André Le Nôtre
Le roi des jardins
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Philippe Sollers à Versailles, photo Sophie Bassouls |
Vous allumez, un soir d'été, la
télévision française de service public. On doit vous parler de Louis XIV, de
Versailles, et il y aura même, ensuite, un film sur Louis XV. Vous êtes édifié
: de fausses naïades se trémoussent devant des fontaines, des comédiens en perruque
pérorent, on boit un coup dans le château comme au bistrot, des intermittents
du spectacle véhiculent dans tous les sens des chaises à porteurs, des acteurs
défilent pour ne rien dire, un académicien best-seller, très en forme, bénit ce
cirque. Vous êtes au cœur de la vulgarité française d'aujourd'hui.
Un magazine populiste titrait
récemment : « L'homme qui a ruiné la France». Vous ne le saviez pas ? Eh bien,
c'est Louis XIV. Quant à Louis XV, c'était une sorte de DSK de l'époque, en
plus ramollo. Inutile de dire que Versailles, à partir de ces plaisanteries
coûteuses, devient invisible, et n'attend plus que l'installation de déchets
d'art contemporain pour amuser les enfants. Le parc, les jardins? Vous n'y
pensez pas, aucun intérêt. Un certain Le Nôtre? Qui est-il? On ne sait pas.
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Il est stupéfiant que le grand roi
des jardins français, André Le Nôtre (1613-1700), n'ait pas eu droit jusqu'ici
à une biographie. Mieux vaut tard que jamais, et, enfin, la voici.(1) Commençons
par sa mort, le 15 septembre 1700, et le rare hommage que lui rend Saint-Simon
l'implacable : « Le Nôtre mourut après avoir vécu quatre-vingt-huit ans dans
une santé parfaite, sa tête et toute la justesse de sa capacité; illustre pour
avoir donné le premier les divers dessins de ces beaux jardins qui décorent la
France. [...] Il avait une probité, une exactitude et une droiture qui le
faisait estimer et aimer de tout le monde. [...] Il fut toujours désintéressé.
[...] Il travaillait pour les particuliers comme pour le roi, et avec la même
application, ne cherchait qu'à aider la nature, et à réduire le vrai beau aux
moins de frais qu'il pouvait. Il avait une naïveté et une vérité charmante. Le
pape pria le roi de le lui prêter pour quelques mois ; en entrant dans la
chambre du pape, au lieu de se mettre à genoux, il courut à lui : "Eh ! bonjour, lui dit-il, mon révérend père, en lui sautant au
col, et l'embrassant et le baisant des deux côtés ; eh ! que vous avez bon visage, et que je suis aise de vous voir en si bonne santé!"
»
Ça n'a l'air de rien, mais pour
l'époque, et encore aujourd'hui, c'est énorme. Ce fils de jardinier, né aux
Tuileries et mort aux Tuileries, est partout chez lui. Il est modeste, effacé,
mais il sait que le pouvoir n'est rien si on ne sait pas orchestrer la nature.
Il embrasse le pape, le roi, monte au-dessus d'eux, dans la géométrie et les
arbres. Il est protégé par Colbert et Louvois, son coup d'œil et son esprit
sont indispensables. Louis XIV l'aime de façon troublante, lui parle en tête à
tête, le nomme contrôleur général des bâtiments, habite chez lui, respire chez
lui, se prend pour un dieu grâce à lui. Sans le soleil réfléchi et canalisé,
vaste, ombragé, mathématique, charmé, pas d'Apollon dans les clairières ou la
galerie des Glaces. Le roi est ravi, le pape, nullement choqué, est ravi.
Tout le monde veut Le Nôtre : il
est à Saint-Cloud, Fontainebleau, Chantilly, et, surtout, chez Fouquet, à
Vaux-le-Vicomte. Louis XIV est furieusement jaloux des fêtes et des dépenses de
Fouquet ? Tant mieux, ce sera Versailles, et, en 1664, Les Plaisirs de l'Île
enchantée. Là, c'est une folie et une féerie d'une semaine, avec des faunes
dans les branches donnant des concerts de musique. Le Nôtre est jardinier,
architecte, hydraulicien, metteur en scène, il travaille du matin au soir,
c'est une armée à lui seul. Les acteurs du temps s'appellent, excusez du peu,
Poussin, Bernin, La Fontaine, Molière, Delalande, Lully, Sévigné.
La planète, pour Le Nôtre, est une île
enchantée, gouvernée par la raison, nouveau miracle grec. Il faut des
perspectives, des angles, des bassins, des échappées. L'intense variété des
fleurs est musicalement prévue : tulipes, anémones, jonquilles, iris,
jacinthes, pivoines, avec, en contrepoint, des arbrisseaux, chèvrefeuilles,
romarin, lilas, rosiers, giroflées. À Versailles, rêve incessant, il faut
s'occuper de tout. Le roi se mêle des moindres détails, il rectifie, accentue,
fait la gueule, exige un peu « d'enfance », approuve, dépense sans compter.
Voyez ces axes, ces terrasses, ces canaux, ces réservoirs, ces machines, ces
pièces d'eau, ces parterres, ces bosquets. Le Nôtre, dans un de ses rares
propos, appelle ça « élever ses pensées ». Vous ne vous en doutiez pas, mais la
nature pense et il suffit de la dégager, de l'aider. On travaille ici pour les
siècles : Apollon réfléchit et observe, il se promène, invisible, dans son
royaume. À son retour d'Italie, avec une rare audace, Le Nôtre demande à visiter
Fouquet, emprisonné à Pignerol, légende vivante, «soleil offusqué» (Morand).
Louis XIV laisse faire : Le Nôtre est fidèle en amitié. On ne sait rien de
cette conversation qui mériterait un livre. Vaux-le-Vicomte en prison, on croit
rêver.
Il s'affaiblit, Le Nôtre, il est content
d'être décoré par le roi de l'ordre de Saint-Michel, il lègue ses collections à
Louis XIV, et finit par s'éteindre, à 4 heures du matin, dans sa chambre de sa
maison des Tuileries, au deuxième étage. Son père était jardinier aux
Tuileries, le jardin est à lui. On l'enterre à Saint-Germain-l'Auxerrois,
puis à Saint-Roch. Comme il fallait s'y attendre, sa tombe est violée, et ses
restes dispersés pendant la Terreur, en 1793. Il a droit à une plaque
commémorative, pendant que des foules de touristes du monde entier viennent se
balader dans son œuvre. Le duc de Saint-Simon, lui non plus, n'a pas pu se
reposer tranquille, lui qui avait fait enchaîner son cercueil à celui de sa
femme, dans son château dévasté. Ses « Mémoires » sont plus vivants que jamais,
et Proust les a lus à la loupe. Le Nôtre, ou le temps retrouvé. Finalement,
c'est Colbert qui a trouvé, à son sujet, les mots les plus justes, dans une
lettre adressée à ce roi des jardins, le 2 août 1679 : « Vous avez raison de
dire que le génie et le bon goût viennent de Dieu et qu'il est très difficile
de les donner aux hommes. »
PHILIPPE
SOLLERS
1. André
Le Nôtre, par Patricia Bouchenot-Déchin, Fayard, 2013
Le Nouvel Observateur du 19 septembre 2013
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