PHILIPPE SOLLERSLE JOURNAL DU MOIS Fumée On ne dit pas assez de bien de Roselyne Bachelot. Ses tailleurs roses, son enveloppement chaleureux, sa voix onctueuse, tout, chez elle, m’a convaincu que j’avais tort de fumer dans les cafés et les restaurants en mettant en danger la vie de mes concitoyens. Certes, on me répétait sans arrêt que fumer tue, que les tarés de la cigarette meurent prématurément, que l’abstention dans ce domaine favorise les chances de grossesse et diminue les troubles de l’érection, mais ces slogans restaient pour moi lettre morte. Avec Bachelot, j’ai compris, j’ai craqué, j’ai pleuré, j’ai cru. Ma conversion est profonde, je suis désormais un bienfaiteur de l’humanité, ma conscience morale, jusque-là fâcheusement endormie, augmente chaque jour. Je suis en pleine rédemption intérieure, je sauve à tour de bras des myocardes, des poumons, des spermatozoïdes, des embryons, je purifie l’ atmosphère, je me sens plus humain, plus collectif, plus fraternel. Admirable Roselyne! Étoile du gouvernement! Les ministres rament, s’épient, se contredisent, ont peur d’être remaniés, mais elle, qui oserait la contester? Elle a réussi une révolution de velours : pas de cris, pas de protestations, la foi, l’acceptation, la résignation, la soumission immédiate. Santé, sécurité, salubrité : la ronde et rose Bachelot mérite la meilleure note de la Sarkom. Tony Blair, toujours british, a trouvé les mots qu’il faut pour saluer le règne sarkozyste : «Vous avez la chance d’avoir un président très énergétique.» Ici, une petite pause merveilleusement calculée, et puis «dans tous les domaines». Un président énergétique dans tous les domaines? Voilà une allusion charmante aux succès amoureux de notre monarque, pas de tabac, pas d’alcool, jogging et action directe. En tout cas, même si je continue à fumer à l’air libre ou chez moi (jamais les cigarettes n’ont été meilleures), je suis fier et heureux de ne plus empoisonner que moi-même. Je le mérite, j’expie mes péchés.
Dieu On croyait que Dieu était mort, on avait tort. Il s’inscrit désormais, de plein droit, dans une politique de civilisation, dans une vraie renaissance. Sans doute, Dieu peut avoir de mauvais côtés, mais raison de plus pour encourager les bons. Là encore, le Président innove. Après sa réception de chanoine à Rome, le voici soudain en Arabie saoudite, pour déclarer: « Dieu n’asservit pas l’Homme mais le libère, il est le rempart contre l’orgueil démesuré et la folie des hommes.» Après tout, il est possible que ce soit là une prière secrète de kamikaze se faisant exploser avec sa bagnole à Bagdad ou ailleurs. Il paraît pourtant que les ultraorthodoxes français de la laïcité sont choqués de cette revitalisation divine présentée comme ferment de stabilité sociale. Un homme qui croit, dit le Président, c’est un homme qui espère. En espérant, il se lève tôt, travaille plus pour gagner plus, ne fume pas, ne boit pas, manifeste le moins possible, n’a pas une vie sexuelle agitée. Oubliez vos conflits passés avec l’Eglise catholique, Dieu, désormais, est d’abord américain, et le dollar le dit : «In God we trust.» Essayez donc, même avec un énorme budget, de vous présenter aux élections américaines en vous proclamant athée : aucune chance. Dans cette dimension, toutes les religions se valent, et tant pis si ça ne plaît pas au pape. Dieu peut s’habiller comme il veut, il reste Dieu. Une société sans dieu n’a pas lieu d’être. Sarko est tout bonnement américain, pas du tout chinois, et sa conception pragmatique de l’histoire de France passe directement des cathédrales à Jaurès ou à Blum. Il manque deux siècles, celui de Louis XIV et le dix-huitième? Aucune importance. Et puis, soyons sérieux, on n’est plus en 1905. Dieu, vous dis-je, Dieu. Que vous soyez juif, protestant, catholique, musulman (et, pourquoi pas, scientologue), je n’en ai rien à foutre. Dieu est falsifié par des fanatiques, mais tout le monde sait qu’il est modéré, progressiste, entreprenant, sérieux, tolérant, humaniste et antiraciste. Dieu veut le Bien universel et votre épanouissement personnel, voilà tout. Les questions sexuelles? Très secondaires. Et je vous le prouve : allez voir la splendide exposition de L’Enfer, à la Bibliothèque nationale, on peut maintenant tout lire et tout voir, l’expo est seulement interdite – comme l’alcool – aux moins de 16 ans. J’aurais été comblé de la voir à l’âge de 17 ans. Mais quoi ? D’où vient l’impression de visiter, sous la mer, une merveilleuse épave engloutie ? C’était le temps où l’érotisme avait encore un sens à travers les siècles. Décidément Dieu s’améliore, il ne craint pas d’exhiber son soufre, il sait que la question n’est plus là, et pourquoi.
Femmes La publication d’une photo de Simone de Beauvoir, nue, de dos, en train de se recoiffer dans une salle de bains, en 1952, à Chicago, a ému l’opinion. C’est simple à comprendre : Beauvoir s’y révèle très belle, très désirable, et quand on pense à ce qu’elle était en train de vivre et d’écrire (après l’événement du Deuxième Sexe), l’effet est encore plus vif. On vient de fêter le centenaire de sa naissance, mais c’est l’occasion de vérifier à quel point on sous-estime ses qualités d’écrivain. Qui sait exactement ce qu’elle dit dans le surprenant Faut-il brûler Sade ? Un texte contre Sade ? Pas du tout, un grand éloge, au contraire (peut-être pour embêter Sartre et Genet – «Genet, dit-elle dans une lettre à Nelson Algren, est un ange pur» à côté de Sade). C’est pendant et après sa passion transatlantique que Beauvoir écrit Le Deuxième Sexe, Faut-il brûler Sade ? et Les Mandarins, excellent roman qu’il est très actuel de relire. La publication de la correspondance de Beauvoir la révèle et change son image. Les lettres à Nelson Algren ont paru il y a dix ans, et c’est un chef-d’œuvre (1). Beauvoir est très amoureuse de lui, mais le trouve aussi un peu «provincial». Il devrait apprendre le français, lire Stendhal, ça le dégourdirait: «Connaissez-vous Casanova? Voilà un type qui savait baiser, du moins l’affirme-t-il dans ses Mémoires, mais il ne méprisait pas les femmes pour autant.» Et aussi : «Connaissez-vous Sade, chéri?» Et aussi : «Chéri, vous devenez trop vertueux, ça me fait honte. Faites simplement ce qui vous chante, quand ça vous chante. Vous n’avez pas à vivre comme un moine, puisque vous n’êtes pas moine, ce dont je vous félicite.» Et aussi : «Mon cœur vous bénira dans le vice comme dans la vertu.» Plus étonnant : «J’ abomine la politicaillerie, je la rayerais volontiers du monde.» Tout aussi étonnant : « Tout ce que nous écrivons, tout ce que nous faisons prend une signification politique ; les amitiés impliquent toutes un arrière-plan politique, c’en devient fastidieux. » Et ceci, à propos de certaines critiques : «Ça fout en rage de toucher du doigt à quel point ces salauds ne connaissent ni ne comprennent rien à rien, et encore moins à l’amitié et à l’amour.» Charmant Castor: «La vie est froide et courte, oui, c’est pourquoi vous auriez eu tort de mépriser des sentiments comme les nôtres, chauds, intenses.» Et charmante Sagan, comme le montre le beau livre de Marie-Dominique Lelièvre, Sagan à toute allure (2). Là, c’est l’énigme du talent se vouant physiquement à l’autodestruction. Je vois que certains lui reprochent d’avoir été conventionnelle pour ne pas avoir affiché publiquement son homosexualité. Mais, en réalité, la «sexualité» ne l’intéressait pas, d’où le reste, voitures, alcool, amitiés fiévreuses, dépenses, jeu, coke. Sagan a été une savante lectrice de Proust, qui a été pour elle « un coup de foudre fracassant, précis et définitif ». Avec mon meilleur souvenir (3)et Derrière l’épaule(4)sont de grands livres. L’épitaphe qu’elle s’était choisie n’est pas mal non plus : « Ci-gît, et ne s’en console pas, Françoise Sagan. » Elégance et intelligence. Tristesse en repensant à de trop rares rencontres d’autrefois.
Krach Dieu va-t-il nous sauver du terrorisme, du réchauffement de la planète, de la montée des océans, et surtout des fausses interprétations qu’il laisse faire de lui-même? Ce serait souhaitable. Va-t-il, surtout, nous éviter un krach financier? Dieu entrant en récession, ce serait un comble. Pour l’instant, une pensée émue pour le petit épargnant mondial dont la crédulité, une fois de plus, aura été flouée. La valse des banques est vertigineuse, et les discours raisonnables (surtout pas de panique!) sont les plus inquiétants. Quel cléricalisme ! Relisons plutôt Beauvoir, c’est rafraîchissant : « S’il est une idée qu’à travers tout son pessimisme Sade répudie farouchement, c’est celle de subir. C’est pourquoi il hait cette hypocrisie résignée qu’on décore du nom de vertu ; elle est en fait une soumission imbécile au règne du Mal, tel que la société l’a recréé ; en elle l’Homme renonce à la fois à son authenticité et à sa liberté… Ce qu’on appelle l’humanité et la bienfaisance, il les attaque fanatiquement ; ce sont des mystifications qui visent à concilier ce qui est inconciliable : les appétits inassouvis du pauvre et l’égoïste cupidité du riche. » Oui, rafraîchissant.
Philippe Sollers
1. Folio, Gallimard. 2. Denoël. 3. Folio. 4. Pocket
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