Les démons d’Althusser
Aliocha
Wald Lasowski : Vous avez souvent rencontré
Althusser, discuté et échangé avec lui, lorsque vous étiez aux commandes de la revue Tel
quel et qu’Althusser jouait son rôle de
son côté à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. Était-ce une relation
soutenue, en particulier au cœur des années 1970 ?
Philippe
Sollers : Mon témoignage n'est pas celui d'un ancien pensionnaire de la rue
d'Ulm, pas du tout - bien sûr, ça a
été très important pour un tas d'élèves, Bernard-Henri Lévy, par exemple, a dû vous en parler -, mais vous avez remarqué d'abord que j'ai publié, dans ma collection « L'Infini »
chez Gallimard, un livre posthume d'Althusser, qui s'appelle Sur la philosophie, et aussi un autre
ouvrage, à propos d'Althusser, celui d'Éric Marty. Rien que le titre - Louis Althusser, un sujet sans procès. Anatomie d'un passé très récent - attire l'attention sur quelque chose qui était au cœur de la pensée d'Althusser : l'histoire
est un procès sans sujet. Ce qui déjà veut dire beaucoup.
Développons
cette idée : si l'histoire est un procès sans sujet, il y a quelqu'un qui saute
en dehors de la pensée philosophique, c'est tout simplement Hegel. Hegel
s'introduit dans l'histoire en tant que sujet. Si vous supprimez Hegel, vous
allez dans le sens de ce qu'ont voulu faire, pour s'en inspirer tout en prétendant le dépasser, et tout en le
recouvrant complètement, Marx et
Engels. Et si vous voulez voir de quoi il retourne dans cette affaire, vous
allez aller de découvertes en découvertes.
A.W.L. : Il est certain qu'on ne se débarrasse pas de Hegel comme ça...
Ph. S. : Parfaitement, car vouloir se débarrasser de Hegel, c'est en définitive vouloir
se débarrasser de la mort. Si on prend ce risque, on risque de voir la mort à
l'œuvre sous des formes extravagantes, c'est le moins qu'on puisse dire, et cela s'est produit. Or Marx et Engels étaient quand même de première importance, ils avaient compris qu'il fallait
absolument ne pas traiter Hegel en chien crevé et qu'il fallait donc le
remettre sur ses pieds. C'est une idée originale, mais une fois Hegel renversé,
il se renverse tout seul, puisque, dialectiquement, ça ne lui fait, si j'ose dire, ni chaud ni froid.
Althusser
avait ce problème, et, vous l'avez rappelé dès le départ, j'ai eu beaucoup de discussions avec lui, sur
des points très précis. Par exemple, il ne voulait pas entendre parler de la
négation de la négation - c'est-à-dire de quelque chose de tout à fait essentiel dans la pensée de Hegel. Si
vous supprimez la négation de la
négation, vous dirait Hegel, vous
allez supprimer l'infini. Ce qui n'est pas rien. Et vous allez aussi prendre des distances, fâcheuses, avec le
néant qui n'est, comme vous le savez, pas différent de l'être.
Le seul
penseur d'envergure qui a beaucoup écrit sur Hegel et sur la négativité chez
Hegel, c'est Heidegger. On trouve
plusieurs travaux de Heidegger sur ce point : La Phénoménologie de l'esprit de Hegel (1930-1931); Hegel, La négativité (l938-1942); Hegel et les Grecs (1960) ; et Hegel et son concept de l'expérience (1962).
C'est extraordinairement important
pour savoir ce qui a pu se bloquer dans le marxisme et
l'effort héroïque, mais tragique, pour essayer de dire, par exemple: « Non, le marxisme n'est pas un humanisme. » Sinon, en
effet, si vous faites du marxisme un humanisme, vous appliquez le mot
merveilleux de Staline : « L'homme, ce capital le plus précieux. » On peut donc
en faire une utilisation en termes de charnier.
A. W. L. : Alors Que faire, pour reprendre le titre du petit traité politique écrit par Lénine en
1902 ? Est-ce dans ce contexte qu'Althusser se replonge dans Le Capital, pour y trouver des solutions ou une
stratégie à suivre ?
Ph. S. :
Oui, vous sentez bien que cette histoire d'humanisme marxiste ne marche pas. Et puis, un concurrent étrange qu'il fait rentrer à l'intérieur, cheval de
Troie, de l'École normale supérieure, c'est Lacan. Vous n'auriez pas pu dire à
Lacan que vous vous passez de Lacan
- j'entends encore Lacan me dire : « Ah vous comprenez, ces psychanalystes, ils
n'ont même pas lu Hegel. » La passion d'Althusser, montante, pour Lacan, s'est
terminée par une scène tout à fait impressionnante - il était déjà très malade
- ; il est allé interpeller Lacan, en lui disant que, finalement, la libido, c'était le
Saint-Esprit. Lacan a laissé
tomber.
« Que faire ? » Me demandez-vous ? Il faut lire Althusser parce
que c'est un brillant styliste. Il écrit très bien, très clair, très juste et rythmé. Un très bon français,
écrit de manière claire et précise. Il écrit avec beaucoup d'intensité
également. Je revois une belle conférence d'Althusser, « Lénine et la philosophie » - n'oublions pas, pour
notre affaire, les Cahiers sur la
dialectique de Hegel, les notes prises par Lénine en pleine lecture de La Science de la logique de Hegel, au
cours de son exil en Suisse en, 1914. Au moment où je vous parle, aujourd'hui,
vous avez bien constaté que ça ne pense plus. Je ne vise personne en
particulier.
A. W. L. : De quelle manière Althusser
participait-il au débat des gauches ?
Ph. S. :
Pour vous répondre, je dois rappeler un personnage très important, qui a
complètement disparu aujourd'hui,
parce que frappé par une forclusion, c'est Maria Antonietta Macciocchi. Althusser et elle ont été très amis.
Macciocchi
commence, au moment où elle va tendre vers le maoïsme - ce qui a fait assez de
bruit à l'époque, on ne va pas revenir dessus -, à rédiger des lettres très critiques sur le parti communiste italien - le PCI -, dont elle est
membre, qu'elle envoie à Althusser,
publiées en 1969 sous le titre Lettere
dall'interno del PCI a Louis Althusser et traduites en 1970, Lettres de l'intérieur du parti. Le parti
communiste, les masses et les forces révolutionnaires pendant la campagne électorale
à Naples en mai 1968. Très dissidente, en fonction de son engagement maoïste, comme si on pouvait
dépasser, grâce à Mao, Staline sur la gauche. Tous ces problèmes, qui sont maintenant très loin de nous, sont alors l'objet d'une effervescence
et de passions très intenses.
La
relation entre Althusser et Macciocchi est très importante et échappe à l'École
normale, même si elle se déroule à
l'université. Macciocchi a organisé à Vincennes des cours et séminaires contre
le fascisme, elle a invité Pasolini - en décembre 1974, le film Fascista de Nico Naldini est projeté à
l'université de Vincennes. Pasolini est là, invité par Macciocchi, qui tient un
séminaire intitulé « Analyse du fascisme, des origines à aujourd'hui ». Elle voit Althusser quand il est visible
et visitable, quand il n'est pas en traitement.
A. W. L. : Althusser était le patient de René Diatkine, son analyste…
Ph. S. :
Ce n'est pas tous les jours qu'un philosophe étrangle sa femme. Ça mérite
d'être répertorié, surtout quand il n'y a pas eu de jugement - d'où le livre de Marty, que j'ai publié, pour cette raison même, m'étonnant que
toute cette histoire soit recouverte. Althusser était donc malade, et si
Diatkine est mort, son fils a peut-être des souvenirs. Diatkine recommandait à Althusser des cures de
lithium, et puis des électrochocs.
J'ai passé un temps très long avec
Althusser, à lui dire que non, il ne fallait pas ça : lui qui était si
charmant, c'était comme s'il se précipitait dans ce genre de thérapie, dont le moins que
l'on puisse dire, c'est qu'elles esquintent et abîment très fortement. « Masochisme»
d'Althusser? Très important dans son cas de psychose maniaco-dépressive, très profonde. Période dépressive, où il
prend des traitements, suivie d'une période maniaque, où la révolution va
arriver, et le parti changer de
politique. L'homme politique Roland Leroy était venu le voir.
Je parle
de la monstruosité de ce qu'on aura appelé « les partis communistes ». Je dis
bien monstruosité, puisqu'il s'agit d'une obsession prenante, dans la mesure où
c'est du pouvoir. Pour Macciocchi, c'était Gramsci ; pour Althusser, ça aurait
dû être lui-même qui, ressuscitant le marxisme sous sa forme fondamentale, mais
en oubliant Hegel, donnerait une impulsion décisive à la
révolution. C'était ce qui se disait à l'époque dans le monde entier. On entendait cela partout.
A. W. L. : On devine Althusser prisonnier du parti, comme prisonnier aussi des tourments
psychiques dont il ne peut se
libérer…
Ph. S. :
L'embêtant, c'est qu'il n'y a pas plus inculte ou illettré que les églises
constituées. Comme le disait Lacan : « Je ne sais pas ce que vous pourriez
attendre de la congrégation communiste », congrégation du Saint_Sacrement, si
vous voulez ! Mais l'aspect religieux est présent, tout à fait palpable. Il y
avait donc ce que j'ai appelé « les deux Louis », l'un, c'est Louis Aragon, au
Comité central jusqu'à la fin de sa vie - la biographie d'Aragon reste à faire -
et l'autre, c'est Louis Althusser, rue d'Ulm. C'est le combat des deux Louis :
tragédie dans les deux cas ! Mais tragédie très différente.
J'ai donc
essayé de convaincre Althusser, homme très généreux et très brillant, beau et
très séduisant, de ne pas se livrer à cette médication brutale, dans laquelle
il devait trouver, malgré tout, une forme de jouissance. Tant et si bien qu'un
jour, pour résumer une longue conversation que l'on a eue en forêt, j'ai mis
tout cela sur le papier et lui ai envoyé une lettre avec mes objections.
Lacan
avait repéré ces éléments tout de suite. N'oubliez pas qu'Althusser avait fait
entrer Lacan à l'École normale,
d'où il a été chassé par la suite, avec les CRS, armes au pied. C'est moi qui
suis allé alors avec d'autres dans le bureau du directeur de l'ENS de l'époque,
Robert Flacelière. Et comme j'ai chouravé alors dans le bureau du papier à
lettres, je pourrais vous envoyer des correspondances à en-tête de l'ENS, comme
ça, pour rire.
A. W. L. : Quelle était la relation entre Althusser et Lacan?
Ph. S. : Lacan avait tout de suite remarqué qu'Althusser
le prenait avec désinvolture. Althusser, lui, avait remarqué que Lacan était un
personnage qui ne se laissait pas diriger. N'oublions pas le troisième
personnage important de l'époque, Jacques Derrida. Et que mai 1968 explose, que
l'École est en effervescence, et que, au fond, c'est par une sorte d'accord
tacite ou négocié, entre Althusser et Derrida, que Lacan est éjecté.
Lacan est
éjecté, pourquoi? Parce qu'il est
rendu responsable - Jacques-Alain Miller ne me contredira pas, je suppose
- d'avoir suscité un mouvement
maoïste à l'intérieur de l'École, avec une photocopieuse qui fonctionnait tout
le temps. Judith et Jacques-Alain ne sont pas là, c'est moi qui accompagne
Lacan à ce moment-là. Je porte même ses valises, pour obtenir sur lui un
article. Personne ne voulait en entendre parler, à l'époque, sauf Françoise
Giroud, dont j'ignorais totalement qu'elle avait été sur le divan de Lacan, à
cause d'une passe très difficile.
A. W. L. : Françoise Giroud n'était-elle l'une des
premières journalistes à interviewer Lacan, dès 1957, pour L'Express, dans
un entretien intitulé « Les clefs de
la psychanalyse » ?
Ph. S. :
Lacan me dit : « Tiens, on va aller voir Giroud. » On arrive dans la salle à
manger de L'Express de l'époque. Françoise Giroud nous accueille, femme charmante et décolletée; tout à
fait en phase avec Lacan - j'ai compris plus tard qu'elle lui devait quelque chose. En effet, suite à une rupture sentimentale, elle verra Lacan en
analyse quatre fois par semaine, de
1963 à 1967. Donc, juste avant cette époque, L'Express publia un article tout de suite pour soutenir Lacan. Avec les
autres journaux, on passait des
heures au téléphone : discussion avec Claudine Escoffier-Lambiotte du Monde, etc. Refus, refus partout. Aucun
soutien.
A. W. L. : Que devenait pendant ce temps
Althusser ?
Ph. S. : Il s'enfonçait dans son délire. Très difficilement contrôlé par le lithium ou
par l'électrochoc. Ce qui nous conduisit à cette séquence ahurissante : lui écrivant mes
objections, je reçus un coup de téléphone chez moi. Ce personnage, tout à fait romanesque aussi - ne l'oublions pas une seule seconde -, qu'était Hélène Legotien me dit : « Philippe Sollers, je ne montrerai pas votre lettre à Louis. » Ce
qui suppose qu'elle ouvrait son courrier, chose qui, personnellement, me semble atterrante.
Ça n'entre
pas dans le savoir-vivre élémentaire tel que je le conçois - de façon, me
direz-vous peut-être, bourgeoise, mais que je revendique hautement. J'ai donc
trouvé cela incroyable ; elle se conduisait en icône du vrai communisme. Je ne
les ai vus ensemble qu'une fois, mais elle était là, à ses côtés, pour incarner
cela. Ce dont il souffrait, je pense, énormément.
A.W. L. : Quel souvenir gardez-vous de ces rencontres, de ces moments avec
Althusser?
Ph. S. : Lorsque vous entriez dans le bureau d'Althusser, à l'époque, à l'École normale supérieure, c'était
assez sombre, sinistre. Il y avait une affiche de Modigliani au mur - oh non,
pas pour moi ! Picasso, s'il vous plaît ! -, la photo de sa famille. Bref, tout
ce qu'il raconte par la suite dans L'avenir
dure longtemps, livre étonnant,
sur tout ce qui a fait sa vie de souffrance, de travail. Cette vie de
sensualité différée, puisque ce
n'est qu'à vingt-huit ans qu'il passe à l'acte sexuel. Il le dit.
Ce qui est
extrêmement intéressant : cela nous ramène au fond catholique d'Althusser. Cela
explique aussi pourquoi Jean Guitton, philosophe et écrivain catholique, ami du
pape Paul VI et ancien professeur d'Althusser au lycée du Parc à Lyon, est
intervenu, et pourquoi Althusser à la fin voulait contacter Jean-Paul II, avant la tragédie. Tout
cela est un petit roman fantastique, où le démoniaque, entre guillemets si vous
voulez, mais pas forcément, agit, où le démoniaque est là.
A. W. L. : Le démoniaque est là, jusqu'à cette matinée où Althusser étrangle
Hélène. Althusser est d'ailleurs
mis en scène dans votre roman Femmes (1983),
où il apparaît sous les traits du philosophe Laurent Lutz...
Ph. S. : En effet, avec
plusieurs passages, je crois, assez réussis. Femmes est un livre où tout le monde s'est attaché à repérer les clefs masculines et
jamais les clés féminines. Ce qui est un symptôme quand même assez intéressant.
Vous
l'avez rappelé, Femmes paraît au
début de l'année 1983, alors qu'Althusser vit jusqu'en octobre 1990. Et j'étais
allé le voir dans ces endroits bizarres - je ne sais pas si vous y êtes allé vous-mêmes pour voir où il était en
transit, de temps en temps.
Dissimulation,
occultation, pas de jugement : je ne suis pas Dostoïevski, mais je le regrette. Parce que Dostoïevski en aurait fait
quelque chose d'autre que moi. Parce que moi, ce n'est pas ma tendance. Enfin,
vous avez lu Les Démons ou Les Possédés. Avouez que la Russie est
venue jusqu'à nous. Dans ce cas précis.
A.W. L. : Comment expliquer ce silence, à l'époque ?
Ph. S. : Justement, il y a eu
là-dessus un silence, en effet, mais qui perdure aujourd'hui. C'est pour cela
que votre livre est important, pour rétablir un peu la vérité, les choses.
Voyons : le président de la République Mitterrand arrive au pouvoir. « On a
gagné! » L'École normale est alors en ébullition… Il ne se passe plus
grand-chose aujourd'hui rue d'Ulm, le vieux Badiou mis à part, fidèle à sa
vision platonicienne, mao-platonicienne, ce qui n'est pas n'importe quoi comme conséquence à long
terme. « Le philosophe français le plus traduit dans le monde. » Vous retrouvez chez Badiou les
paramètres que l'on vient d'évoquer (Lacan, Althusser…). Tout ça est donc, je
crois, encore enfoui.
Le
président, disais-je, arrive au pouvoir. C'est un Charentais décoré de la
Francisque gallique par Pétain, qui fréquente monsieur Bousquet et qui fait
donc gagner la gauche. Sa mission est claire : réduire au maximum le parti communiste
français. Vous connaissez mes deux concepts majeurs : Vichy-Moscou, concepts en
acier inoxydable, dont vous pouvez trouver la preuve absolument partout, et constamment.
Le
président actuel, qui est absolument charmant, qui se fout de tout, avec
humour, a une autre mission, qui est la même en fait. C'est d'en finir avec le
socialisme français. Vous vous rappelez certainement que Marx, qui est quand
même un génie, avait posé son
trépied : la philosophie allemande,
l'économie politique anglaise, le socialisme français.
A. W. L. : Qu'en est-il sur ces trois fronts, sur ces trois aspects, du triptyque
forgé par Marx?
Ph. S. :
Pour le premier aspect, la philosophie allemande, c'est Hegel bien entendu,
mais si vous n'en gardez que l'oubli de la mort, c'est dangereux.
En ce qui
concerne le deuxième aspect, l'économie politique anglaise, c'est là qu'il a
fait un tabac, c'est Le Capital avec
un K ! Il n'a pas vu
venir, évidemment, ce qui allait se
produire, ce que même Guy Debord n'a pas vu, c'est que les marchés
financiers sont plus forts ; au point où nous en sommes, le capitalisme
financier dépasse de très loin ce qui aurait dû être une rédemption de cette
classe salvatrice qu'était le prolétariat.
Jusqu'à la
fin, Guy Debord maintient toujours cela. C'est quand même la classe qui doit
sauver le monde. Et dirigée par Staline, puis par Poutine, c'est pas mal non
plus.
Avec le
troisième aspect, le socialisme français, et là, vous tombez sur quelque chose
de très important, qui va obséder Marx, parce qu'il doit se battre sur deux
fronts : d'une part, renverser Hegel et le mettre en action. Sur ce point,
c'est vu, processus enclenché. Mais, par ailleurs, le socialisme français,
attention, c'est une tradition anarchiste très profonde, que vous retrouvez
constamment dans les fibres de la République française, parce qu'elle vient de
la Révolution.
On ne va
pas refaire l'histoire en détail, mais tout de même, il faut y passer un peu de
temps et relire par exemple Misère de la
philosophie de Marx par rapport à Philosophie de la misère de
Proudhon et les autres.
A. W. L. : Quelle place occupe le socialisme anarchiste
français dans notre culture ? Que représente-t-il pour vous ?
Ph. S. :
Une place essentielle, n'en doutez pas! Cette commotion provoquée par les
attentats contre Charlie hebdo, ce
massacre terrible, tient à ce point ultrasensible, c'est le nerf sciatique, le
socialisme anarchiste français.
Alors Proudhon, Saint-Simon (pas le duc, l'autre), les saint-simoniens, c'est
très important.
Et Marx a fini par faire triompher son point de vue, c'est la Troisième
Internationale, d'accord, mais il n'empêche que, en France, c'est toujours là.
Une très bonne question consistera
à se demander comment il est possible que cette tradition nationale soit en
quelque chose réinvestie, au contraire de tout le reste de l'Europe, par le
Front national. Je ne rêve pas, c'est bien de ça qu'il s'agit!
Vous êtes
dans un roman policier, un roman fantastique ; il faut voir où sont les tenants
et les aboutissants, la crise dans
l'université, l'école, penser qu'on va apprendre la morale civique à l'école - oui, bien sûr, mais c'est
tard.
A. W. L. : Qui sont les responsables de cette crise sociale,
culturelle, intellectuelle ?
Ph. S. :
Comme d'habitude, les responsables de la crise de la famille, de l'école, de
l'université, on dit toujours que ce sont les soixante-huitards ! C'est eux
qu'il faut éradiquer (plus tard le programme de Sarkozy, avec André Glucksmann
qui ne dit rien, ou qui applaudit). Althusser a très mal vécu cela. Il y avait des graffitis partout, on ne
touche pas à l'alma mater! C'est très
grave. Encore une fois, il suffit de se demander où en est maintenant la
philosophie.
Mon cher Aliocha,
vous allez passer tous les jours à exhumer le cadavre de Heidegger et à le
refusiller sur place, et ça fait déjà longtemps que ça dure. On l'a déjà
fusillé une cinquantaine de fois, ça me fait un peu de peine, parce que je le
lis avec intérêt, notamment quand
il parle de Hegel, pas seulement, mais de Hölderlin, ou d'autres.
J'ai donc
une lecture très attentive quand je me penche sur Heidegger. Bernard-Henri Lévy est marrant, lorsqu'il dit que Heidegger était nazi, on va le fusiller à nouveau aujourd'hui, et Yann Moix, qui fait tout son séminaire sur
Heidegger et Péguy. Mais où est-ce qu'on est, là ? Charles Péguy, sauf erreur, est mort en 1914. Peut-être a-t-il été tué par le soldat Heidegger, je ne sais pas? Vous permettez qu'on garde un principe d'ironie, comme disait
mon ami Voltaire. C'est ça qui compte.
A. W. L. : Comment qualifier cette passion française,
cette ferveur pour la pensée française?
Ph. S. : J'ai
été frappé, en relisant Hegel, de voir à quel point il fait l'apologie des
écrits philosophiques français, de leur énergie. Extraordinaire ! Comme vous
savez, Hegel, avec Hölderlin et Schelling, à Tübingen, était un fervent
partisan de la Révolution française, à cause de ce que je peux appeler mon
parti, qui n'est autre que la Gironde. Hegel et ses amis suivaient l'évolution,
avaient les informations. Après ça, aïe ! Napoléon, ça va encore : Iéna, 1807. La Phénoménologie de l'esprit, oh là
là... Et puis après, le pauvre Napoléon, c'était l'« âme du monde», figurez-vous.
Les
Français ont donc une énergie considérable. Bravo. Sauf qu'ils ne peuvent pas
penser ce qu'ils font. Et donc ils ne peuvent pas penser leur Révolution. Ils
sont énergiques, magnifiques dans l'action, comme Voltaire, Diderot! Alors, si
je suis Hegel, je m'en vais penser: il y a deux dates qui comptent, deux périodes, le christianisme et la Révolution française. Vous changez le
calendrier, si vous voulez.
A. W. L. : Althusser appartient-il à cette lignée de
penseurs énergiques, dont vous parlez?
Ph. S. : Il aurait été
intéressant pour lui de continuer, mais il n'en avait plus les moyens, sauf de
faire son autobiographie, perturbée au maximum. Mais il dit déjà beaucoup de
choses, sur toute une époque. L'Algérie notamment! Donc, voilà, si vous arrivez
à faire sentir ce roman fantastique. Vous ne pouvez pas l'appeler Les Démons ou Les Possédés, c'est déjà fait, mais ça y ressemble ! C'est un livre
fabuleux. Disons les choses.
Alors,
oui, Lacan, lorsqu'il a publié ses Écrits, il voulait que son livre soit acheminé tout de suite à Paul VI, pape
d'assez grande envergure. Althusser voulait voir Jean-Paul II - vous imaginez
une séance d'exorcisme! Je n'aurais jamais osé aller aussi loin. J'aurais peut-être
être dû.
Il y a là
quelque chose qui fait qu'on ne se débarrasse pas de la métaphysique comme ça. Le camarade Staline était bien bon quand,
vers la fin, il dit : « C'est
toujours la mort qui gagne. » Ouais. « Le pape ? - Combien de divisions ?
» On en aura vu. Mais dans ce petit secteur de la rue d'Ulm, de très grande tradition, il y a eu des passants considérables, Sartre quand même…
Pour Bernard-Henri Lévy, Heidegger nazi, la question est
réglée. Alors on va le refusiller demain. Pourquoi pas ? Ça les soulage sans
doute. « Mais il faut le lire », dit
Bernard-Henri Lévy. C'est gentil de sa part. Seulement il oublie de dire ce
qu'il faut lire. Il faut prendre un certain temps pour lire Heidegger. Comme pour
Hegel. Comme pour Nietzsche.
A. W. L. : Ne faut-il pas y voir aussi une
interrogation sur la place de la pensée ?
Ph. S. : D'où le problème : c'est la pensée elle-même qui est désormais visée. « Le
temps de cerveau humain disponible », selon l'expression du PDG de TF1 Patrick Le Lay en 2004. Et on peut se demander d'où est venue
cette pulsion de mort, comme l'a
dit quand même d'une façon éblouissante Sigmund Freud, qui reste un
des héros du XXe siècle. Ça n'a pas plu, lorsqu'il a introduit la
pulsion de mort en 1922. C'était après la grande boucherie de 1914-1918. Pas
possible! Vous n'allez pas dire
qu'il y a une pulsion de mort ! Oh là là. Combien d'égorgements et de massacres
? Simplement pour donner raison à Hegel, à la fin de l'histoire, la mort vivra
une vie humaine.
A. W. L : La pulsion de mort a marqué, finalement et définitivement, la pensée du XXe siècle ?
Ph. S. : Il
y a quelqu'un qui se signale à notre attention, c'est Georges Bataille, tout simplement. Vous savez qu'il a
assisté au cours de Kojève sur Hegel. On peut discuter. Il a été ébloui. 1955
et 1956. Comment se fait-il qu'un esprit de cette époque ait pu à la fois, ce
sont les mêmes années, écrire sur Lascaux un livre absolument fabuleux, La Peinture préhistorique. Lascaux ou la
naissance l'art - quand je l'ai lu, j'avais dix-huit ans, je me suis
précipité en voiture à Lascaux, j'ai été absolument saisi -, un livre sur Manet, Manet. Étude biographique et critique, et
des textes sur Hegel, pour la nouvelle édition de L'Expérience
intérieure? Époustouflant.
Vous voyez
où je veux en venir : à la « guerre du goût ». C'est-à-dire à la largeur diversifiée. Si vous supprimez le
goût en même temps que la pensée, vous pouvez communiquer sans arrêt. C'est bien ce qu'on vous demande.
Les enfants sont fatigués le matin, paraît-il, parce qu'ils passent leur nuit à
s'envoyer des textos, des SMS, etc. Vous les voyez partout. Arrêtez-vous à la
terrasse d'un café, il n'y a plus
de conversation.
A. W. L. : L'illettrisme gagne du terrain, et l'ignorance de l'histoire avec elle,
ce qui est peut-être encore beaucoup plus important ?
Ph. S. : Et ça va très vite !
Quand le tissu des connaissances traditionnelles se fissure, la dégradation est
accélérée. À savoir que plus personne ne peut lire. Pour revenir un peu à notre affaire, ce qui est touchant, c'est qu'Althusser ait
intitulé son livre Lire Le Capital.
Mais, dans le fond, qu'est-ce que vous allez vous emmerder ? On ne lit pas Le Capital. On est
communiste, ça suffit, pas besoin. « Oh, me disait
Althusser, Waldeck Rochet, le successeur de Maurice Thorez à la tête du parti communiste français, lit Spinoza ». Je
lui répondais : « Tu plaisantes? »
Althusser confirmait : « Si, si, je t'assure. »
Voulez-vous
alors avoir la gentillesse de lire Freud, quand même ? Au cas où vous ne liriez
plus rien d'ailleurs, comme littérature, j'ai accompagné Lacan jusqu'à son
séminaire sur Joyce, c'était déjà très ancien tout ça ! Il s'est passé beaucoup
de choses très importantes, au XXe siècle, siècle d'horreurs, mais siècle de très grandes créations aussi.
Heidegger
fusillé tous les jours, je vous l'ai dit, vous prenez Céline, on le refusille
aussi tous les jours. Vous pouvez faire ça constamment. Si ça soulage !
A.W. L. : Althusser est-il victime de cette mélancolie du siècle, qu'il traverse ?
Ph. S. : Ça vous laisse une très grande tristesse, « les passions tristes » comme dit Spinoza
pour le coup, Althusser est cette tristesse. Je lui disais très souvent : «
Déménage. » C'est comme si je lui avais parlé de déclencher une bombe atomique! « Tu traverses la rue, tu prends un appartement un peu plus
loin, tu viens à l'École le matin. Enfin, change de quartier ! » Il faut
savoir que c'est surtout facile à Paris, une ville qui se prête
merveilleusement à la clandestinité, encore aujourd'hui malgré les caméras de
surveillance, qui se multiplient partout - vous en aurez de plus en plus !
L'époque dont je parle, c'est un peu la fin, les années 1970, « les années de plomb », puis après les années 1980, nous sommes dans l'ouverture des « années du spectacle ».
J'avais tout de suite remarqué qu'Althusser n'avait pas la télévision, et qu'il
ne la regardait pas. Il n'était pas sous-informé, d'une certaine façon : il avait son réseau
d'informations (communistes,
dissidents...), à dimension internationale. Le parti devenait l'intellectuel organique
qui a disparu sans laisser traces.
A. W. L. : C'est d'une certaine manière la crise même du politique qu'a vécue Althusser?
Ph. S. :
Absolument, et il faut d'ailleurs se demander pourquoi, aujourd'hui, l'extrême
gauche ne bénéficie pas de cette
crise épouvantable. Tout le monde
vous dit que c'est bizarre, mais personne ne vous dit pourquoi. C'est beaucoup
plus profond qu'on ne croit. Et, pour tout vous dire, je suis, moi, persuadé que le fascisme français n'a
jamais été analysé à fond. Et que c'est précisément ce peuple qui souffre le
plus profondément en fait de la mondialisation. « La grande nation »,
comme disaient les Allemands.
Non, ça
n'a pas été pensé à fond, parce que la Révolution n'a pas été pensée à fond. Je
suis loin de vouloir revenir à un système monarchique, la Révolution était
inévitable, même Casanova le dit ! Il n'est pas suspect.
Sauf que
la Gironde, mon parti, il y a des gens, là, d'où je viens, Montaigne, La Boétie,
Montesquieu, Condorcet… les Girondins ont eu la possibilité de se suicider,
comme vous le savez, mais ils n'ont pas voulu le faire. Ils sont morts en révolutionnaires, en changeant un mot de La Marseillaise : non pas « l'étendard sanglant est levé», mais «
le couteau sanglant est levé ». La suite, on la connaît : « Contre nous de
la tyrannie. » Le tyran, c'est Robespierre, bien sûr, qui a bien compris
d'ailleurs qu'il fallait refaire une religion, parce qu'un peuple ne peut pas
être sans religion. Ah, c'est ce que Houellebecq nous rappelle sans arrêt. Mais
laquelle? Celle d'Auguste Comte, disait encore Houellebecq autrefois.
Franchement, Auguste Comte! Par rapport à Hegel ! Vous vous rendez compte du
désastre.
A. W. L. : N'a-t-on pas besoin de la figure de héros ?
Ph. S. :
Ici, ce sont les Girondins qui sont morts en chantant. Le vingt et unième qui
chante, alors que les autres têtes sont tombées dans la sciure, a un système nerveux
particulier quand même. Je ne vous parle pas de Manon Roland, qu'adorait Stendhal. C'est lui qui, venant à Bordeaux, dit : « C'est la plus belle ville de
France. » Bien sûr. Stendhal, voilà! Que les Français se
ressaisissent, avec leurs Lumières
! Comme ça, ils mériteront l'éloge de Hegel, mais peut-être avec la pensée
supplémentaire qui leur manque et qui visiblement leur a manqué, dans cette
période absolument tragique.
Voilà.
Amen. C'était mon sermon d'aujourd'hui. Mais suivez mon conseil, faites sur
Althusser un roman fantastique. Ce n'est pas simple. Le culte, ce n'est pas mon truc.
Philippe Sollers
Aliocha Wald Lasowski, Althusser et nous, PUF, 2016