Albert Camus


  Malgré tout, un écrivain n’existe pas. Même si imprudemment il l’affirme et tente de se mêler à la vie des autres hommes, ce qui à chaque moment l’en sépare forme ses livres et le défend contre lui. On dira de Camus le contraire. Mais je crois qu’il fut l’artiste ayant vécu ce drame aussi nettement qu’il se pouvait. Cette contradiction qu’il ne se permettait pas de résoudre en sa faveur, le grandit à certains yeux, le diminue à d’autres et marque dans son œuvre précisément ce qui nous touche et continuera de nous atteindre, et ce qui fut impuissant à nous retenir. Tout jeune homme se souvient de L’Étranger comme de la conscience brusquement prise de sa singularité, face à une liberté que lui apportait la certitude de l’insuffisance des raisons (de toute raison) et de la seule réalité d’une vie pour ainsi dire immédiate et réduite à l’innocence. La morale devenait enfin ce qu’elle est au plus profond pour chacun : une convention dérisoire à moins d’être poussée aussi loin que notre existence, et elle seule, nous permet de l’y conduire. On ne voit guère l’Étranger dans La Peste. Mais on le rencontre dans Noces ou dans l’Été, dans tel ou tel passage dicté par un air lumineux et vif, qui semble soudain plus vrai et d’une évidence - si j’ose dire - criante. Il y avait sans doute, chez Camus, un obscur besoin d’aller où il n’avait que faire, à des problèmes dont il aurait dû laisser l’exclusivité à qui ne connaissait pas ce qui lui avait été révélé. Peut-être a-t-il craint de se retrouver seul et que ces cris de haine souhaités par l’Étranger (qui aurait pu conquérir une autre vérité, découvrir, faire avancer envers et contre tout une connaissance subjective et impartiale) lui fussent adressés. Il est revenu, il est reparti, en groupe cette fois, muni d’une morale simplifiée, vers une solidarité dont il a dû sentir quelquefois la gageure, vers une gloire inévitable et un bonheur qu’il aurait de toute manière préservé. Jusqu’à ce qu’une mort, particulièrement atroce, détruise cette intelligence qui avait si bien su affronter, en la dévisageant, la Mort.

  Comment une conscience si nette - et méprisante - s’est-elle masquée au point de devenir cette mauvaise conscience de La Chute, ce monologue brillant et immobile qui ne nous apprend rien que nous ne sachions et ne regrettions de savoir ? Cette emprise théâtrale de l’autre dont on choisit de se couper pour aller plus loin - mais qu’on veut à toute force : reconquérir, amadouer, et, en définitive, manœuvrer et juger - a quelque chose de terrifiant et Camus, du moins, l’a exprimée avec une lucidité enviable. Ainsi piétine l’écrivain qui ne se fait pas de son art une idée assez haute pour lui soumettre les idées. Ainsi est-il forcé à cette justification incessante (car enfin, oui, nous sommes coupables, mais ce sont là des questions qui ne nous agitent que lorsque nous avons décidé de nous agiter), usant du langage pour une communication par avance incomplète et souffrante.

   La contradiction de Camus, il faut bien le dire, était une contradiction esthétique entre une pensée trop vive pour son style qui, à la fin, ne la supporta plus, et revint de lui-même : à une matière rassurante. Il en était arrivé - comme dans ce texte contre la peine de mort - à une dissertation classiciste, comme si rien ne s’était passé dans l’expression que du dehors et qui ne changeât le fond même. Ce trait est révélateur. On ne peut conserver sa pensée la plus audacieuse que par cette recherche du langage qui n’est pas le langage recherché. Sinon, tout se dissout, le plus vif sentiment de l’existence s’émousse, et le plus rigoureux esprit - que Camus possédait - se répète, trouve ses sujets avant de les avoir choisis et s’arrête, étourdi au seuil de la morale qui le récupère bientôt. Il ne s’agit plus de vivre, alors. Tout est vécu plus ou moins justement, selon une règle arbitraire que l’ironie elle-même ne peut plus conjurer. Et la beauté devient nostalgique, émouvante sans doute, mais furtive, presqu’un rêve, à moins que, se reprenant tout à coup, Camus, dont nous guettions à chaque livre quelques pages admirables, ne l’eût réaffirmée pour nous.


Philippe Sollers, Tel Quel n° 1, 1960 (republié dans L’Infini n° 54, été 1996)

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