanson, les réseaux d’amants, la branchitude, Libération, Les Inrockuptibles, les fantasmes poussés à bout, la fuite en Egypte, les mystères de Louxor, l’annonce d’un mariage inouï et, pourquoi pas, d’un heureux événement (les mères sont là), bref, un modèle de campagne à l’intérieur des lignes ennemies, avec, en plus, promotion sociale du côté d’une très bonne famille italienne (aucune française n’aurait fait le poids). Franchement, avez-vous vu mieux depuis Bonaparte ? Du haut des pyramides, quarante siècles contemplent cet exploit. Le Président est là, il jouit, il médite. Carla, le soir, lui chante doucement une berceuse, et Hollywood se convulse d’envie. Vous persistez à me parler du pouvoir d’achat, de l’augmentation des salaires et des sans domicile dans la rue ? Quelle mesquinerie ! Et le penseur mondial de la gauche radicale, Badiou, qui compare Sarko à Pétain ! Quelle ringardise ! Vous ne voyez donc pas ce soleil nouveau de la République se lever sur le Nil ?
Encore plus fort Là, le vieil anticléricalisme français en reste baba : Sarkozy chanoine, reçu par le pape, et vantant les « racines chrétiennes » de la France. Déjà la conversion tardive de Tony Blair au catholicisme avait de quoi inquiéter. Mais avec le chanoine Sarko béni par Benoît XVI en même temps que le sans-culotte Bigard, on atteint des sommets révolutionnaires. Les vieux cathos sont épouvantés, les anticathos stupéfaits : toujours l’attaque simultanée sur deux ailes, aucun doute, le génie militaire est là. Le président cite, pêle-mêle, Pascal, Bossuet, Péguy, Claudel, Bernanos, Mauriac, Maritain, Mounier, René Girard, des théologiens comme Lubac et Congar. Il offre à Sa Sainteté son livre extraordinaire sur les religions et deux éditions originales de Bernanos, et s’attire une remarque courtoise du pape, à savoir qu’il a déjà lu cet auteur dans la Pléiade. Je vais proposer aux éditions Gallimard une publicité : « Le pape lit la Pléiade. » Pas celle de Sade, assurément, mais sait-on jamais. L’avenir nous dira si, par autorisation spéciale, le mariage de Sarko et Bruni pourra être célébré à Notre-Dame de Paris. Avouez-le : ce serait grandiose, et je ne manquerais pas de vous faire part de mes réflexions. Quant à nos amis-ennemis américains qui nous voient culturellement morts, rappelons-leur tout de même qu’à ce jour, chez eux, 124 condamnés à mort ont été innocentés, dont 15 grâce aux tests ADN. Et soyons précis : dans plusieurs Etats, dont la Californie, où les prisons comptent plus de 600 détenus en attente d’être exécutés, des études ont mis en évidence le coût financier de la peine capitale (jusqu’à 70 % de plus que pour une incarcération à perpétuité).
Littérature et politique Poutine est donc, pour Time, « l’homme de l’année », et on voit à quel point cet homme à poigne joue mieux aux échecs réels que Kasparov. Il peut truquer les élections comme bon lui semble, on le félicite, et c’est normal. Les rapports entre les pouvoirs et l’art (les échecs sont un art) n’ont jamais été aussi parlants. On ne doit évidemment pas s’attendre à ce que Carla Bruni fasse découvrir à Sarko la musique du grand Stockhausen, qui vient de mourir. Le Président, nous venons de le constater, a augmenté ses références littéraires, qui, jusque-là, se limitaient bizarrement à Voyage au bout de la nuit, de Céline, et à Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, deux livres entre lesquels, pourtant, le goût le plus élémentaire exige de choisir. Mais Ségo ? Quels sont ses auteurs préférés ? Elle les a cités : Rabelais, Flaubert, Camus, Erik Orsenna, Nina Bouraoui, Marie N’Diaye, Fred Vargas. Liste surprenante, pour ne pas dire en chute libre à partir de Camus, lequel se retrouve, in extremis, chez Sarkozy. Camus est donc un auteur d’union nationale. L’unanimité, en littérature, n’est jamais très bon signe (sauf si on saute un ou deux siècles), et c’est pourquoi, aujourd’hui, l’excellent Modiano devrait se méfier. Il arrive pourtant qu’un écrivain suscite un véritable accord, sorte d’hommage du vice à la vertu, sacre d’ailleurs plus moral qu’ esthétique. C’était le cas de Julien Gracq, le patriarche de Saint-Florent-le-Vieil, que ses admirateurs allaient visiter en pèlerinage. Il vient de mourir, à 97 ans, et il serait étonnant que Time lui consacre une couverture. Il est l’un des quelques auteurs français à être entré de son vivant dans la Pléiade. Le Président a loué, comme de juste, son retrait et sa discrétion. C’est un très bon écrivain, que je me rappelle avoir plutôt aimé à l’âge de 14 ou 15 ans, et j’ai été touché que, dans l’une de ses dernières interviews, il ait déclaré lire avec plaisir mon Dictionnaire amoureux de Venise. Grand paysagiste, grand lecteur, aussi peu spectaculaire que possible (ce que le spectacle apprécie, avec toute l’hypocrisie dont il est capable), et d’une honnêteté scrupuleuse. Professeur de géographie, membre du Parti communiste dans sa jeunesse, admirateur de Breton, Jules Verne, Stendhal et Chateaubriand, il va rester comme un éveilleur important et mineur. Son grand fait d’armes aura été, en 1951, d’avoir refusé le prix Goncourt. Par la suite, en douce, il a eu le prix Goncourt tous les jours. Comme Sartre, en somme, qu’il détestait, et qui, refusant le prix Nobel, se le voit décerner chaque année. Sartre est le grand vaincu des temps modernes, et on ne relira jamais assez La Nausée. Mais place, maintenant, au centenaire de Simone de Beauvoir, dont, à juste titre, vous allez entendre beaucoup parler. Allons, allons, bonne année !
Philippe Sollers
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