Philippe Sollers
Le Journal du mois |
|
L’Oréal
Comment ne pas être fier d’être français quand nous avons L’Oréal, cette fabuleuse entreprise mondiale de cosmétique ? Tout est passionnant dans L’Oréal : ses origines troubles, sa vieille milliardaire inspirée, son artiste contemporain fastueusement traité, ses évasions fiscales, son île des Seychelles, ses enveloppes discrètes, son ministre préféré, ses intrigues domestiques, son drame familial digne d’un super-Balzac.
Cela a été le grand feuilleton de l’été, et je l’espère qu’il recommencera à l’automne, débordant, et de loin, la rentrée littéraire. Certes, vous avez eu la Russie en feu, Moscou enfumé, la marée noire mal colmatée en Louisiane, les inondations au Pakistan et en Chine, les morts de la Love Parade en Allemagne, l’Iranienne menacée de lapidation (heureusement, Carla Bruni va arrêter ça), les remous provoqués par le projet de mosquée sur le site de Ground Zero à New York, mais l’affaire L’Oréal, c’est mieux, plus tordu, plus vicieux, une vraie coupe verticale géologique de la société française, avec même des moments charmants: les bibis de Mme Woerth, par exemple, sur les champs de courses. On vous a promené en Suisse, dans l’océan Indien, dans des hôtels particuliers, ou encore au Luxembourg et à Singapour.
Les milliards tourbillonnent, s’évaporent, reviennent dix fois plus forts, se cachent dans des niches que les futurs retraités ne sauraient même pas imaginer. Qu’ils manifestent, ceux-là, qu’ils défilent, les banques et le gouvernement ne se laisseront pas intimider. L’Oréal! L’Oréal! De l’or! Du suspense! Des enregistrements secrets! Des majordomes ou des comptables indiscrets! Du sexe pas encore révélé! Des médecins insoupçonnables! Des avocats déchaînés! Des photos inédites! La suite, vite!
Sécurité
La parade du pouvoir n’a pas été longue à venir. Oubliez L’Oréal, la situation est grave. Vous voyez bien que la délinquance s’aggrave partout, et que c’est la faute aux socialistes, aux Roms, aux gens du voyage. Des milliardaires de gauche vous trompent, et, une fois de plus, le puissant lobby de Saint-Germain-des-Prés vous intoxique, vous, vrais Français d’origine française. Regardez ces laxistes irresponsables et d’un angélisme coupable, ils favorisent en réalité le trafic de drogue. Ils seraient de mèche avec les talibans qui tuent nos soldats que ça ne m’étonnerait pas.
La gauche hypocrite feint de s’opposer aux réformes mais elle s’y pliera puisqu’elle n’a rien à proposer sur le plan sécuritaire. Ayez confiance, votre grand frère président vous protégera et son épouse people vous chantera, le moment venu, une douce berceuse. La planète est devenue épuisante, vous avez besoin de repos. Que les Roms aillent au diable! Que les gens du voyage transportent leurs caravanes ailleurs! Quoi, le pape n’est pas content, l’Eglise catholique fait la grimace? Que ces braves gens s’occupent donc de leurs prêtres pédophiles! Comme l’a dit jadis un grand professionnel de la poigne, le pape c’est combien de divisions?
Nouveau-nés
Malgré l’horreur physiologique qu’elles m’inspirent, j’ai tendance à admirer le sang-froid des mères criminelles françaises. La regrettée Marguerite Duras les aurait trouvées "sublimes, forcément sublimes". Voyons: ces femmes très enveloppées n’ont l’air de rien, mais multiplient à l’insu de tous des grossesses, accouchent toutes seules, et éliminent aussitôt leur progéniture. On a eu ainsi les bébés dans un congélateur, on en est maintenant aux sacs en plastique. La presse nous prévient: le couple pris dans ce genre d’histoire est "avenant, serviable, poli, courtois". La femme est aide-soignante, le mari est charpentier et membre du conseil municipal. Le curé du lieu, nous dit-on, est resté "hébété". Un concept nouveau a pris corps, celui de "néonaticide". Le plus étonnant est quand même l’extrême aveuglement des maris, au courant de rien, disent-ils, et l’éclairage brutal sur les coïts approximatifs de province.
Houellebecq
Laissez tomber les romanciers américains surévalués: ils s’essoufflent, leurs livres sont barbants, leur domination s’achève. Vous avez mieux, en français direct, sous la main: le nouveau Houellebecq*, excellent raconteur, roman noir, humour noir, où l’auteur se met lui-même en scène, et va jusqu’à décrire son propre et atroce assassinat dans des pages admirables de précision (on apprend ici beaucoup sur la reproduction des asticots).
S’il y a une justice en ce monde, le prix Goncourt doit couronner cette œuvre puissante. La vision du monde de Houellebecq est toujours la même: tout le monde meurt, tout doit disparaître dans une apocalypse inévitable (au passage, j’apprends avec amusement que j’ai disparu depuis longtemps). Et puis soudain, à propos d’art, ce cri: "Picasso c’est laid, il peint un monde hideusement déformé parce que son âme est hideuse, et c’est tout ce qu’on peut trouver à dire à Picasso, il n’y a aucune raison de favoriser davantage l’exhibition de ses toiles, il n’a rien à apporter, il n’y a chez lui aucune lumière, aucune innovation dans l’organisation des couleurs ou des formes, enfin il n’y a chez Picasso absolument rien qui mérite d’être signalé, juste une stupidité extrême et un barbouillage priapique qui peut séduire certaines sexagénaires au compte en banque élevé."
Ce message de haine est-il une plaisanterie? Sans doute, mais ce n’est pas sûr. Il se pourrait, après tout, que ce jugement soit partagé par le ministre de l’Intérieur actuel, le Président lui-même, voire par le père du Président très mauvais peintre, dont on a pu voir l’exposition récente dans une galerie en face de l’Elysée. De même, il n’est pas exclu qu’une grande majorité de Français soit, au fond, d’accord pour censurer ces "barbouillages priapiques".
Il n’est donc pas inutile de rappeler qu’en avril 1940, la République française, avant l’arrivée des Allemands, a refusé à Picasso la nationalité française. C’était un délinquant anarchiste dangereux, et son engagement dans la guerre d’Espagne (Guernica) prouvait bien qu’il était d’origine tout à fait étrangère. Houellebecq va-t-il réussir à bloquer la montée irrésistible des prix de ses tableaux? Attendons.
Philippe Sollers
* La Carte et le Territoire, Flammarion.
Le Journal du Dimanche, 29 août 2010