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Un vrai roman, Mémoires

Enfance et jeunesse

Sollers Philippe Sollers 1967 Gisèle Freund
 
Philippe Sollers 1967 photo Gisèle Freund

 

Philippe Sollers
Bordeaux, 1937. Dans le parc de la propriété familiale: Philippe Sollers avec sa soeur Annie et sa mère

 

 

  Quelqu’un qui dira je plus tard est entré dans le monde humain le samedi 28 novembre 1936, à midi, dans les faubourgs immédiats de Bordeaux, sur la route d’Espagne. Je n’ai aucune raison d’en douter. En tout cas, l’état civil est formel, puisque j’y suis déclaré sous le nom de Philippe, Pierre, Gérard Joyaux, fils d’Octave Joyaux (40 ans) et de Marcelle Joyaux, née Molinié (30 ans), troisième enfant, donc, après deux filles, Clothilde et Anne-Marie, dite Annie (5 ans et 3 ans). Baptisé catholique à l’église du coin. Signe astrologique occidental: Sagittaire, ascendant Verseau. Chinois: rat de feu. Bonne chance.

 

  Toute ma vie, on m’a reproché d’écrire des romans qui n’étaient pas de vrais romans. En voici enfin un. «Mais c’est de votre existence qu’il s’agit», me dira-t-on. Sans doute, mais où est la différence? Vous allez me l’expliquer, j’en suis sûr.

 

  Roman familial plus qu'étrange : deux frères, ayant épousé deux soeurs, vivent dans deux maisons jointes et symétriques, chaque pièce de l'une étant l'exacte réplique de celle de l'autre, D'un côté «nous», de l'autre Maurice, Laure et Pierre (mon «parrain», dix ans de plus que moi). Il y a donc, d'emblée, un Pierre Joyaux et un Philippe Joyaux. Cela fait deux P. J., et je mettrai longtemps à imposer le h pour écrire l'abréviation de mon prénom, Ph. Joyaux et pas P. Joyaux. Je réussirai même à obtenir un tampon rouge pour bien souligner la séparation. Aujourd'hui encore, où je m'appelle le plus souvent Sollers, l'inscription P. S., dans les signatures ou les interviews, me dérange (d'autant plus que cela fait «Post-Scriptum» ou «Parti Socialiste»). Ph, vous dis-je, comme le Phi grec, c'est-à-dire, bien entendu, Phallus. P. J. n'était pas non plus possible, puisque cela donne «Police Judiciaire». J'insiste: Ph.J. ou Ph.S.

  Et ne vous avisez pas, les adultes, de traiter familièrement cet enfant de «Fifi». Il vous en coûtera, chaque fois, une amende. Un franc de ces temps anciens, deux pour les récidivistes. Tirelire. Banco.

 

Philippe Sollers avec Louis Molinié, le grand-père maternel
Philippe Sollers avec Louis Molinié, le grand-père maternel

 

  Ce nom de Joyaux a d'ailleurs été à la fois une merveille personnelle et une plaie sociale, dans la mesure où il m'a attiré (surtout à l'époque) une agressivité et des quolibets en tout genre. Jean Paulhan, qui a lu mes premiers essais transmis par Francis Ponge, trouvait que c'était «un nom de grand écrivain» : ironie, sans doute, de Malraux à Joyaux... J'ai donc passé mon enfance, à l'école, à entendre déformer ce «Joyaux» en «Noyau» ou «Boyau», sans parler des apostrophes lassantes des professeurs petits-bourgeois : «Ce Joyaux n'est pas une perle.» Ou bien : «Dites-moi, Joyaux, vous ne brillez pas de tous vos feux aujourd'hui!» J'ai remarqué, autre trait d'époque, que les noms systématiquement moqués étaient en général aristocratiques ou juifs. J'étais suspect comme eux, je le reste.

 

Philippe Sollers 1938
À l'Île de Ré en 1938


  Nom d'autant plus difficile à porter que les Frères Joyaux possédaient une assez importante usine de fabrication de produits ménagers, tôle, aluminium, émaillerie, casseroles, plats, brocs, marmites, lessiveuses, poubelles, étiquettes à lettres bleues ornées des trois croissants traditionnels de la ville. L'entreprise offrait même des buvards à lettres rouges, je les ai encore. Mais un Joyaux dans les poubelles, est-ce bien raisonnable? Redoublement des sarcasmes, à n'en plus finir. Qu'on ne croie pas, cependant, que j'aie changé de nom en publiant par timidité ou servilité sociale. Quand mon premier petit livre est paru, et surtout, presque simultanément, le second (Une curieuse solitude), j'étais encore mineur (moins de 21 ans, en ce temps-là, et ma famille trouvait ce roman scandaleux. Donc pseudo, Sollers, personnage imaginaire que je m'étais créé vers 15 ou 16 ans, un peu sur le modèle du Monsieur Teste de Valéry («la bêtise n'est pas mon fort», etc.). Ce personnage était secret, voué à la pensée et à la méditation, très influencé par Stendhal, mais venu tout droit de l'Odyssée, comme son nom, traduit en latin, le laisse supposer: un type aux mille tours et détours, plein de subtilités et de ruses, et qui veut avant tout vivre sa vie libre et se retrouver chez lui. J'ai été plutôt très bon en latin, le dictionnaire m'a donné mon nom d'écrivain.

 

Philippe Sollers 1938 Ile de Ré avec Annie
Philippe Sollers à l' Ile de Ré avec Annie,1938
 

 

  Sollers, de sollus et ars : tout à fait industrieux, habile, adroit, ingénieux. Horace: «lyrae sollers», qui a la science de la lyre. Cicéron «sollers subtilisque descriptio partium», adroite et fine distribution des parties du corps. «Agendi cogitandique sollertia», ingéniosité dans l'action et dans la pensée. Sollus (avec deux l, à ne pas confondre avec solus, seul) est le même que le holos grec, c'est-à-dire tout entier, sans reste (holocauste), et que totus, entier, intact. On entend aussi salvus, guéri ou sauvé. Tout entier art tout un art. Attention, Sollers avec deux l. De même que Joyaux, écrit sans x, comme pour éviter le pluriel, me blesse (autre quolibet «Joyaux de la couronne»), de même l'absence épisodique de ce deuxième l me souffle d'indignation. Il m'arrive aussi d'entendre prononcer «solaire», et j'encaisse mal. Je passe sur les très nombreux articles intitulés «Le système sollers», ou «Rien de nouveau sous le sollers», etc., le bon docteur Freud nous a expliqué ce que cette attaque au nom signifie de façon gentiment meurtrière. C'est comme ça, en route. Qui est-on d'abord, et enfin ? Un nom. Se donner le sien n'est pas une mince affaire. (...)

 

  Mais revenons à la naissance biologique elle ne s'est pas faite sans mal, paraît-il (forceps). On endosse un corps, il faudra le vivre avec ses particularités cellulaires et son imposition d'identité symbolique. Très vite, rien ne me paraît normal dans cette histoire. Aujourd'hui encore, j'ai le plus grand mal à y comprendre quoi que ce soit. Le refuge immédiat, c'est la maladie, otites à répétition, puis mastoïdite, puis asthme sévère. Le cœur bat dans les tympans qu'il faut exciser, le souffle ne va pas de soi, il y a quelque chose de plus à écouter ou entendre, la respiration est une sorte de miracle dont on ferait bien de tenir compte très tôt (avant d'expirer pour de bon et de rendre son dernier soupir). Le nouveau-né sait d'emblée qu'il est là pour mourir, et il voudrait bien savoir pourquoi on l'a jeté dans cette aventure. Tout cela, donc, surmonté assez tard, avec l'appui de l'arme sexuelle pensée. Mais enfin, l'enfance est pour moi un continent de lits et de draps froissés, de fièvre et de délire, mêlé d'éblouissements continus au jardin. La maladie récurrente affine les perceptions, les angles d'espace, le grain invisible du temps. Les hallucinations vous préparent à la vie intérieure des fleurs et des arbres. On apprend à trouver son chemin tout seul, à l'écart des sentiers battus, des clichés rebattus, des pseudo-devoirs. J'ai fait beaucoup de figuration, d'ailleurs souvent brillante, à l'école. Bon en latin, en français, en récitation, pointu en algèbre, évasif en géométrie, désinvolte en physique et chimie, endormi en géographie, très réveillé en histoire.

 

  Un parc jouxtant une usine à grande cheminée de brique, un dispositif adulte endogamique à fort parfum incestueux, une ouverture, une contradiction, une clôture. Deux hommes sombres se lèvent très tôt, disparaissent par une petite porte en bois dans un monde mécanique et dur. On entend de loin les presses, les fraiseuses, l'embauche et la débauche des ouvriers et des ouvrières, la répétition d'usure plombée du travail. Oui, des hommes sombres, ces patrons mutiques. Ils ont fait la Première Guerre mondiale très jeunes (18-20 ans), ils ont été à Verdun, nom maudit, comme tout ce qui se passe là-bas, vers l'est. J'ai vu mon oncle (un dur à cuire, pourtant) pleurer comme un veau en me montrant des photos de la tranchée des baïonnettes, types enterrés vivants par des tirs d'artillerie, aciers dépassant du sol comme des fleurs. Mon père, lui, artilleur et gazé, était volontaire, dans les retraites, pour rester en arrière et faire sauter les batteries au milieu des cris des blessés. Normal : il était le plus jeune, donc célibataire. Le voilà en train de courir en zigzag, pour échapper à la mitrailleuse d'un avion allemand. Il refuse tout avancement, toute décoration, reste fondamentalement anarchiste, mais est contraint de jouer le jeu du travail (quel ennui). Son avis sur tout ça? Dans une des vérandas, un jour de pluie : « La vie, quelle connerie. » (...)

 

Philippe Sollers Janvier 1945
Philippe Sollers, janvier 1942

 

  Nous sommes donc fin 1936, Front populaire en France et guerre d'Espagne, c'est-à-dire, pour moi, à travers les volets mi-clos, les hurlements des grévistes : «Joyaux au poteau ! » Ce slogan martelé, je l'entends encore, et je dois avouer que je l'ai trouvé par la suite plutôt naturel. Il y a les riches et les pauvres, les pauvres n'aiment pas les riches, les riches ne voient pas les pauvres, tout cela est normal. Nous sommes quand même des bourgeois spéciaux, exceptionnels, même, dans cette région de France. Usine, banque, camions, livraisons, ce n'est pas reluisant ni correct. Le prolétariat vous hait (c'est bien le moins), la petite bourgeoisie vous jalouse à mort, la bourgeoisie traditionnelle feint de vous mépriser mais envie votre réussite. Vous avez donc contre vous les staliniens, les fascistes, les conservateurs. Ça fait beaucoup de monde, et ça explique pourquoi votre famille semble ne pas avoir d'amis. Vous avez, spontanément, un peu de morale, et même une sorte de sympathie pour les communistes. Vous essaierez plus tard de les amadouer : erreur.

 

  Sous toutes les dénégations égalitaires, fraternelles et républicaines, la France est, et reste, le pays de la lutte des classes et de l'obsession sociale. Même dans l'uniformisation en classe moyenne, l'empreinte demeure, avec culpabilité profonde par rapport à l'ancienne aristocratie raccourcie, tombée depuis dans le cirque people.


Philippe Sollers à Bordeaux
Philippe Sollers dans les rues de Bordeaux, 1945, avec sa mère, la soeur de sa mère, Laure, et ses soeurs.


  La guerre d'Espagne entraîne un afflux de réfugiés à Bordeaux. J'entends très tôt parler et chanter en basque et en espagnol, je suis bercé dans ces langues. Mon premier grand amour viendra de là dans quatorze ans, une touche de destin, allons-y. Je fais grève à ma manière en étant malade aussi souvent que possible. Je me laisse soigner et porter, je dois avoir le sentiment confus que de grands désordres se préparent. «Joyaux au poteau! » Il va pratiquer l'absence systématique, Joyaux, il sera déserteur, caché, introuvable. Pas de poteau pour Joyaux. Donc, la guerre. D'autres réfugiés arrivent du nord, des Belges, des Hollandais, ils couchent une nuit ou deux dans les garages. Et puis bruit de bottes, chants gutturaux, les Allemands occupent la ville et réquisitionnent le bas des maisons. Que viennent faire chez nous ces barbares ? Qu'est-ce que cette invasion du diable ? Pourquoi ce bruit, cette peur, cette fureur?

 

  Un colonel autrichien civilisé (moindre mal) occupe le salon et la bibliothèque. Qu'à cela ne tienne, on vivra dans les étages, on ira se calfeutrer dans les greniers pour écouter Radio Londres malgré le brouillage. « Ici Londres les Français parlent aux Français. » A travers l'anglais et un grésillement continu, comme venant d'une autre planète ou d'un paquebot perdu dans les glaces, des phrases en français, des «messages personnels», prennent un relief saisissant «Une hirondelle ne fait pas le printemps, je répète, une hirondelle ne fait pas le printemps. » Ou encore, plus inquiétant «Les carottes sont cuites, je répète, les carottes sont cuites. » Des trains vont sauter, vous êtes brûlés, l'opération est reportée, tirez-vous de là au plus vite, vous avez un traître dans votre entourage, détruisez ce pont ou ce dépôt de munitions. Pendant des années, dans les bois, en allant à la cueillette des champignons et surtout des cèpes (magnifiques, les cèpes), on trouvera des douilles de mitrailleuses dans les aiguilles de pin.

 

  La radio est l'instrument principal de cette période voix sénile et chuintante d'un maréchal, propagande de Vichy aux intonations raides et blanches (on peut réécouter ça, c'est hallucinant). L'allemand est aboyé au rez-de-chaussée ou dans les rues, mais de temps en temps l'occupant autrichien écoute de la musique classique, Schubert sans doute, en se poivrant au cognac. On entend de l'espagnol clandestin, de l'anglais chuchoté, surtout lorsque des aviateurs descendus en vol sont cachés dans les caves. Enfance très auditive, donc, avec otites à la clé. On m'opère de temps en temps, et, en plus, j'étouffe. Tout est chaotique, souffrant, contradictoire, et, en un sens profond, merveilleux. Les instructions familiales sont strictes «Si, au collège, on te demande de chanter "Maréchal, nous voilà!", tu sors du rang, tu ne chantes pas. » Les Anglais, c'est définitif, ont forcément raison. Le marquage et la haine des Juifs ? Une honte. « Londres, comme Carthage, sera détruite » ? Laissez-nous rire. Attention, 3 heures du matin, sirènes, canons, bombardements, descentes par les jardins dans les caves. Il faut, sans doute, dans cette expérience, garder une immense confiance. Mais en quoi ?



  La scène, ici, est très précise. On est à la campagne, c'est l'été, j'ai 5 ans. Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande, une fois déplus, de déchiffrer et d'articuler une ligne de livre pour enfants, Le b.a. ba, quoi, l'ânonnage. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles, la bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix, comment ça s'enchaîne, voilà le problème. Et puis ça se produit c'est le déclic, ça s'ouvre, ça se déroule, je passe comme si je traversais un fleuve à pied sec. Me voici de l'autre côté du mur du son, sur la rive opposée, à l'air libre. J'entends ma mère dire ces mots magiques « Eh bien, tu sais lire. » Là, je me lève, je cours, ou plutôt je vole dans l'escalier, je sors, je cours comme un fou dans le grand pré aux chevaux et aux vaches, j'entre dans la forêt en contrebas, en n'arrêtant pas de me répéter «je sais lire, je sais lire», ivresse totale, partagée, il me semble, par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs. Je sais lire. Autrement dit Sésame, ouvre-toi. Et la caverne aux trésors s'ouvre. Je viens de m'emparer de l'arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. L'espace se dispose, le temps m'appartient, je suis Dieu lui-même, je suis qui je suis et qui je serai, naissance, oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé. Ça pourra se perfectionner à l'usage, mais c'est fait, c'est réalisé, c'est bouclé.

  La deuxième scène a lieu le jour de mes 7 ans. L'expression « âge de raison» m'intrigue, il a neigé, le rebord d'une balustrade est fourré de blanc et de gel. J'enlève ma montre, je la pose devant moi, et j'attends que l'âge de raison se manifeste. Évidemment, rien de spécial, ou plutôt si : la trotteuse prend tout à coup une dimension gigantesque et éblouissante en tournant dans le givre brillant au soleil. Les secondes n'en finissent pas de sonner silencieusement comme les battements de mon cœur: la raison est le Temps lui-même. C'est un grand secret entre lui et moi, inutile d'en parler, je suis fou, c'est mon âge. Je n'ai jamais compris, par la suite, ce qu'on voulait me dire en me parlant de mon âge. (...)

Bordeaux 1948 Philippe Sollers le jour de sa premiere communion
Philippe Sollers le jour de sa premiere communion, Bordeaux, 1948

 

 

Philippe Sollers

Un vrai roman, Mémoires, éditions Gallimard, Folio n°4874

Un vrai roman

 

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