L'ACTEUR
Il m'arrive assez souvent de
réfléchir aux possibilités invisibles du corps humain. La peinture,
paradoxalement, m'y entraîne. En travaillant sur Francis Bacon, par exemple, je
cherche à comprendre ce qu'il montre, quelle rapide et aveugle harmonie.
Un matin, sur l'aéroport de
Genève, l'avion pour Paris où je me trouvais assis près d’un hublot, attendait
un dernier voyageur. Il se montra bientôt de loin, l'air dégagé, avançant
calmement sur la piste. Le phénomène était curieux : non seulement cet inconnu
avait son allure propre, mais il montrait une technique spontanée de réflexion
de l'espace. L'espace, en effet, on n'y fait pas assez attention, se module en
fonction des corps. Soit il se ferme, se restreint; soit il s'ouvre. Soit il se
complique inutilement, se psychologise, devient bavard, lourd, prétentieux; soit il
s'impose comme étant sans limites. Au fond, la plupart du temps, l'être humain dérange l'espace, le réprime, l'empêche de
s'exprimer. Et puis, parfois, rarement, l’accord.
L'inconnu en question marchait
donc en lui-même. On sentait que, pour lui, il n'y avait pas de différence
entre une rue, un couloir, une chambre, un pont, une plaine, un désert. Liberté? Quelque chose comme ça. Il finit par entrer dans l'appareil, et, là,
impossible de ne pas le reconnaître : c’était Alain Delon.
Je dois avouer, de nouveau, que le
cinéma m'intéresse très peu, que, je n'entre presque jamais dans une salle, que
je regarde plus que distraitement la télévision, la réalité étant depuis
longtemps devenue un film auquel chacun essaie de se conformer (pas moi).
Encore une fois, la peinture, ou la sculpture m'apprennent à ouvrir les yeux,
le reste est silence. Bien sûr, j’ai vu Delon jouer des rôles (celui qui me
semble lui convenir le mieux étant celui du Samouraï). Mais le problème n'est
pas là. Sa volonté, sa maîtrise, sa nonchalance aux aguets, son autonomie, son
innocence, sa ruse, sa solitude font de lui l'un des plus grands acteurs de
tous les temps, le seul Français, je crois, qui ait une dimension mondiale.
Quel nom, aussi, Alain Delon ! On y entend l'Un, le Deux, l'On, étrange
aristocratie secrète.
« Cependant, c'est la veille. Recevons
tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une
ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » Cette phrase d'Adieu, dans Une saison en enfer, de Rimbaud me semble lui convenir. Qu'importe
le spectacle ; il s'agit, n'est-ce pas, d'autre
chose.
Philippe
Sollers, février 1996
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