Le temple d'Apollon à Bassae
Philippe Sollers
Nous sommes seuls et rien n’a changé,
ou plutôt les mêmes changements se poursuivent.
Tout, depuis le début, était déjà emporté.
Tout glissait déjà sur une pente insensible.
Nous sommes aussi loin et aussi près du commencement que jamais.
Dans notre isolement, à présent, il semble s'être produit un arrêt caché.
Sommes-nous avertis ? Nous ne pouvons le dire.
Dans l'ombre, en silence, cette hésitation nous retient.
Un mouvement continue avec nous
mais finit sans doute avec nous,
et pourtant nous ne rêvons pas, il y a ce calme, cette
attente, rien d'autre.
Un grand nombre d’événements nous ont retardés.
Au fond, nous n'avons pas cessé de nous détourner de cette absence qui est là,
maintenant, qui est revenue et se présente sans rien demander
Nous sommes constamment à distance, coupés.
Nos paroles se détruisent elles-mêmes.
Nous pensons aussi à cette ancienne énigme :
à l'origine, le monde le plus beau est un tas d’ordures répandues au hasard.
Peut-être, en effet, sommes-nous sur le point de la comprendre ?
Nous sentons cette désintégration, cette fragmentation auprès de nous.
Le plus étrange, dans notre cas, est cette situation à la fois ouverte et fermée.
Ce que nous voyons nous fait signe, mais d’une façon
oblique, impossible à saisir
Il n'y a pas d'explication immédiate, unique.
Aucun mot ne pourrait plus être le dernier mot.
Nous nous sommes peut-être aperçus que nous n'étions pas sur un chemin, encore
que le chemin que nous pensions suivre ne menait nulle part.
Cependant, nous n'avons pas l'impression d'avoir oublié, perdu quoi que ce soit,
nous n'avons pas à nous retourner, ni à revenir.
Nous sommes là simplement dans une sorte d’aube inconnue,
l'aventure commence ou s'achève avec nous.
La suite, pour l'instant, nous échappe.
Nous sommes au point le plus bas, le plus lourd,
et peut- être aussi tout près du plus haut et du plus léger.
Près d'une netteté sans précédent malgré ce qui est brouillé et caché,
près de ce qui pourrait remonter depuis le fond même.
Peu importe que nous disparaissions, nous avons veillé a notre tour, de ce côté-ci,
sans rien attendre des fables et de ce qui s'efforce de masquer la fin.
Nous avons le sort d'autres veilleurs innombrables
mais sans importance, qui, comme nous aujourd'hui, ne savaient pas et attendaient sans savoir.
Philippe Sollers, 1964
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