Philippe Sollers Picasso, Guerre, 1951 Tout revient peut-être à une question très simple, mais essentielle : acceptez-vous les assassinats ? C'est la position de George Orwell, après sa guerre d'Espagne, devant la démission presque générale des intellectuels face au totalitarisme. Il a vu, il a compris, il est revenu, il va passer son temps à essayer de réveiller des somnambules serviles. Il y a ceux qui acceptent très bien les assassinats, et même qui en redemandent, ceux qui regardent ailleurs lorsqu'on leur en parle, ceux, enfin, «qui s'arrangent toujours pour ne pas être là quand on appuie sur la détente».
On n'est de gauche que si on critique sans cesse le langage de la gauche. Le langage, tout est là, et c'est la grande obsession d'Orwell, qui ne se réduit pas à la novlangue de «1984». La littérature se trouve en première ligne, elle sent juste, elle perçoit le but incessant du pouvoir : mécaniser l'expression, remodeler le passé, détruire la pensée, qui en elle-même est un «crime». «Vous croyez que notre travail est d'inventer des mots nouveaux ? Pas du tout ! Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots.» L'écrivain est la bête noire du totalitarisme ouvert ou larvé. Il a trop de mots à sa disposition, trop de points de vue différents, trop de nuances, il va commettre le «crime de pensée», c'est sûr. Orwell donne l'exemple suivant : un écrivain talentueux peut être un ennemi politique, on peut être autorisé, et encore, à le traiter comme tel. En revanche, «le péché mortel est de dire que, comme il est un ennemi politique, c'est un mauvais écrivain». Et d'ajouter : «Si quelqu'un me dit que la chose n'arrive jamais, je lui réponds simplement : Consultez les pages littéraires de la presse de gauche.» Cela vaut évidemment pour la presse «de droite», mais on voit qu'Orwell pense que cela ne devrait pas être le cas du côté de ses sympathies. Autre exemple : il écrit un jour une chronique sur les fleurs et, dans la chronique suivante, explique qu'il ne reviendra pas sur ce sujet, parce qu'une dame indignée a écrit au directeur de la publication pour lui dire que les fleurs étaient «bourgeoises». On croit rêver. Staline, assassin de la gauche ? Mais oui, et ce meurtre médité et prémédité, plus ou moins accepté, puis refoulé, dans le monde entier, n'a pas fini de hanter l'histoire. Le premier titre envisagé par Orwell pour «1984» était «le Dernier Homme en Europe». Inutile de dire que, mort en 1950, il détestait Sartre, qui en était encore, en 1954, à affirmer que la liberté de critique était totale en URSS. Pourquoi cette ruée des intellectuels ou des artistes vers le totalitarisme ? Orwell l'explique très bien par un désir de revanche sur la société qui ne les reconnaît pas au même titre que les «managers», classe qui rejoint naturellement, et sans états d'âme, les dictatures. Comme l'écrit Jean-Claude Michéa dans son excellent essai, «le désir d'être libre ne procède pas de l'insatisfaction ou du ressentiment, mais d'abord de la capacité d'affirmer et d'aimer, c'est-à-dire de s'attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à des manières de vivre». Orwell, cet anarchiste conservateur, souligne à quel point la haine du passé, dont on souhaite la destruction ou la table rase, accompagne toutes les passions négatives et, au fond, puritaines de la volonté de pouvoir : contrôle, domination, humiliation, désir de faire souffrir, etc. Le règne implacable de Big Brother, dit-il, peut triompher n'importe où, et pas nécessairement de façon brutale. Ce qu'il appelle l'«egovie» (ownlife) est considéré par la novlangue comme individualisme, excentricité. L'assujettissement du langage n'est pas seulement la langue de bois idéologique ou politique, mais une sorte de mort généralisée : «Les bruits appropriés sortent du larynx, mais le cerveau n'est pas impliqué comme il le serait s'il devait lui-même choisir les mots.» Ca parle, ça ne s'entend pas parler, et d'ailleurs presque plus personne n'écoute. On en arrive, comme ces jours-ci, à une indécence extraordinaire, qui s'étale à chaque instant partout dans le meilleur des mondes financiers.
Philippe Sollers «George Orwell, une vie», par Bernard Crick, Climats, 720 p., 26 euros. «Orwell, anarchiste tory», par Jean-Claude Michéa, Climats, 180 p., 16 euros. A paraître le 29 septembre : «A ma guise. Chroniques 1943-1947», par George Orwell, Agone, 288 p., 26 euros.
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