PHILIPPE SOLLERSLe journal du mois
Rêve Il est six heures du matin, on sonne à ma porte. Je crois d’abord qu’il s’agit d’une erreur, je ne bouge pas, mais on continue à sonner, à tambouriner, et là, je me dis qu’il doit s’agir des pompiers, et qu’il y a probablement un incendie dans l’immeuble. Je me lève, je vais ouvrir en pyjama, et quelle n’est pas ma surprise : Sarkozy, lui-même, le Président, entouré de deux gardes du corps très dissuasifs. Il a l’air très en forme, le Président, il me tape sur l’épaule, il entre, il fait comme chez lui, il me dit qu’en ce moment il a un peu de temps pour lui, pas de télé aujourd’hui, il veut se détendre, discuter avec un gréviste intellectuel. «Alors, comme ça, vous soutenez le mouvement social ?, me dit-il, vous êtes repris par vos vieux démons gauchistes ?» Je ne dis rien, je file doux, j’attends la suite. «Eh bien, me lance le Président, c’est très simple : je viens écrire votre Journal du mois à votre place. Vous ne comprenez rien à mon action, je vais vous écrire ça, ça vous changera.» Le Président installe son ordinateur, il commence à pianoter à toute allure, on sait qu’il est rapide, qu’il circule sans cesse en avion même sans avion, mais là il m’épate. Tout y passe très vite : les marins pêcheurs, les cheminots, les syndicats, les métros, les universités, la fermeté, l’ouverture, et encore la fermeté et encore l’ouverture, les rencontres avec Bush et avec Chavez, la délicieuse mollesse responsable des socialistes, l’avenir de la France des cathédrales à Jaurès, un éblouissant éloge de l’argent qui, bien entendu, doit être à la portée de tous, une promesse de nuit au Fouquet’s pour tous les travailleurs de France, et, sur la fin, une citation célèbre de Maurice Thorez : «Il faut savoir terminer une grève.» «Voilà, me dit le Président, vous pouvez vous remettre au lit, les glandeurs comme vous ont besoin de sommeil.» Là, je me réveille, et je pense qu’une fois de plus je vais être obligé de marcher une bonne partie de la journée sous la pluie. Grèves Le plus curieux, dans la grande galère des rues, c’est qu’il n’y a pas que des visages renfrognés et fermés, il y a aussi des sourires. Les usagers exténués ont encore la force, parfois, de vous dire bonjour (vu à la télé). Mais comment vais-je faire pour rejoindre un studio pour une interview en direct, dans tout ce bordel ? Une seule solution, le moto-taxi, un vrai sport de pointe. Mon motard m’emmitoufle, me met un casque qui sera battu par la grêle, et se lance comme un skieur à travers Paris. Le vélo c’est bien, la moto c’est mieux, et j’admire immédiatement la virtuosité de mon conducteur. Il sinue entre les voitures, rétroviseur contre rétroviseur, on joue sur des centimètres, on se faufile à toute allure, je me dis que cette fois, c’est fini, la culbute est inévitable, surtout dans le tunnel de l’Alma. Tant pis, voilà une mort ridicule, une brève en fin de journal, « Sollers se tue en moto sur les quais de la Seine, mais que diable allait-il faire en moto ?». Mort d’un écrivain médiatique : bon débarras, il finissait par nous gonfler avec son narcissisme, il vient de publier ses Mémoires où, c’est consternant, il parle tout le temps de lui. A quoi pensait-il pendant sa randonnée fantastique ? A un article à faire pour L’Observateur, un truc très difficile sur les gnostiques, un gros volume de la Pléiade qui vient de paraître. Les gnostiques, c’est quoi ? Des illuminés des premiers siècles de notre ère, des fous qui vous disent tranquillement qu’ils vivent dans la Lumière et la connaissance absolue. Avouez que cogiter sur les gnostiques en moto, ça ne manque pas d’allure. «Ceux qui dorment, je les réveille, et c’est moi la vue pour ceux qui se tournent vers le sommeil. » Je vais envoyer le livre au Président, on ne sait jamais, il aura peut-être une révélation soudaine. Enfants Dans le genre cafouillage effroyable, il y a, bien sûr, l’affaire de l’Arche de Zoé, trafic d’enfants à la carte, véritable obsession de notre époque, comme le prouve l’aventure d’un gynécologue réputé, accusé d’avoir abusé d’un grand nombre de ses patientes. La profession tout entière est gênée, on n’a pas l’habitude de projecteurs braqués sur cette industrie florissante. Voici la confession d’une des femmes : « J’étais allée le voir pour une FIV. Au départ, il était très correct, chaleureux. Il donnait le sentiment de vouloir tout faire pour me donner cet enfant. Vous savez, quand on se bat depuis des années contre la stérilité, on a envie de tomber sur un grand magicien, sur quelqu’un qui va aller contre la nature... Au bout de deux consultations, j’ai été mise dans un protocole lourd. Et c’est là qu’il a commencé à avoir une attitude anormale. » Voici la phrase la plus terrible : « Il m’a violée la veille de me faire une ponction ovocytaire. » A vomir, donc. De même que sont à vomir ces images d’enfants tchadiens donnés ou vendus pour des adoptions problématiques. Comment ne pas constater que la plupart des adultes sont des enfants ratés qui, ensuite, se vengent sur des enfants ? Voyez le vieux Robbe-Grillet et son livre péniblement pornographique vendu sous préservatif, emballage primaire d’un membre pseudo-rétif de l’Académie française. Bien entendu, ce brave diable est pieusement soutenu par le magazine super-branché Les Inrockuptibles. Robbe-Grillet s’y déclare d’ailleurs supérieur à Sade, on aura tout vu. Sade a une imagination criminelle grandiose, alors que, dans ce pensum, on se traîne en province petite-bourgeoise. Comme disait Céline : « On voudrait un peu de véritable luciférisme, on ne rencontre que de prudents rentiers de l’horreur. » Drôles de types Je vous conseille de lire en même temps le tome V de la Correspondance générale de Flaubert1 et les Lettres à Marie Canavaggia de Céline2. Le rapprochement est parfois saisissant, et, en tout cas, vous vous ennuierez moins qu’avec le dernier roman de Philip Roth, d’un naturalisme morbide et déprimant au possible. Flaubert n’arrête pas de parler de la « sacro-sainte Littérature », il se compare d’ailleurs souvent à un saint dans une époque étouffante où la bêtise est, selon lui, parvenue à son comble (mais non, on peut aller encore plus loin). « Deux choses me soutiennent: l’amour de la Littérature et la Haine du Bourgeois - résumé, condensé maintenant dans ce qu’on appelle le Grand Parti de l’Ordre.» On est ici en 1877, mais on peut écrire 2007. « Plus je vais, plus la Sottise me blesse.» Flaubert vient d’écrire ses Trois contes, il se lance dans Bouvard et Pécuchet. « J’ai fait dire, selon ma coutume, beaucoup de bêtises. Car j’ai le don d’ahurir la critique.» Et encore: «La Sottise est naturelle au Pouvoir. Je hais frénétiquement ces idiots qui veulent écraser la muse sous les talons de leurs bottes. D’un revers de ses plumes elle leur casse la gueule, et remonte au ciel. Mais ce crime-là, qui est la négation du Saint-Esprit, est le plus grand des crimes. Et peut-être le seul crime ? » Et encore : « La bêtise humaine, actuellement, m’écrase si fort que je me fais l’effet d’une mouche ayant sur le dos l’Himalaya. » Céline, lui, est tout aussi explosif : « Amusantes, ces coupures de presse. Elles donnent bien le ton de la méchanceté envieuse, lâche, imbécile, féroce, implacable, naturelle, banale, fastidieuse. C’est ça l’opinion. » Il en vient à trouver les critiques «épileptiques de haine et de sottises, et de médiocrité vexée, surtout. C’est la pire, l’irrémissible. » C’est lui qui souligne, et « médiocrité vexée » est une trouvaille géniale. Et encore (très à la Flaubert) : « On ne me découragera pas facilement de révolutionner la littérature française. Je veux avant de crever rendre encore 100.000 crapauds des Lettres épileptiques, tétaniques. » Et encore : « Les critiques ne disent jamais que des sottises. Ils esquivent l’effort par le cancan et le menu chantage, journalistes avant tout, ce sont des papoteurs. Vous vous habituerez vite à ne jamais rien lire que sous cet angle. Mais ce qu’ils écrivent là est encore beaucoup trop favorable. Je voudrais bien qu’un autre se décide à me couvrir de crachats, cette modération relative est banale. C’est un ton qui s’oublie trop vite, la foule est sadique et lâche et envieuse et destructrice. Il faut lui donner des sensations de sac et de pillage et d’écrabouillage, autrement elle ne marche pas. » Flaubert parle souvent de la haine suscitée par la littérature, et même « d’une haine inconsciente du style ». En voyant la dévastation quasiment neurologique de la capacité de lecture et de mémorisation, j’ai cru bon d’inventer le verbe « oublire », qui conjugue le fait de lire et d’oublier aussitôt ce qu’on a lu. Désormais, je vais demander : « Vous m’avez oublu ? » Philippe Sollers Le Journal du Dimanche N° 3176, 25 novembre 2007 1 Gallimard
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