PHILIPPE SOLLERS
Le Journal du mois
Trobama
J’aime bien le réflexe de l’Amérique au bord du gouffre : le krach est énorme, il faut un messie imprévu, une espérance nouvelle, une superproduction globale, c’est donc Obama. On n’oubliera pas de sitôt cette grand-mère kényane, très allumée et pleine de joie, en train de danser dans son village à l’annonce que son petit-fils est devenu président des Etats-Unis. Magie noire ! Nouveau totem ! Levée du tabou ! Que Barack Obama ne soit pas l’héritier de la grande tradition noire américaine, celle issue de l’esclavage, celle qui a gémi si longtemps en accumulant tous les chefs-d’oeuvre du jazz, ne doit pas nous cacher la profondeur de l’événement. Et maintenant, quoi ? Pendant des semaines, l’obamania a débordé partout, le sourire de mâchoire de Nice Brother a fait le tour de la planète, sa femme a la même dentition éclatante, ses filles sont adorables, l’Amérique est sauvée, donc le monde entier. Le trauma boursier va être surmonté, le capitalisme refondé (comme si c’était possible) et, bientôt, ce sera la désillusion, la pesanteur, l’ennui.
Trop d’Obama est en train de tuer Obama. Certes, il est beau, mince, propre, sérieux, sympathique, charismatique, pratique, diplômé, moral (il est pour la peine de mort), bon mari, bon père, mais que peut un homme confronté à une immense machine à broyer ? La loi du spectacle est de faire croire que le personnel humain compte encore pour quelque chose dans le Niagara des milliards. Nous devons le penser, l’espérer et le répéter. Barack ! Obama ! Coca ! Cola ! Evidemment, tout le monde ne peut pas, comme soeur Emmanuelle, partir vers Dieu « comme une fusée » (sic). Il reste beaucoup de sceptiques, à commencer par Strauss- Kahn, heureusement blanchi, au sein du FMI, de son aventure extraconjugale (merveilleuse expression). Il a, dit-il, « commis une erreur de jugement ». Tout acte sexuel n’en est-il pas une ? Ne me dites pas qu’Obama serait susceptible d’en commettre une semblable : Clinton a déjà donné mais, dans son cas, c’était plutôt une erreur de tir.
Ségomar
Quel mois de novembre ! Refonder le capitalisme, c’est bien, refonder le socialisme, c’est mieux. Mais qui aurait pu imaginer que les socialistes français en arriveraient à un tel cirque ? Suis-je pour Martine ou pour Ségo ? En tant que spectateur intermittent, je suis intrigué par les deux. Bien entendu, si j’étais socialiste, je serais effondré, et si j’étais « de droite », je me réjouirais. Spectateur, sans doute, mais, là encore, le film me semble trop long, les actrices ont tort de s’éterniser en province, les militants sont fatigués de voter, et je dois avouer que j’ai tendance à m’endormir. Quel est le sinistre auteur qui, il y a dix ans, parlait de « la France moisie » ? Encore un terroriste d’ultragauche, sans doute. Ah, la SNCF a tout à redouter des lecteurs superficiels de Guy Debord !
Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé Ségo en bonne forme, avec un nouveau feu intérieur, peut-être sentimental, et Martine dans une sorte de plénitude un peu fatiguée (elle semblait parfois n’avoir pas dormi depuis 35 heures), mais bien touchante après sa courte victoire, avec son bouquet de roses rouges à la main. Ces deux rosières devraient s’entendre, ce serait illuminant et beau. Oui, c’est ça : qu’on les retrouve bientôt ensemble dans un grand concert, rieuses, déchaînées, mutines dans une mise en scène fracassante de socialisme à visage féminin ! Elles peuvent le faire, elles doivent le faire. Un frisson érotique parcourrait ce pays morose, les machos seraient enfoncés, Sarko et Carla épatés. Une colombe à deux têtes, pourquoi pas ?
L’année prochaine sera particulièrement rude, avec récession, déflation, chômage, dépression. L’amour entre femmes est-il donc impossible ? Quel plaisir ce serait, pour un amateur éclairé, d’aller de l’une à l’autre, de les écouter, de les confesser ! Le cardinal de Retz faisait ça très bien, autrefois, dans la grande France de la Fronde. Allez, ça suffit, il y en a marre de vos disputes, aimez-vous maintenant l’une, l’autre. Quel roman ce serait ! Quelle bénédiction pour les masses, quel rebondissement pour l’observateur avisé ! Ici, je dois reconnaître un regret : la disparition de l’extravagante Sarah Palin ne fait pas mon affaire. Avec elle comme vice-présidente des Etats-Unis, mon journal du mois se serait écrit tout seul dans un fou rire permanent. Tant pis.
Lectures
Faire un peu d’Histoire ne vous fera pas de mal, c’est pourquoi vous devez absolument avoir entre les mains le volume de la collection Bouquins consacré à François Mauriac, qui réunit son Journal et ses Mémoires politiques1. Mauriac, on le sait, a été un journaliste exceptionnel tout simplement parce qu’il était un excellent écrivain. Sa lucidité est sans défaut, et je vous recommande le grand chapitre France et Communisme. Voici, par exemple, ce qu’il écrit, en 1946, dans Le Crépuscule du socialisme : « Vous pouvez à Nuremberg pendre haut et court les derniers survivants nazis. Mais qu’est-ce que cela signifie si, après eux, les petites nations continuent d’être asservies, si la transhumance des troupeaux humains ne s’interrompt pas, si là où les communistes sont les maîtres, le travail forcé, camouflé sous des vocables édifiants, résout le problème de la production et du rendement par des procédés que connaissait déjà ce Chéops dont la manie était de construire des pyramides ? »
Qui est Alessandro Mercuri ? Je ne sais pas. En tout cas, il vient d’écrire un petit livre étincelant, Kafka Cola2, variations inspirées par la fameuse phrase de l’ancien patron de TF1 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » Qu’est-ce que cette nouvelle substance de cerveau et où nous entraîne-t-elle ? Vous verrez.
Enfin, pour mieux lire mon prochain roman, Les Voyageurs du Temps 3, où il joue un rôle important, ne manquez pas l’extraordinaire enquête de Jean-Jacques Lefrère sur Lautréamont4, avec une masse de documents inédits. C’est impressionnant.
Philippe Sollers
Le Journal du Dimanche du 30 novembre 2008
1Robert Laffont.
2 Editions Léo Scheer
3 Gallimard (en janvier)
4Flammarion
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