avril 2011

Philippe Sollers

Le journal du mois

Philippe Sollers

 

Manet

 

Enlisement

 

 Bien que vous vous trouviez, par beau temps, dans un des lieux les plus beaux du monde (le sud-ouest de la France, au printemps), vous êtes poursuivi par la mondialisation chaotique. Comment vous sentir tranquille avec le Japon irradié, la Libye bombardée, la Côte d’Ivoire libérée mais en ruine, les répressions sanglantes au Yémen, en Syrie, à Ouagadougou, les migrants tunisiens fuyant leur pays vers l’Europe? Les images sont là, en boucle, dramatiques, tenaces; cadavres dans les rues, misère, angoisse, destructions 
à n’en plus finir. Planète déboussolée? Voyez l’arrestation du vieux Gbagbo, en train de s’éponger avant d’enfiler une chemise de soie verte ; voyez, en gros plan, le regard terrifié de sa femme, Simone. Des gens peu recommandables, c’est vrai, mais enfin, ils respirent. Et ce fou de Kadhafi, pourquoi est-il toujours là? Pourquoi toujours ces bombes sur Misrata? Mystères de la guerre. Ce grand film sinistre m’inspire un jeu de mots de très mauvais goût, mais je n’y peux rien: à la recherche de l’Otan perdu. Tout le monde tue, rien 
ne se passe.

 

 Enlisement général, comme dans la politique intérieure; à force de parler de "primaires socialistes", le citoyen, lassé, trouve que les socialistes sont vraiment primaires. Il vient de lire, en l’oubliant aussitôt, le programme qui lui est proposé, mais DSK, sadique, bloque la dynamique. Borloo, sous-marin secret de Sarkozy, a pour mission de ramasser le centre, avant de rentrer à la maison. C’est lent, lourd, long. Tout ce qui vous reste, c’est le soulagement de ne pas être portugais ou grec. Allez, un bon mouvement, laissez-vous hypnotiser par le mariage à grand spectacle de Kate et William. Voilà deux institutions solides: la couronne d’Angleterre et le Vatican. Ma bénédiction urbi et orbi, aujourd’hui, vous est acquise.

 

 Manet

 

 Heureusement, avant la cohabitation probable qui vous attend en 2012, vous pouvez vivre dans l’enchantement de l’exposition Manet, au musée d’Orsay, la première d’ensemble depuis 1983. Le temps révèle le génie de Manet comme aucun autre. Quelle audace! Quelle fraîcheur! Vous vous demandez à nouveau pourquoi des foules de crétins venaient, à l’époque, injurier l’Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe. C’est pourtant simple, et Picasso l’a dit: "L’intelligence éclate dans chaque coup de pinceau de Manet."

 

 L’extrême liberté de Manet se montre dans ses portraits de femmes: Victorine Meurent (insolence du nu), Berthe Morisot (fleur noire), Méry Laurent (dont Mallarmé était amoureux). Montrez-moi des fleurs plus belles que celles de Manet (ces pivoines!). Manet était très étonné d’être autant insulté, alors que, pour lui, sa place était au Louvre. Il est mort à 51 ans, après avoir dit: "Les attaques dont j’ai été l’objet ont brisé en moi le ressort de la vie. On ne sait pas ce que c’est que d’être constamment injurié. Cela vous écœure et vous anéantit." Ses tableaux, d’une jeunesse éternelle, vous dévisagent, et jugent la basse époque où nous sommes. Cette époque, la nôtre, peut se résumer, en vulgarité, par le dernier jugement de l’actuel président de la République, à propos du merveilleux héros de La Chartreuse de Parme de Stendhal, Fabrice del Dongo. "Un bellâtre", a-t-il dit. D’où parle le Président dans ce genre de raptus? Mettez-le devant l’Olympia, et attendons la suite.

 

 Saint-Simon

 

 Manet vous a remonté le moral, vous êtes tout à coup très fier d’être français, c’est-à-dire violemment opposé au populisme du Front national. Vous décidez de vous remonter encore, cette fois de façon aristocratique. La pilule magique est là: le duc de Saint-Simon, le plus grand écrivain de votre langue. J’ouvre, presque au hasard, un nouveau recueil d’extraits très bien fait (1): "La duchesse de Berry était un prodige d’esprit, d’orgueil, d’ingratitude et de folie, et c’en fut un aussi de débauche et d’entêtement. A peine fut-elle huit jours mariée qu’elle commença à se développer sur tous ces points, que la fausseté suprême qui était en elle et dont elle-même se piquait comme d’un excellent talent, ne laissa pas d’envelopper un temps, quand l’humeur la laissait libre, mais qui la dominait souvent."
Louis XIV? Un roi jaloux de tout esprit supérieur: "L’esprit, la noblesse de sentiments, se sentir, se respecter, avoir le cœur haut, être instruit, tout cela lui devint suspect et bientôt haïssable… Il voulait régner par lui-même. Sa jalousie là-dessus alla sans cesse jusqu’à la faiblesse. Il règne en effet dans le petit ; dans le grand il ne put y atteindre, et jusque dans le petit il fut souvent gouverné."

 

 

 Hemingway

 


Paris est une fête est un des livres les plus étranges d’Ernest Hemingway. Il reparaît aujourd’hui, avec des "vignettes" inédites (2). Le Paris des années 1920 comptait, entre autres stars, Joyce, Ezra Pound, Scott Fitzgerald, Gertrude Stein. Hemingway commence à écrire vraiment, il mange des pommes à l’huile arrosées de bière chez Lipp, ou bien il est avec un whisky à la Closerie des Lilas. Il observe la famille Joyce en train de déjeuner, "Joyce étudiant le menu à travers ses épaisses lunettes, brandissant la carte d’une seule main".

 

 Mais le portrait le plus fouillé et le plus pathétique est celui de Fitzgerald, détruit, peu à peu, par sa femme folle, Zelda, et l’alcool. "Zelda sourit joyeusement avec les yeux et la bouche à la fois, quand elle le vit boire du vin. J’appris à très bien connaître ce sourire. Il signifiait qu’elle savait que Scott ne pourrait pas écrire. Zelda était jalouse du travail de Scott. Scott décidait parfois de ne plus passer des nuits entières à boire, de faire de l’exercice tous les jours et de travailler avec régularité. Il se mettait au travail, et, dès qu’il travaillait bien, Zelda commençait à se plaindre de son ennui et l’entraînait dans quelque beuverie. Ils se disputaient, se réconciliaient, et il faisait de longues promenades avec moi pour dissiper les effets de l’alcool, et prenait la résolution de se remettre au travail pour de bon, cette fois, et il repartait du bon pied. Et puis tout recommençait."

 

 Dans une note inédite, Hemingway dit qu’il n’y a pas lieu de se plaindre des critiques qui vous expliquent ce que vous faites et pourquoi vous le faites comme ci ou comme ça. Il ajoute, admirablement: "Un bon écrit ne se laisse pas facilement détruire."

 

(1) Le Livre de Poche (2011)
(2) Gallimard (mai 2011)

 

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche, 24 avril 2011

Philippe Sollers

 

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