Un vrai roman, MémoiresEnfance et jeunesse
Quelqu’un qui dira je plus tard est entré dans le monde
humain le samedi 28 novembre 1936, à midi, dans les faubourgs immédiats de
Bordeaux, sur la route d’Espagne. Je n’ai aucune raison d’en douter. En tout
cas, l’état civil est formel, puisque j’y suis déclaré sous le nom de Philippe,
Pierre, Gérard Joyaux, fils d’Octave Joyaux (40 ans) et de Marcelle Joyaux, née Molinié (30 ans), troisième enfant, donc, après deux
filles, Clothilde et Anne-Marie, dite Annie (5 ans et 3 ans). Baptisé
catholique à l’église du coin. Signe astrologique occidental: Sagittaire,
ascendant Verseau. Chinois: rat de feu. Bonne chance.
Toute ma vie, on m’a
reproché d’écrire des romans qui n’étaient pas de vrais romans. En voici enfin
un. «Mais c’est de votre existence qu’il s’agit», me dira-t-on. Sans doute,
mais où est la différence? Vous allez me l’expliquer, j’en suis sûr.
Roman familial plus qu'étrange : deux frères, ayant épousé deux soeurs, vivent dans deux maisons jointes et symétriques,
chaque pièce de l'une étant l'exacte réplique de celle de l'autre, D'un côté
«nous», de l'autre Maurice, Laure et Pierre (mon «parrain», dix ans de plus que
moi). Il y a donc, d'emblée, un Pierre Joyaux et un Philippe Joyaux. Cela fait
deux P. J., et je mettrai longtemps à imposer le h pour
écrire l'abréviation de mon prénom, Ph. Joyaux et pas P. Joyaux. Je réussirai
même à obtenir un tampon rouge pour bien souligner la séparation. Aujourd'hui
encore, où je m'appelle le plus souvent Sollers, l'inscription P. S., dans les
signatures ou les interviews, me dérange (d'autant plus que cela fait
«Post-Scriptum» ou «Parti Socialiste»). Ph, vous dis-je, comme le Phi grec,
c'est-à-dire, bien entendu, Phallus. P. J. n'était pas non plus possible,
puisque cela donne «Police Judiciaire». J'insiste: Ph.J. ou Ph.S.
Ce nom de Joyaux a
d'ailleurs été à la fois une merveille personnelle et une plaie sociale, dans
la mesure où il m'a attiré (surtout à l'époque) une agressivité et des
quolibets en tout genre. Jean Paulhan, qui a lu mes premiers essais transmis
par Francis Ponge, trouvait que c'était «un nom de grand écrivain» : ironie,
sans doute, de Malraux à Joyaux... J'ai donc passé mon enfance, à l'école, à
entendre déformer ce «Joyaux» en «Noyau» ou «Boyau», sans parler des
apostrophes lassantes des professeurs petits-bourgeois : «Ce Joyaux n'est pas
une perle.» Ou bien : «Dites-moi, Joyaux, vous ne brillez pas de tous vos feux
aujourd'hui!» J'ai remarqué, autre trait d'époque, que les noms
systématiquement moqués étaient en général aristocratiques ou juifs. J'étais
suspect comme eux, je le reste.
Sollers, de sollus et ars : tout à fait industrieux, habile,
adroit, ingénieux. Horace: «lyrae sollers», qui a la science de la lyre. Cicéron «sollers subtilisque descriptio partium», adroite
et fine distribution des parties du corps. «Agendi cogitandique sollertia»,
ingéniosité dans l'action et dans la pensée. Sollus (avec deux l, à ne pas confondre avec solus, seul) est
le même que le holos grec, c'est-à-dire tout entier, sans reste (holocauste), et que totus, entier,
intact. On entend aussi salvus, guéri ou sauvé. Tout
entier art tout un art. Attention, Sollers avec deux l. De même que Joyaux, écrit sans x, comme pour éviter le pluriel, me blesse (autre quolibet «Joyaux
de la couronne»), de même l'absence épisodique de ce deuxième l me souffle d'indignation. Il m'arrive
aussi d'entendre prononcer «solaire», et j'encaisse mal. Je passe sur les très
nombreux articles intitulés «Le système sollers», ou «Rien
de nouveau sous le sollers», etc., le bon docteur
Freud nous a expliqué ce que cette attaque au nom signifie de façon gentiment
meurtrière. C'est comme ça, en route. Qui est-on d'abord, et enfin ? Un nom. Se
donner le sien n'est pas une mince affaire. (...)
Mais revenons à la
naissance biologique elle ne s'est pas faite sans mal, paraît-il (forceps). On
endosse un corps, il faudra le vivre avec ses particularités cellulaires et son
imposition d'identité symbolique. Très vite, rien ne me paraît normal dans
cette histoire. Aujourd'hui encore, j'ai le plus grand mal à y comprendre quoi
que ce soit. Le refuge immédiat, c'est la maladie, otites à répétition, puis
mastoïdite, puis asthme sévère. Le cœur bat dans les tympans qu'il faut
exciser, le souffle ne va pas de soi, il y a quelque chose de plus à écouter ou entendre, la
respiration est une sorte de miracle dont on ferait bien de tenir compte très
tôt (avant d'expirer pour de bon et de rendre son dernier soupir). Le
nouveau-né sait d'emblée qu'il est là pour mourir, et il voudrait bien savoir
pourquoi on l'a jeté dans cette aventure. Tout cela, donc, surmonté assez tard,
avec l'appui de l'arme sexuelle pensée. Mais enfin, l'enfance est pour moi un
continent de lits et de draps froissés, de fièvre et de délire, mêlé
d'éblouissements continus au jardin. La maladie récurrente affine les
perceptions, les angles d'espace, le grain invisible du temps. Les
hallucinations vous préparent à la vie intérieure des fleurs et des arbres. On
apprend à trouver son chemin tout seul, à l'écart des sentiers battus, des
clichés rebattus, des pseudo-devoirs. J'ai fait beaucoup de figuration,
d'ailleurs souvent brillante, à l'école. Bon en latin, en français, en
récitation, pointu en algèbre, évasif en géométrie, désinvolte en physique et
chimie, endormi en géographie, très réveillé en histoire.
Un parc jouxtant une
usine à grande cheminée de brique, un dispositif adulte endogamique à fort
parfum incestueux, une ouverture, une contradiction, une clôture. Deux hommes sombres
se lèvent très tôt, disparaissent par une petite porte en bois dans un monde
mécanique et dur. On entend de loin les presses, les fraiseuses, l'embauche et la débauche des ouvriers et des
ouvrières, la répétition d'usure plombée du travail. Oui, des hommes sombres,
ces patrons mutiques. Ils ont fait la Première Guerre mondiale très jeunes
(18-20 ans), ils ont été à Verdun, nom maudit, comme tout ce qui se passe
là-bas, vers l'est. J'ai vu mon oncle (un dur à cuire, pourtant) pleurer comme
un veau en me montrant des photos de la tranchée des baïonnettes, types
enterrés vivants par des tirs d'artillerie, aciers dépassant du sol comme des
fleurs. Mon père, lui, artilleur et gazé, était volontaire, dans les retraites,
pour rester en arrière et faire sauter les batteries au milieu des cris des
blessés. Normal : il était le plus jeune, donc célibataire. Le voilà en train
de courir en zigzag, pour échapper à la mitrailleuse d'un avion allemand. Il
refuse tout avancement, toute décoration, reste fondamentalement anarchiste,
mais est contraint de jouer le jeu du travail (quel ennui). Son avis sur tout
ça? Dans une des vérandas, un jour de pluie : « La vie, quelle connerie. »
(...)
Nous sommes donc fin 1936,
Front populaire en France et guerre d'Espagne, c'est-à-dire, pour moi, à
travers les volets mi-clos, les hurlements des grévistes : «Joyaux au poteau !
» Ce slogan martelé, je l'entends encore, et je dois avouer que je l'ai trouvé
par la suite plutôt naturel. Il y a les riches et les pauvres, les pauvres n'aiment
pas les riches, les riches ne voient pas les pauvres, tout cela est normal.
Nous sommes quand même des bourgeois spéciaux, exceptionnels, même, dans cette
région de France. Usine, banque, camions, livraisons, ce n'est pas reluisant ni
correct. Le prolétariat vous hait (c'est bien le moins), la petite bourgeoisie
vous jalouse à mort, la bourgeoisie traditionnelle feint de vous mépriser mais
envie votre réussite. Vous avez donc contre vous les staliniens, les fascistes,
les conservateurs. Ça fait beaucoup de monde, et ça explique pourquoi votre
famille semble ne pas avoir d'amis. Vous avez, spontanément, un peu de morale,
et même une sorte de sympathie pour les communistes. Vous essaierez plus tard
de les amadouer : erreur.
Sous toutes les dénégations
égalitaires, fraternelles et républicaines, la France est, et reste, le pays de
la lutte des classes et de l'obsession sociale. Même dans l'uniformisation en
classe moyenne, l'empreinte demeure, avec culpabilité profonde par rapport à
l'ancienne aristocratie raccourcie, tombée depuis dans le cirque people.
Un colonel autrichien civilisé (moindre mal) occupe le salon et la
bibliothèque. Qu'à cela ne tienne, on vivra dans les étages, on ira se
calfeutrer dans les greniers pour écouter Radio Londres malgré le brouillage. «
Ici Londres les Français parlent aux Français. » A travers l'anglais et un
grésillement continu, comme venant d'une autre planète ou d'un paquebot perdu
dans les glaces, des phrases en français, des «messages personnels», prennent
un relief saisissant «Une hirondelle ne fait pas le printemps, je répète, une
hirondelle ne fait pas le printemps. » Ou encore, plus inquiétant «Les carottes
sont cuites, je répète, les carottes sont cuites. » Des trains vont sauter,
vous êtes brûlés, l'opération est reportée, tirez-vous de là au plus vite, vous
avez un traître dans votre entourage, détruisez ce pont ou ce dépôt de
munitions. Pendant des années, dans les bois, en allant à la cueillette des
champignons et surtout des cèpes (magnifiques, les cèpes), on trouvera des
douilles de mitrailleuses dans les aiguilles de pin.
La radio est l'instrument
principal de cette période voix sénile et chuintante d'un maréchal, propagande
de Vichy aux intonations raides et blanches (on peut réécouter ça, c'est
hallucinant). L'allemand est aboyé au rez-de-chaussée ou dans les rues, mais de
temps en temps l'occupant autrichien écoute de la musique classique, Schubert
sans doute, en se poivrant au cognac. On entend de l'espagnol clandestin, de
l'anglais chuchoté, surtout lorsque des aviateurs descendus en vol sont cachés
dans les caves. Enfance très auditive,
donc, avec otites à la clé. On m'opère de temps en temps, et, en plus,
j'étouffe. Tout est chaotique, souffrant, contradictoire, et, en un sens
profond, merveilleux. Les instructions familiales sont strictes «Si, au
collège, on te demande de chanter "Maréchal, nous voilà!", tu sors du
rang, tu ne chantes pas. » Les Anglais, c'est définitif, ont forcément raison.
Le marquage et la haine des Juifs ? Une honte. « Londres, comme Carthage, sera
détruite » ? Laissez-nous rire. Attention, 3 heures du matin, sirènes, canons,
bombardements, descentes par les jardins dans les caves. Il faut, sans doute,
dans cette expérience, garder une immense confiance. Mais en quoi ?
Philippe Sollers Un vrai roman, Mémoires, éditions Gallimard, Folio n°4874
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