mars 2008

PHILIPPE SOLLERS

Le journal du mois

 

 

Trop-plein

Aucun journaliste, comme c’est curieux, n’a jugé bon d’interroger le citoyen que le Président, agressé verbalement par lui, a traité de « pauvre con » au Salon de l’agriculture. Il aurait pourtant été intéressant de connaître ses raisons. De qui s’agit-il? D’un travailleur ? D’un chômeur ? D’un marin-pêcheur ? D’un intellectuel ? D’un militant fanatique ? D’un candidat à la Villa Médicis ? Ne me dites pas que cet inconnu, désormais célèbre, est un ancien soixante-huitard, ce serait trop beau. Tout de même, on aimerait connaître son profil, son caractère, ses opinions, voir son visage dans les magazines. Etre le « pauvre con» du Président pourrait même devenir une carrière. « Casse-toi, pauvre con ! » est une phrase mémorable. Quoi, pas la moindre interview, pas la moindre photo dans Match, pas le plus petit contrat d’édition ? Un petit livre, Le Con du Président, aurait du succès, j’en suis sûr, et, pour une fois, je ferais même le nègre.

Le trop-plein ressemble au vide comme deux gouttes d’eau,et c’est là que surgit l’ennui qui nous guette. La France, après la tornade bling-bling, doit maintenant s’habituer à vivre en routine. Le Président s’habille en président, son épouse en épouse, la reine d’Angleterre bénit nos amoureux nationaux; tous ces mariages et ces remariages indiquent la fin de partie. Non, non, je refuse de croire que Nicolas, Carla, Cécilia, Richard ne sont pas mariés pour la vie. Qu’il faille maintenant marier, chacun de leur côté, Ségolène Royal, Fabius et Hollande est un impératif raisonnable et festif. Et surtout plus d’infidélités, de divorces, de scènes de ménage. L’ennui, donc, avec pouvoir d’achat garanti.

Vais-je maintenant m’appesantir sur les turbulences du Medef, appelé à « fluidifier les relations sociales » (admirable expression) ? Sur la question des sectes et de l’église de scientologie? Sur les sondages? Sur le serpent de mer du troublant SMS? Sur la vague rose municipale? Sur la baisse du dollar et l’envol de l’euro? Sur l’explosion du baril de pétrole et la ruée vers l’or? Sur les menaces de Ben Laden contre le pape? Sur la poudrière infernale du Proche-Orient? Sur le duel fratricide Hillary-Obama? Sur les 4.000 morts américains en Irak, sous l’oeil satisfait de Bush? Sur la nouvelle star de la nage, Alain Bernard? Ah, laissez-moi respirer et préparer tranquillement mes Jeux olympiques.

 

Tibet

Mais non, impossible, les Tibétains se révoltent, le dalaï-lama se bat, et les méchants Chinois font leur travail de barbares. Mon regard ne quitte plus le Toit du monde et Lhassa. Par tempérament, je me sens bouddhiste et solidaire des robes safran. Le dalaï-lama, sportif et tout sourire, c’est quand même autre chose que ce vieux Benoît XVI provocateur, qui baptise au grand jour une Chinoise et un musulman converti (de quoi faire rugir Ben Laden). Les droits de l’homme sont notre religion, elle doit s’appliquer partout et à chaque instant, par principe. Quelle idée, aussi, de confier les Jeux à la Chine, comme si on ne savait pas que ces Chinois, en douce, veulent conquérir la planète ! Faire circuler la flamme olympique d’Olympie à Pékin en passant par le Tibet, quelle folie ! La conjonction Grèce-Chine, quel effarant symbole historique !

Le Président, sans doute embarrassé, comme tout le monde, par ses contrats, a un peu tardé à manifester sa fermeté, mais il menace maintenant de ne pas se rendre à la cérémonie d’ouverture. L’été sera passionnant. Cette menace va certainement impressionner les Chinois qui, on le sait, sont particulièrement influençables. Une cérémonie avec Bush, Gordon Brown, Angela Merkel, mais sans Sarkozy, ça aurait de la gueule. Je parie que Carla admire intensément le dalaï-lama. Suivons-la.

 

Euthanasie

On se battait jadis pour le droit à l’avortement et à la procréation maîtrisée. Désormais, logiquement, c’est pour le droit à mourir dans la dignité. Le calvaire de Chantal Sébire a révélé la formidable hypocrisie locale. Quand on n’en peut plus de souffrir et de vivre, pourquoi s’acharner ? Il y a un seul mot pour désigner cette surdité de la loi, celui de sadisme. Inconscient, bien sûr. En toute bonne conscience, bien sûr.

Jünger

Vous ne vous ennuierez pas une minute, en revanche, en lisant les Journaux de guerre d’Ernst Jünger (1). Les critiques ont insisté sur ses séjours à Paris, mais ils ont censuré ce que raconte Jünger de la vie allemande en 1944-1945, bombardements, confusion, viols et débâcle. Ceci, en tout cas, sur l’arrivée au pouvoir du docteur Goebbels, ce pied-bot satanique et séducteur, en 1933: « On voyait toutes les relations de gauche de Brunner rivaliser de servilité auprès de Goebbels. C’était, d’une manière générale, une bonne occasion d’observer l’impudence que provoque un changement brutal dans le pouvoir. L’Esprit du monde travaille aux moindres frais; pour renverser cet édifice, point n’était besoin d’un Mirabeau. »

Et ceci, prophétique, sur la nouvelle humanité qui s’avance à la suite de la technique: «Étrangers aux langues anciennes, au mythe grec, au droit romain, à la Bible et à l’éthique chrétienne, aux moralistes français, à la métaphysique allemande, à la poésie du monde entier. Nains quant à la vie véritable, Goliaths de la technique – et, pour cette raison, gigantesques dans la critique, dans la destruction, mission qui leur est impartie sans qu’ils en sachent rien. D’une clarté, d’une précision peu commune dans tous les rapports mécaniques ; déjetés, dégénérés, déconcertés sitôt qu’il s’agit de beauté et d’amour. Titans à l’oeil unique, esprits des ténèbres, négateurs et ennemis de toutes les forces créatrices… Étrangers au poème, au vin, au rêve, aux jeux, et désespérément englués dans les doctrines fallacieuses de pédants d’école arrogants. Mais ils ont leur tâche à remplir.»

 

Patrick Besson

Quand Patrick Besson est bon, il est très bon. Ainsi ce portrait d’un critique médiatique (jumeau littéraire d’un autre critique tibétain du Cantal) : « Michel Polac, dans les ultimes soubresauts de sa nudité intellectuelle, a fait un bébé à la télévision d’Etat, c’est Éric Naulleau. Son héritier en vues artistiques piteuses et en analyses politiques fofolles… Sur le plateau, il fait la pluie des clichés et le beau temps de l’ennui. On cherche en vain les raisons pour lesquelles, dans l’arrondi satisfait de sa tête creuse, il semble si content de lui. Des années qu’il déambule dans les couloirs des journaux et des radios sans qu’on comprenne qui il est et ce qu’il veut. Ce qu’il a écrit, personne ne l’a lu. Ou ceux qui l’ont lu n’ont pas l’air de s’en souvenir. Il serait éditeur. C’est une créature indéterminée, telle que les médias en présentent régulièrement à notre absence d’appétit. Sur ce qu’il a vu, entendu ou lu, il donne des avis abondants comme des flots de salive. C’est le travailleur culturel forcé de dire des bêtises, puisqu’il les pense. »

Il faut dire que certains critiques font penser à cette remarque de Céline, en 1948, recevant des coupures de presse: «Amusantes, ces coupures. Elles donnent bien le ton de la méchanceté envieuse, lâche, imbécile, féroce, implacable, naturelle, banale, fastidieuse. C’est ça, l’opinion.» Deux ans plus tard, à propos des mêmes, il parle de « médiocrité vexée ». L’expression est sublime.

 

Philippe Sollers

 

(1) Pléiade, Gallimard

Le journal du dimanche, 30 mars 2008

 


 

Home | News| Texts | Journal | Bibliography