Janvier 2007 |
PHILIPPE SOLLERSLe journal du mois
La France unanime pleure l’Abbé Pierre, Notre-Dame de Paris éclipse pour un temps la course à l’Elysée, même les crocodiles sont sincères, Les sans-logis sont toujours sans logis, le Christ reste cloué à sa croix, l’horizon pluvieux est funèbre. Que faire ? Les candidats s’ennuient, nous aussi. Avec Sarko, tout devient, paraît-il, possible, à condition d’être ensemble, enfin ensemble, toujours plus ensemble. Le voici pourtant, seul, sur son affiche en aération naturelle, avec une mouette, à peine visible, dans un coin du ciel. Il convoque Blum, Jaurès, la France éternelle, on l’acclame, faisons confiance au public. Pourquoi ne pas voir la vie en rose, malgré l’approche des impôts, l’absence de vraie fortune, la pendaison répugnante de Saddam Hussein ? Pensez à l’amour, à la fraternité, à l’avenir. Les déclinologues ont tort, le progrès persiste. Soyez ensemble, bordel. Bush continue à faire exploser Bagdad ? Hillary vous sourit, rien de grave.
Ségolitude Avec Ségo, au moins, on ne s’ennuie pas, et je penche de plus en plus vers une participatitude. Son voyage en Chine m’a bluffé ; enfin une jolie femme courageuse sur la Grande Muraille, elle semblait venue là après une longue marche, et avouez qu’aller à pied du Poitou-Charentes jusqu’à ce sommet n’est pas à la portée de n’importe qui. Photo : au loin, derrière elle, une inscription pour célébrer les futurs Jeux olympiques, « One world, one dream ». Et puis cette invention sublime : « bravitude ». La bravitude, c’est plus fort que la positive attitude, et Ségo a bien raison de penser à son propre cas avec émotion. Que de courses, de traquenards, d’embûches, de pressions, de tentatives de dépression ont pesé sur elle ! Ségo se trouve brave au sens noble, rien à voir avec le fait d’être une brave fille (ce qu’elle n’est pas du tout). « Bravitude » claque bien dans le vent, et rappelle même la grande légende Mao. Mao ? Ségo l’a lu, c’est sûr, et sa déclaration dans la Cité interdite le prouve : «Un simple coup d’oeil, a-t-elle déclaré, vaut parfois mieux que cent commentaires.» Ah, ce sourire enchanté au coeur de l’Empire du Milieu! J’aurais voulu qu’elle continue sur sa lancée, avec d’autres aphorismes maoïstes qui ont bercé ma jeunesse. Exemple : « L’avenir est radieux, mais le chemin est tortueux. » Ou bien : « On a beau dormir dans le même lit, on fait des rêves différents. » Bref, le grand style.
Justitude Que tout le monde soit jaloux de François Hollande qui a la chance de vivre avec la splendide Ségo, cela se comprend sans peine. Tout de même, Montebourg exagère. Il se trouve plus beau et plus séduisant que le premier secrétaire, soit. Mais de là à l’affronter publiquement sur ce thème, il y a un monde. « Le seul défaut de Ségolène Royal, c’est son compagnon », lance-t-il à la télévision, très remonté, très macho, sûr de sa levée de menton. Là, on entre dans un match de foot, et Ségo, visiblement peinée de ce coup de boule dans la poitrine du père de ses enfants, riposte par un carton jaune à son porte-parole, assorti d’une suspension d’un mois. Elle ajoute, un peu essoufflée, qu’elle tente de maintenir un ordre juste, ce qui, en tant que femme (et on la croit aisément), n’est pas tous les jours facile. Comme Montebourg s’était prudemment replié en précisant qu’il avait dit ça pour rire, Ségo veut l’excuser un peu en disant qu’il a voulu faire un trait d’esprit. Mais au lieu de dire « trait d’esprit », elle articule « spiritualité ». Adorable lapsus, et d’autant plus touchant que la spiritualité de Montebourg ne saute pas aux yeux de son ordre juste. Enfin, elle n’a pas dit «spiritisme», c’est déjà ça. Ne m’embêtez pas avec son programme social ou fiscal: j’attends les prochaines spiritualités de Ségo avec impatience.
Fumitude Excellent texte d’un jeune écrivain, Vincent Eggericx, dans La Revue littéraire1: «L’interdiction de la cigarette, si on prend l’exemple des Etats-Unis, n’aura fait que multiplier le nombre des obèses, et rendre plus difficile aux pauvres et aux fous l’accès à l’un des derniers plaisirs pas chers, où l’être humain, réduisant méthodiquement en cendres ce cylindre de tabac et de papier, s’imprègne, comme Bouddha, de l’infinie vacuité des choses, éprouvant dans sa chair que tout est fumée, et recrache cette idée même pour la regarder se dissoudre dans l’air, acceptant la douloureuse idée de décomposition, et jouant avec elle. » La cigarette est suicidaire et criminelle pour les autres? Sans doute, mais « cette interdiction ne fera que déplacer les dépenses de santé publique du traitement du cancer vers le traitement de toute une série de pathologies mentales pour lesquelles la cigarette tenait lieu d’automédication anxiolytique. En bref, on aura moins de cancéreux, et plus de fous ». Et encore : «Cette interdiction se fera essentiellement au bénéfice des grands groupes pharmaceutiques, qui saisiront l’aubaine de vendre à grande échelle de nouvelles gammes de patchs - dont les prix augmentent adroitement à proportion de ceux du tabac - et de neuroleptiques à un cheptel humain terrorisé par l’idée de mourir. Elle est une étape de la prise de pouvoir de la phynance et de l’infosphère sur le corps humain. » Vous croyez que l’auteur plaisante? Pas du tout. Dans le même registre réfractaire, vous aurez avantage à lire le désopilant et très sérieux essai de Daniel Accursi, grand connaisseur d’Alfred Jarry, penseur plus que jamais actuel: Le néogâtisme gélatineux (2). Le néogâtisme gélatineux, tout l’indique, est la vraie maladie de notre époque.
Solitude Les imbéciles et les fanatiques sont parfois très utiles : à force de s’acharner contre une grande oeuvre ou une grande pensée, ils poussent à mieux la connaître, ils la célèbrent par la négative. Ils ont un vrai don pour ça, une obsession de tous les instants, rien ne peut les faire douter, ce sont des croyants à plein temps. Ainsi du procès récurrent en nazisme fait à Martin Heidegger par des policiers pressés de la pensée. D’où l’importance du livre qui lui est consacré par plusieurs auteurs : Heidegger à plus forte raison (3). En introduction, un texte émouvant de Heidegger, datant de 1946, Mis à l’écart : « La mise à l’écart dont je fais l’objet n’a au fond rien à voir avec le nazisme. On subodore dans la manière dont je pense quelque chose de gênant, sinon même d’inquiétant, dont on aimerait bien être débarrassé ; qu’en même temps on y prête tant d’attention n’en est qu’une preuve de plus. Je n’ai jamais eu, fût-ce un seul jour, le moindre poids auprès d’une quelconque instance importante du parti nazi, sans parler d’y faire passer quoi que ce soit - tout comme j’avais été rejeté sans hésitation par les autorités ecclésiastiques. Quant aux Russes, plus exactement le technicisme européen sous son visage communiste, ils attaquent ma pensée avec la même rage que met la technocratie angloaméricaine à y voir un ennemi déclaré.» Et puis ceci : «Dans de telles circonstances, il est aussi très compréhensible que ceux qui ont été naguère “favorables” et “amis”, ou quoi que ce soit de ce genre, se sentent aujourd’hui obligés, considérant leur famille, leur situation, le déroulement de leur carrière, de se tirer d’affaire en convenant que “Heidegger est bien un cas brûlant”. Par quoi l’on a déjà concédé qu’il ne saurait être question de s’y brûler les doigts, et que l’on trouverait normal que cette chose brûlante finisse, à force de flamber, par s’éteindre.» Heidegger s’est effectivement éteint trente ans après, non sans avoir écrit, pendant ce temps-là, certains de ses plus grands livres.
PHILIPPE SOLLERS Le journal du dimanche, janvier 2007
1 La Revue littéraire , n° 29, hiver 2006-2007, éditons Léo Scheer. 2 Gallimard, L’Infini, 2007. 3 Fayard. |