R.B.
La
plus forte des transgressions, celle du langage. »
Ce qui
frappe d’abord, dans le travail de R.B., c’est sa stratégie. Combat sans
emphase, régulier, coupant, continu pour une rationalité éveillée, contre ce
qui semble toujours à travers le temps, provoquer chez lui la même nausée : l’empoissement, le graisseux, l’à peu près, le « ni-ni », le
tiers non exclu, le stéréotype, la périphrase, l’hyperbole, la frivolité,
l’évitement critique. La dérobade est dénégation : elle fonde l’appréciation mécanique,
le détour non-pensé de langage qui vient exposer un sujet dépendant, rivé
viscéralement au réflexe qui l’a limité. R.B., au contraire, s’expose :
élégance ponctuelle, en creux. Il arrive à l’heure, est capable de transformer
son poids assez vite, s’ennuie rapidement, n’a jamais l’air de s’amuser trop,
se souvient. Il est le contraire de l’universitaire ou de l’écrivain tapageurs,
toujours disposé à parler des « affaires » du petit milieu du savoir et de sa
performance narcissique : avancements, rétrogradations, influences, carrière.
Il ne s’intéresse pas forcément à ses contemporains (et, donc, ne les hait pas
sur commande). Rien du voyageur intellectuel de commerce, bien connu dans nos
régions qui, ayant à son actif tel ou tel « acquis » scientifique, l’incarne
jusqu’à l’angoisse, sort de sa serviette les articles publiés sur lui, gère spasmodiquement son influence sur un fond perceptible
de chantage à la renommée internationale. Nous sommes habitués à ces figures
rotatives et abusives de savants cosinus : rêves de dictatures éphémères, désir
à peine dissimulé de revanche sur las amis de jeunesse qui, eux, en « faisaient
». Quoi ? De la « littérature », de la « poésie ». R.B. doit déplaire – a
déplu, déplaira – de façon automatique à trois types d’exploitants
idéologiques : l’écrivain inspiré, « l’artiste » ; le prof borné ; le
savant-surmoi. Autrement dit : à trois discours sans recul, sans la retenue qui
dédouble. Cette manie courante, orale, intestinale, R.B. l’appelle : le «
vouloir-saisir ».
Il écrit d’une large écriture bleue, aérée. Syntaxiquement musicale. Sans
surcharges, sans inutilités. Ce n’est pas lui qui, d’une théorie plus ou moins
laborieusement bricolée, tirerait une méthode passe-partout, une sorte de clé
des textes. On connaît l’astuce : la grille minimale, retouchée par à-coups et,
venant des quatre coins d’une mémoire qui n’a plus, depuis longtemps, à se
justifier, les « illustrations », soi-disant probantes. Fragments poétiques,
proverbes flottants, dictons, comptines, réminiscences : la panoplie du
cosmopolitisme critique. Du cosmoapolitisme. R.B.
n’est pas cosmopolite, mais réellement, fondamentalement, pluriel. Y
a-t-il tellement de sujets-mouvants ? Chez lesquels on ne rencontre pas la moindre trace de : racisme, xénophobie, nationalisme, bref, d’hystérie? L’hystérique
est l’anti-R.B. : ce qui ne retient pas son autre, celui (celle) pour lelaquelle il n’y a pas d’autre. R.B. ou l’anti-névrose.
Disons qu’il est inflexiblement, naturellement, démocrate. Tout ce qui, à
l’endroit ou à l’envers, est imprégné de fascisme, le plus souvent sans le
savoir, sans pouvoir le savoir (c’est-à-dire en le projetant au besoin sur
autrui), ne peut que le trouver contre. R.B. contre le « vouloir-saisir » : ce
pourrait être une bande dessinée. Le petit-bourgeois français s’y verrait
simplement congédié par une liberté de langage: crispé, réactif, aigri,
transférentiel, innombrable, seul, il défilerait, profil crayonné par Daumier,
devant un lieu vide sur lequel il ne
pourrait s’empêcher d’exhaler sa rancœur. Son nom ? Picard, Appel-Muller, Barberis, Mounin, j’en passe et
des meilleures. Réactionnaires, conservateurs, idéalistes, ex-jdanoviens,
révisionnistes, réformistes, c’est au fond le même recrutement dans un pays où
l’université, devenue la poubelle du Capital, passe de plus en plus à son
concurrent politique et économique, mais allié et de plus en plus gestionnaire
idéologique : le futur révisionnisme monopoliste d’État.
R.B.
test projectif. R.B. déclencheur et anti-censeur. Réserve, ténacité, flexion
rentrante, voix neutre, qualité de blanc. Blanc aufklärung,
blanc-marge-ironie, couleur de ce qu’il y a d’audible dans la couleur. R.B., ou
la vigilance auto-critique : ce qu’il nous renvoie,
c’est sa propre auto-surveillance, sa posture auto-analytique prête à répéter
chaque nœud d’excès, chaque symptôme, chaque engorgement. Ici, protestantisme,
mais tempéré, vidé, japonisé. Si la France avait connu un parti révolutionnaire
prolétarien ouvert à la lutte idéologique – et, donc, faisant progresse
le marxisme-léninisme, produisant ses propres intellectuels et ralliant les
intellectuels progressistes sur une base critique -, nul doute que R.B. aurait
eu sa place dans ce parti, y aurait renforcé ses qualités les plus spécifiques.
On ne l’imagine pas, en effet, coincé dans le conformisme du post-stalinisme
français : d’un côté l’ouvriérisme-populisme, de l’autre l’hyperbolisme «
poétique », l’empirisme et l’emphase, l’évolutionnisme sectaire et le culte
ampoulé de la vedette lyrique. Alliance logique où il serait naïf de voir un
antagonisme : bel et bien une complémentarité organique, un système de parenté
objective. Le dogmatico-révisionnisme est le
partenaire naturel d’un régisseur d’autant plus répressif qu’il évite
soigneusement de se donner pour tel : le masque libéral. Le dogmatico-révisionnisme,
le libéralisme bourgeois, imposent un éclectisme sélectif: tout est permis,
sauf l’extrême-gauche ; tout est permis, sauf l’exposition dialectique des
contradictions ; tout est permis sauf la Chine ; tout est permis sauf la
secousse théorique ; tout est permis, sauf la science du sexe et de son
discours. Le dogmatico-révisionnisme, le libéralisme
répressif, unité à entrisme réciproque de l’hégémonie idéologique réaliste, après la grande peur de Mai 68, par la bourgeoisie monopoliste et
l’actuel parti révisionniste français, est un système paternaliste clivé, à
forclusion psychotique, sublimation automatique, censure au coup d’œil,
scotomisation, rabâchage de chaque point faible de l’invention en cours. Bref,
le piège à cons de la petite-bourgeoisie française
hexagonale et de provincialisme hyper-familial. France, degré zéro : rien de
plus répressif, aujourd’hui, que ce nationalisme à la petite semaine, enfermé,
sourd, mythique, ronronnant, incurieux de tout.
Nous sommes ici sur la trajectoire qui va de Mythologies à l’ Empire des signes : de la «francité» au haïku. Autrement dit, pour R.B., l’histoire d’une longue impatience, d’une longue
marche irritée à travers le plein prétentieux, surchargé, décadent de notre
culture. À travers le notariat culturel et son obsession « d’héritage ». À
travers la haine viscérale, de l’étranger de l’étrangeté, de l’altérité, de l’umheilich. À travers le fétichisme (écrivons-le plus
lisiblement : foetichisme) que R.B. a contribué plus
que tout autre, plus qu’aucun formaliste, à éclairer, à tourner. Le
petit-bourgeois, à qui R.B. a infligé une blessure narcissique sévère, c’est
avant tout le foetichiste, l’envers matriarqué du patriarcat, le dévot, le conformiste, le
gentil pervers, défenseur, comme dit Lacan, de « la foi ». Celui pour qui
l’Autre doit être bouché et maintenu coûte que coûte dans son existence
fictive, garant du néant de l’autre. En un sens, la femme dans l’homme, l’homme
dans la femme, la grande mystification qui permet de dissimuler une
homosexualité de base sous divers déguisements changeants : de « l’amour » et
du « couple » à la « fraternité virile » ; de la femme sublimée à la femme
objet ; de l’homme en jupons invisibles à la mère phallique. Que veut l’hystérique
? dit encore Lacan : un maître sur lequel elle règne. Là encore, exclusion des
types suivants : la femme égale de l’homme (et non pas hyper-valorisée ou
rabaissée, non pas partenaire d’un homme castré, non pas fétiche garant des
rapports entre hommes). L’homme égal à n’importe qui, l’anti-maître,
l’anti-père, l’analyste actif. Faut-il dire le joueur ? R.B. écrit
magnifiquement de Sade : « Le couple qu’il forme avec ses persécuteurs est
esthétique : c’est le spectacle malicieux d’un animal vif, élégant, à la fois
obsédé et inventif, mobile et tenace, qui s’évade sans cesse et sans cesse
revient au même point de son espace cependant que de grands mannequins raides,
peureux, pompeux, essayent tout simplement de le contenir (non de le punir : ceci ne viendra que plus tard). » Sade ? l’extrême raison. Que dit Sade de l’obstacle dressé devant lui ? « Prisonnier bien plus
au nom de la raison et de la philosophie des lumières, parce qu’ayant voulu
traduire dans les termes du sens commun ce que ce sens doit taire ou abolir
pour rester commun, sous peine d’en être lui-même aboli… » (voulez-vous relire cette phrase ?).
R.B.
s’intéresse – s’est intéressé ? à la linguistique, la sémiologie etc... Devançant, et de loin, la mode (dont il ne faut pas
oublier qu’il a écrit le système). Comprenant avant tout le monde quelle serait
la nouvelle base des recherches « littéraires », y compris pour un nouveau
bavardage. Le point remarquable, cependant, c’est qu’au lieu d’essayer
d’imposer un universitarisme à illustrations
rétroactives, il a pensé et pense sa pratique en fonction de l’avant-garde de
son temps (d’où : « nouveau roman », etc., première manifestation d’un
renouveau de l’activité d’avant-garde en France, vite désamorcée, d’ailleurs,
transformée rapidement en gadget de plus en plus ancien, en entreprise de
marché éditorial dans la mi-nuit de l’éclectisme où
tous les changes sont gris). Avant que les formalistes russes fassent dans le
on-dit général le ravage que l’on sait (précipitation substitutive, tel était le
vide ; recyclage intensif des profs débordés), R.B. indique, découpe, tient la
position juste. Il aperçoit vite, s’agissant de littérature, les limites
technocratiques et néo-positivistes du mouvement : le petit exercice, désormais
traditionnel, phonologico-grammatico-métrique
n’est pas pour lui. Non qu’il soit inutile, certes, certes. Mais de là à
l’ériger, retour scolastique, vous plaisantez. La littérature est d’abord une
question idéologique, sans doute LA question idéologique : elle a son versant
science, c’est entendu, mais la centrer sur sa formalité scientiste est un
geste idéologique dont on aperçoit de mieux en mieux les données non-dites : anti-philosophiques,
anti-freudiennes, anti-marxistes. Oui, il faut
défendre la matérialité du langage, un certain « formalisme », etc. contre les prêchis-prêchas de l’indécouvrable et de l’indicible
eux-mêmes portés par le sociologisme vulgaire ; non, il faut refuser la
rentrée des classes qu’un monopole abusif du discours universitaire voudrait
prononcer : répression du sujet, de l’histoire et du problème le plus urgent
aujourd’hui : du sujet-langage dans l’histoire. R.B. défend, d’instinct, la
subversion lacanienne contre les vieillerie néo-kantiennes et néo-cartésiennes
du formalisme de papa, arrêté sur son modèle de langue minimale, incapable
d’entrer réellement dans l’analyse du discours (quand ce n’est pas pour
réinjecter du « subliminal » à la place du sujet clivé). C’est également à R.B.
que l’on doit, sans qu’on puisse dire qu’il ait jamais
été « marxiste », une offensivité critique qui est
l’esprit même (sinon la lettre tuante) du marxisme. Enfin, d’abord et surtout,
la littérature comme pratique, procès, expérience propre, et non plus comme colonie d’une méta-théorie. C’est l’essentiel : avec R.B., cet
objet nouveau entre vivement en scène, résiste à toutes les attaques de
réduction, entame son surveillant métaphysique, s’amplifie, ronge, creuse,
s’approfondit. D’où la solidarité de R.B. avec la nécessité d’ébranlement
produite par l’avant-garde. Voyez les autres : au fond, sur la littérature, peu
de choses. Quelques traits généraux, fluents, sur la fonction poétique et le
côté palpable des signes (mais qui palpe ? là est la question), sans Freud,
évidemment ; quelques poussées timides du côté du sujet de l’écrit (même Lacan,
sur ce point, reste faible, relisez son texte sur le Gide de Delay, prendre
Delay au sérieux, tout de même ; et quant à Sade, du très bon Lacan, mais où
est passée la masse du discours sadien ?). Au fond, donc, en général, néo-classicisme
ou aperçu diagonal de l’avant-garde d’il y a quarante ans : la somme de ces
aveuglements éclectiques pourrait donner, sur la scène idéologico-politique,
une formation de compromis idéale classico-modernisto-régressive,
disons Aragon. R.B. n’a pas ces naïvetés historiques : la littérature, pour
lui, est un champ complet, relié aux autres champs de la pratique sociale, pas
un « en plus décoratif, pas le violon d’Ingres du linguiste, du mathématicien,
du psychanalyste, du sociologue, du philosophe. Un monde matériel à
développement différentiel. Une question non subordonnée, nouvelle, lieu de
mise en abîme du savoir lui-même. Ce qu’elle a toujours été sans savoir le dire
? Ce qu’elle est enfin dans son histoire fondée. « Ce qui est nouveau, c’est
une pensée… qui cherche… à savoir comment le sens est possible, à quel prix et
selon quelles voies » « Changer les signes (et non pas seulement ce
qu’ils disent), c’est donner à la nature un nouveau partage… et fonder
ce partage non sur des lois «naturelles», mais bien au contraire sur la liberté
qu’ont les hommes de faire signifier les choses » (1963).
Il
faut relire le Michelet (1954), y repérer l’appréhension, le dégagement,
de ce sujet historique pratiquant le langage comme sujet, comme histoire. « Le
discours de Michelet – ce qu’on appelle le style – est précisément
cette sorte de navigation concertée qui mène bord à bord, comme un poisson et
sa proie, l’Histoire et son narrateur. » Michelet « prédateur », musicien rompu
de la verticalité narrative, des « états intermédiaires de la matière »,
transformiste, liant, dérobé. Michelet-organe : «Les Rois et les Reines de
Michelet forment une véritable pharmacie de l’écœurement. Ils ne sont pas
condamnés, ils sont vomis. » / « L’acte surpris est en effet une dimension
nécessaire à la représentation du corps humain dans l’Histoire.» La Femme,
La Sorcière, La Mer, L’Insecte, Le Peuple… Bataille, R.B. ont, presque
seuls fait ressortir la force retenue, détournée (signifiante, car, en
signifié, Michelet reste bien un idéologue petit-bourgeois) qui s’agite ici ;
ici, c’est-à-dire pour le champ français téléanesthésié d’aujourd’hui. Michelet voyeur, sensible à la cicatrice qui suinte derrière la
machinerie historique : «La crise sanguine découvre la femme comme la mue terrible
et nécessaire de certains insectes, elle est une ultra-nudité, elle fait de la
femme un être sans coque et sans secret, aussi exposé qu’une fourmi sans
carapace ou une chrysalide sans cocon.» (R.B.) Il faut relire, de Michelet, le
passage sur la mâchoire fracassée de Robespierre. Qui a vu que, loin de la
seule «analyse de textes», R.B. a capté, entre les lignes, l’ombre portée de
Michelet, de Balzac, leur ressource fantasmatique ultime, leur ressort, leur «
boîtier » ?
R.B.
n’a pas une conception chosiste du langage. Chosiste, c’est-à-dire à revers
mentaliste ou spiritualiste. Rien de plus métaphysique, on le sait, qu’un
certain matérialisme. L’important n’est pas d’abord et exclusivement le
matérialisme, mais en quoi et pourquoi il est dialectique. De même qu’il y a une politique de l’écriture de Barthes (on a vu
laquelle : l’anti-fascisme, la démocratie stricte,
par opposition au magouillage libéral), de même sa pratique est implicitement
dialectique. Théâtralisante. D’où son attraction,
constante, vers Brecht. Proximité des noms propres, indice. Mais rapprochement
évident des « caractères ». Passion contenue, froideur jouée, l’orient, la
sentence, le jeu des renversements, les mutations, l’immanence. Dès 1955 : «
Pour Brecht, la scène raconte, la salle juge, la scène est épique, la salle est
tragique. Or, cela c’est la définition même du théâtre populaire.» / « Ce qui
n’est pas le procès d’un quelconque style dramatique qui est en jeu, c’est la
conscience même du spectateur, et par conséquent son pouvoir de faire
l’histoire» / « Il nous faut désormais un art de l’explication et non plus
seulement un art d’expression » / « Le théâtre doit aider résolument l’histoire
en en dévoilant le procès ». Qui ne voit que ces positions sont plus que jamais
actuelles ? Simplement, depuis quinze ans, on peut dire que le travail
brechtien, à travers le travail de l’histoire, de la lutte des classes, de la
révolution mondiale, est sorti par l’intérieur du ghetto théâtral,
occupe désormais une situation clé du champ symbolique, la scène interne et
externe de la langue qui n’est plus ni littérature ni philosophique, qui
invente un rapport nouveau entre littérature et philosophie, entre théorie
et pratique : conception nouvelle, aussi, de la politique. Plus que dans sa
dramaturgie même, c’est dans les textes théoriques de Brecht (cf. Écrits sur
la politique et la société, livre que tout intellectuel révolutionnaire
doit aujourd’hui étudier à fond, sans oublier le fait décisif – décisif
face à la censure révisionniste qui fait suite, à l’envers, à la censure
dogmatique – que Brecht a su reconnaître presque immédiatement
l’importance de Mao Tsé-toung) que l’on peut reposer à nouveau la question
d’une littérature d’avant-garde (le travail de langue étant, à chercher chez
Joyce, symptomatiquement refoulé par la platitude «surréaliste»).R.B., 1956. :
« Séparer le théâtre brechtien de ses assisses théoriques serait aussi erroné
que de vouloir comprendre l’action de Marx sans lire le Manifeste communiste ou la politique de Lénine sans lire l’État et la Révolution » / « Il
faut affirmer l’importance capitale des écrits théoriques de Brecht » / « Au
fond, la grandeur de Brecht, sa solitude aussi, c’est qu’il invente sans cesse
le marxisme. » On peut dire que c’est contre la double censure bourgeoise et
jdanovienne que la tentative de faire connaître Brecht a dû lutter, de même
qu’aujourd’hui ce serait contre la double censure monopoliste et révisionniste.
Toujours
le même combat, donc, anti-métaphysique, contre
l’écrasement utilitaire ou le séparatisme orné du langage, pour lier son procès
à celui de la production réelle, au double registre dialectique de l’histoire,
du sujet. « L’art révolutionnaire doit admettre un certain arbitraire des
signes, il doit faire sa part à un certain « formalisme », en ce sens qu’il
doit traiter la forme selon une méthode propre, qui est la méthode
sémiologique… Tout art brechtien proteste contre la confusion jdanovienne entre
l’idéologie et la sémiologie, dont on sait à quelle impasse elle a conduit. »
Il faut ajouter maintenant : l’impasse serait tout aussi bien la conséquence de
la confusion entre langage et idéologie que leur séparation, leur clivage. La
langue est, et n’est pas, une superstructure : l’erreur, puis la correction
stalinienne sont, de ce point de vue, deux symptômes du manque à la dialectique
du dogmatisme en train d’accoucher de son envers révisionniste. Tant que la
dialectique langage-idéologie n’est pas élaborée, appliquée, portée par une
lutte politique et réagissant en retour sur elle, la bourgeoisie, le vieux
monde, peuvent dormir tranquilles. Un marxisme évolutionniste, mécaniste,
économiste ne saurait rien transformer, est incapable d’entrevoir en quoi et
pourquoi l’idéologie peut, dans une conjoncture donnée, être déterminante,
force matérielle déchaînant et redoublant la « dernière instance ». D’où le
côté incontournable, malgré toutes les acrobaties théoriques que l’on voudra,
malgré tous les silences et toutes les déformations possibles, de la révolution
culturelle chinoise.
Brecht
applique déjà, tendanciellement, à l’espace de la production du langage, dans
son volume, le principe fondamental de la dialectique : un se divise en deux.
Son anti-physis attaque l’illusion essentialiste, l’homogénéité fidéiste. R.B.
: «Le formalisme de Brecht est une postulation radicale contre l’empoissement de la fausse Nature bourgeoise et
petite-bourgeoise » / « L’invention brechtienne est un processus tactique pour
rejoindre la correction révolutionnaire.» La pratique dialectique du langage
met en scène la dialectique de la pratique sociale, la portée transformatrice,
le relief opératoire de l’idéologie : non pas simple propagande mais
explicitation-déploiement du détour symbolique, de la rotation-mutation
du langage, du sujet, de l’idéologie sur la scène matérielle de l’histoire, des
sciences, de la critique philosophique. Le « décrassage », le « déniaisement »,
l’interrrogation-suspens produits par Brecht (un : la
représentation, se divise en deux : épique/tragique, scène/salle) rend possible la correspondance de la ligne de lutte et de son détour, de la pratique et de
sa résonance multiplicative. « La morale de Brecht consiste essentiellement
dans la lecture correcte de l’Histoire, et la plasticité de cette morale
(changer, quand il le faut, le Grand Usage) tient à la plasticité même de
l’histoire. » R.B. aperçoit aussitôt cette liberté de Brecht par rapport à la
Loi, l’intégration dialectique qu’il en fait, laquelle désoriente à la fois
l’Œdipe classique et la fonction tragique : « Dans l’ordre bourgeois, la
transmission se fait toujours de l’ascendant au rejeton : c’est la définition
même de l’héritage, mot dont la fortune dépasse de beaucoup les limites
du code civil (on hérite d’idées, de valeur, etc.). Dans l’ordre brechtien, il
n’y a pas d’héritage sinon inversé : le fils mort, c’est la mère qui le
reprend, le continue, comme si elle était la jeune pousse, la nouvelle feuille
appelée à s’épanouir. Ainsi, ce vieux thème de la relève, qui alimenté tant de
pièces héroïco-bourgeoises, n’a plus rien d’anthropologique; il n’illustre pas
une loi fatale de la nature : dans la Mère, la liberté circule au cœur
même du rapport humain le plus « naturel » : celui d’une mère et de son fils »
on lit ici l’ironie de R.B. dans les guillemets du mot « naturel »).
R.B.
n’a cessé, à travers son opération critique, d’insister sur la nécessité d’un
vrai réalisme, « état intermédiaire aux choses et aux mots » qui fait de la
littérature l’indice du travail idéologique réfléchi, ouvert : « Le réalisme …
ne peut donc être la copie des choses, mais la connaissance de langage » / «
J’entends toujours signification comme procès qui produit le sens, et
non ce sens lui-même. » Il répugne, c’est clair, aux encrassements subjectifs,
« imaginaires », de même qu’aux positivismes de petite monnaie. Ce qui,
visiblement, le retient c’est, non pas la récurrence empiriste de « traits »
poétiques, non pas un phonologisme à résonances toujours folkloriques, mais le
jeu agi du discours historique, le grand investissement constructif, à étages,
divers, bref l’ample unité divisée du texte à sujet stratifié, contradictoire.
L’écrivain est d’abord celui qui tient à tout le monde le langage de tout le monde, le particulier excessif, inscrit dans l’histoire, s’écrivant en
elle comme une anomalie, un nœud d’incompatibilités, l’anti-névrosé, l’anti-psychotique, le sujet impossible (réel) et
ressenti comme tel. Le texte est le vaste parcours, la construction de cette
impossibilité et de cette désunité. Le « poème »
renvoyant à de soi-disants universaux linguistiques
(position idéaliste-type) ne convainc pas R.B. : il marque en revanche
fortement en quoi le « roman » est en train de dévoiler la base mouvante de la
fonction symbolique (et ici le roman « intègre » bien ce qu’on aura entendu par
« poésie ») : « Il y a sans doute une grande forme littéraire qui couvre tout
ce que nous savons de l’homme. » R.B., dans sa démarche, se rapproche du plus
précis penseur du langage qu’ait connu notre temps : Benveniste, bien sûr, dont
la culture, parmi celle des théoriciens du langage reste la plus complexe, la
plus profonde. Par « culture », nous entendons ici le contraire de ce que R.B. , en mythologue d’une époque de mode confusionniste
éperdue, accélérée par la décomposition universitaire, appelle l’acculturation : « c’est l’acculturation qui domine notre époque, et l’on peut
rêver d’une histoire parallèle du nouveau roman et de la presse du cœur. »
Lorsque la littérature est réellement culture, et plus exactement
culture révolutionnaire, c’est elle qui a la responsabilité de « donner du
souffle au monde ». Autrement dit : le langage est une affaire trop grave pour
être subordonnée au métalangage.
R.B. en lutte pour la reconnaissance de
la jouissance, continent nouveau. Lacan : « Le droit à la jouissance, s’il
était reconnu, relèguerait dans une ère dès lors périmée la domination du
principe de plaisir. » Personne, comme R.B., n’a écrit de façon aussi directe,
simple, amicale et juste de Sade : « La délicatesse sadienne… est une
puissance d’analyse et un pouvoir de jouissance. » Personne n’a mieux vu que le
« sadisme » n’était que « le contenu vulgaire du texte sadien ». Aujourd’hui,
plus que jamais, ce qui menace, ce qui pèse ici, parmi nous, c’est bien un
nouveau conformisme, ronron immémorial de gâtisme, et comment ne pas être aussi pour toutes les formes de résistance et de subversion ? Contre toutes les
formes de censure? R.B. : « La censure est détestable à deux niveaux : parce
qu’elle est répressive, parce qu’elle est bête ; en sorte qu’on a toujours
envie, contradictoirement, de la combattre et de lui faire la leçon.» Ce n’est
pas ici adopter une position abstraite, c’est prouver concrètement, sur chaque
cas concret, que ce qui passe généralement pour du « terrorisme » n’est qu’une
violence répondant à une bien plus forte et permanente violence, la seule façon curative de lutter contre le dogmatisme et son double mou : l’éclectisme
exclusif. Cette position doit elle-même déboucher, si elle veut être efficace,
sur une ligne révolutionnaire. Il n’y a rien à céder devant la parodie
petite-bourgeoise. Il y a tout à inventer, à cribler, à critiquer, à refaire. «
Transgresser, c’est nommer hors de la division du lexique (fondement de
la société au même titre que la division des classes). » Il y a tout à
apprendre d’un corps et d’un sujet inouïs dans la langue, multiple,
désarticulé, hors-miroir. Non, Sade n’aura pas pour rien payé son
exigence. Il faut affirmer la plus vaste revendication, savoir
l’affirmer, l’affirmer dans et pour le savoir. Ai-je dit que R.B., dans la
viscosité de la franfrance bourgeoise, était un des
rares grands écrivains de ce temps? Que l’Empire des signes, le Sade,
Fourier, Loyala étaient des chefs-d’œuvre? Qu’il
avait inventé l’écriture-séquence, le montage flexible, le bloc de prose à
l’état fluide, la classification musicale, l’utopie vibrante du détail, une
base solide pour une transformation enfin supportable (discrète) des rapports
humains, le satori syntaxique,
irruption du langage dans la vérité du langage ? Ne l’ai-je pas assez dit ?
Vais-je être obligé de me répéter ? Freud : « La nouveauté sera toujours la
condition de la jouissance. » Tout est combat, affirmons le début.
1971
PHILIPPE SOLLERS
TEL QUEL n°47, Automne 1971 |