PHILIPPE SOLLERS
Voilà le plus beau slogan de Mai 68, le plus profond, le plus explicitement surréaliste. Il peut être répété à n'importe quel moment. Il n'a pas une ride. Il résonne aussi en accord avec l'ironie voltairienne dénonçant l'imposture du «Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles». L'optimisme mécanique sera toujours celui des clergés et des affairistes. Les gestionnaires du pouvoir, à travers les âges, sont bien forcés de dire que tout ne va pas si mal, qu'on vit dans le moindre mal, qu'il faut respecter le possible et que les esclaves seraient malvenus à se révolter. L'économie politique et les marchés financiers fixent la réalité. La misère? Hélas! elle est endémique, mais on en viendra à bout - c'est promis. La mort? Elle nous frappe tous. L'intolérance? Nous la jugulerons par l'instruction. Les massacres de masse? De fâcheux ratés de l'Histoire, des bavures, des détails. Ne demandez donc pas l'impossible, restez tranquilles et résignez-vous. Commémorez bruyamment le passé; les lendemains chanteront; le présent doit être livré au spectacle. Le désir gratuit est sans objet; pensez au besoin. Il est loin, le temps du proverbe arrogant «Impossible n'est pas français». On sait où mène ce genre de fanfaronnade. Trop de liberté ne débouche que sur le désordre; il faut se restreindre, c'est un fait. Un grand écrivain français a donné à l'un de ses livres ce titre: L'Impossible. Il n'est pas mauvais de le relire, ces temps-ci. Il a dit aussi: «Laisse le possible à ceux qui l'aiment.» Il s'appelait Georges Bataille. Il voulait sans doute signifier que le vrai réel, comme l'amour, était de l'ordre de l'impossible et que notre imagination était toujours en deçà de ses dimensions. Certains, dont je suis, ne cesseront pourtant pas de le demander, ce réel, comme la liberté de la poésie elle-même. Philippe Sollers L'Express du 16/04/1998
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