avril 2010

Philippe Sollers

Le journal du mois

 

  Katyn

 

 

Volcan 

 

   Décidément, la nature est très mécontente, et elle doit avoir ses raisons. Mis à part les ravages et les convulsons classiques, tremblements de terre, tempêtes, tsunamis, inondations et épidémies, elle franchit maintenant de nouvelles frontières. Personne n’attendait le désastre des « zones noires » de la côte atlantique, avec ses noyés à 3 heures du matin surpris par l’eau dans leur lit. Le chagrin et la colère des survivants des maisons destructibles font peine à voir. Ces constructions dans des lieux que l’on savait inondables sont un vrai scandale. On aimerait savoir à qui cette escroquerie mortelle a profité, mystères sous-marins administratifs. Je suis voisin, ici, dans l’île de Ré, d’une digue qui a explosé sous la violence du vent et de la marée furieuse. Du jamais-vu, avertissement brutal. 

 

   Personne ne s’attendait non plus au nuage de cendres propulsé par ce volcan islandais qu’on croyait endormi sous la glace, ni à la fermeture des aéroports, pénalisant, loin de chez eux, 150.000 voyageurs français. L’Islande paraissait très éloignée, mais attention aux particules bloquant les moteurs d'avion et pouvant se glisser, invisibles, jusque dans les alvéoles de vos poumons. Affaire à suivre. 

 

 

Katyn 

 

   J’ai fait mon enquête : presque personne ne savait jusqu’à ces derniers jours ce que signifiait exactement le nom de Katyn. C’est un des plus gros mensonges de l’Histoire, qui, pourtant, en compte beaucoup. C’est à Katyn que Staline a fait exécuter 22.000 prisonniers polonais d’une balle dans la nuque, en 1940. Ce crime, attribué par les Russes aux Allemands, a été couvert par les Alliés, comme dans un placard morbide. Staline, que Roosevelt appelait familièrement « Uncle Joe », avait soigneusement choisi ses victimes : toute l'élite polonaise décapitée, 7.000 corps encore non identifiés aujourd’hui. De même que les nazis ont perpétré un génocide de race, de même les Russes se sont employés à fabriquer un génocide de classe. Ajoutez à cela, en 1944, l’armée Rouge restant bras croisés au bord de la Vistule, pendant que les nazis réprimaient l’insurrection polonaise de Varsovie (200.000 morts), et vous comprendrez mieux, après le crash de l’avion du président polonais, le choc et l’émotion d'une nation entière. 

 

 

Rumeur 

 

   Rien ne fait plus parler que les scandales sexuels, surtout s’il s’agit de personnes a priori insoupçonnables. Que faire de tous ces prêtres pédophiles? Le pauvre Benoît XVI a bien commencé à faire le ménage, mais il n’en fera jamais assez, il faut qu’il expie, qu’il s’excuse à n’en plus finir, qu’il continue sa repentance en chemin de croix. La vertu juridique et puritaine anglo-saxonne tient enfin son grand coupable pervers : l’Église catholique et son bordel silencieux infect. Une arrestation et un procès télévisé du pape comme criminel sexuel seraient un événement énorme. Par compassion pour ce vieil homme très fatigué, j’irais lui porter des oranges en taule. On ne parlerait que de Mozart, son musicien préféré. 

 

   Dans un genre plus mondain, voire carrément people, Carla Bruni et Nicolas Sarkozy devraient être flattés de la rumeur sur leur vie sexuelle, dont rien n’indique, pourtant, qu’elle soit contre-nature. Le spectacle, tout en les critiquant, les trouve donc jeunes, beaux, séduisants, ce qui n’est pas du tout mon avis, mais qu’importe. Un conseil de communication quand même : le mieux qu’on puisse faire avec une rumeur, c’est de ne pas la transformer en tumeur. 

 

 

Rimbaud 

 

 

   C’est une photo extraordinaire. Nous sommes à Aden, vers 1886, sur le perron de l’hôtel de l’Univers. Sept personnages posent : six hommes et une jeune femme. Les hommes se présentent de façon avantageuse, coloniale, très XIXe siècle. La jeune femme, plutôt jolie, a l’air détendue. Assis et accoudé à sa droite, un homme plus jeune et très différent des autres, cheveux courts, vêtu très simplement, penché en avant et fixant l’objectif de façon à la fois concentrée et froide, très moderne. C’est Arthur Rimbaud à 32 ans. Il est là, oui, et il est ailleurs. L’univers est son hôtel. 

 

   On doit beaucoup à l’étrange Jean-Jacques Lefrère, qui publie cette photo, trouvée par des libraires au fond d’une caisse*. Lefrère est un découvreur, le contraire d’un assis universitaire, un enquêteur précis et inspiré, notamment sur les existences fulgurantes et secrètes de Lautréamont et de Rimbaud. Avec lui, pas d’idéalisation romantique : les faits qui font vivre ces œuvres dans un temps vivant. Vous regardez cette image inconnue de Rimbaud, devenu commerçant et trafiquant d’armes, loin de l’Europe, « continent où la folie rôde » (n’est-ce pas?), et vous vous souvenez que c’est lui qui écrit, au commencement d’Une saison en enfer : « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. » Ou bien, dans Illuminations : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. » Il ne pense plus à ces phrases. Les a-t-il oubliées? Sûrement pas, mais il s’agit maintenant d’une tout autre et dure aventure. Tenez, le voici, ces jours-ci, poursuivant sa vie fantomatique, assis dans un coin du Café de Flore, à Paris. Il est en train de lire, avec un imperceptible sourire un peu égaré, le journal Le Monde. Il passe complètement inaperçu. 

 

 

 

* Edition du Lérot (2010). Du même auteur : Rimbaud, lettres posthumes, Fayard, 2010. 

 

 

Le Journal du Dimanche du 25 avril 2010

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