PHILIPPE SOLLERS

Supplice chinois

Splendeur des femmes chinoises

 


 

Lorsque notre petite délégation arrive à Pékin, le 11 avril 1974, la campagne maoïste de masse contre Lin Piao et Confucius bat son plein, et, pour la propagande, les Chinois, on le sait, sont des virtuoses. Pauvre Barthes! Il a 59 ans, je lui ai un peu forcé la main pour ce voyage, il est dans une phase épicurienne et gidienne, il a aimé sa liberté au Japon, et il tombe en plein tohu-bohu, aux antipodes de toute nuance. Le rusé Lacan, lui, vexé d'être traité par les Chinois de Paris de «vétéran de Tel Quel» (« vétéran » était pourtant un hommage, cela voulait dire que Lacan avait fait une Longue Marche, et c'était vrai aussi pour Barthes, constamment critiqué dans son propre pays), s'était récusé à la dernière minute, sous prétexte que sa maîtresse du moment n'avait pas obtenu de visa. Figurez-vous qu'obtenir un visa pour la Chine était toute une affaire. Mais enfin, je m'étais débrouillé pour ça.

 

  Le vétéran Barthes l'avait mauvaise, mais, ses Carnets (1) le prouvent, il a été héroïque de bout en bout, s'ennuyant aussitôt à mort, prenant des notes studieuses et interminables sur les visites fastidieuses d'usines qu'on lui faisait subir, assommé par le «cimentage en blocs de stéréotypes», ce qu'il appelle justement des «briques» de discours répétées jusqu'à la nausée. Il a des migraines, il dort mal, il en a marre, il est éreinté, il refuse parfois de descendre de voiture pour voir de splendides sculptures. Il va d'ailleurs me trouver de plus en plus fatigant parce que, moi, je ne demande pas mieux que de jouer aux échecs chinois, de faire du ping-pong avec des lycéens, de conduire n'importe comment un tracteur local, ou d'avoir des discussions véhémentes avec des professeurs de philosophie recyclés. Ce voyage m'a beaucoup été reproché, et c'est normal. En réalité, tout en faisant pas mal de vélo à Pékin, et en essayant sans cesse d'imaginer comment serait la Chine dans quarante ans (c’est à dire aujourd’hui), j'avais une obsession simple: soutenir les Chinois, coûte que coûte, dans leur rupture avec les Russes de l'ex-URSS. La Chine devait-elle rester une colonie soviétique? Eh non. Régime totalitaire et encore stalinien? Bien sûr, mais cet énorme pays pouvait-il en sortir? C'était l'enjeu, c'est toujours l'enjeu. A l'époque avait lieu le grand renversement des alliances, Nixon à Pékin, Lin Piao s'écrasant en avion quelque part vers la Mongolie, et toujours le vieux Mao sanglant flottant au-dessus du chaos comme une feuille, le vieux Mao de Malraux, après tout, dix ans auparavant. Barthes trouvait que j'exagérais, et il n'avait pas tort, sans avoir pour autant raison.

 

  Que lisait-il dans le train sans regarder le paysage souvent admirable? Bouvard et Pécuchet. Moi, c'était les classiques taoïstes. A aucun moment, sauf pour les calligraphies, il ne semble préoccupé par une langue et une culture millénaires en péril. La propagande l'assomme, il trouve le peuple «adorable», mais l'absence de tout contact personnel le jette en plein désarroi. Des contacts? Impossible, face à des foules qui vous regardent comme des animaux exotiques, des «longs nez» tombés d'une autre planète (au moins 800 personnes nous suivaient le soir, sur les quais de Shanghai). Ces Carnets le montrent: la Chine est pour Barthes «un désert sexuel». Et l'angoisse monte: «Mais où mettent-ils donc leur sexualité?» Pas la moindre chance de trouver un partenaire : «Qui est ce garçon à côté de moi ? Que fait-il dans la journée? Comment est sa chambre? Que pense-t-il? Quelle est sa vie sexuelle? etc. Petit col blanc et propre, mains fines, ongles longs… » Devant les magnifiques grottes bouddhistes de Long Men, il boude, ne veut rien regarder et et note d'une façon extravagante: «Et avec tout ça je n'aurai pas vu le kiki d'un seul Chinois. Or que connaître d'un peuple si on ne connaît pas son sexe?» Je doute que, se relisant plus tard, Barthes aurait laissé subsister cette phrase, consternante de vulgarité. Passer trois semaines sans voir le moindre «kiki» (mot bizarrement infantile) était donc un supplice? Et ça reprend : «  Sexualité : le mystère reste – et restera – entier »

 

  C'est vrai qu'à l'opéra (ennuyeux, sauf les acrobaties féminines) on pouvait craindre l'incident diplomatique, en voyant Barthes regarder intensément un de ses jeunes voisins chinois impassible. Le passage à l'acte aurait peut-être été révolutionnaire, mais peu souhaitable, à moins de désirer confusément une reconduite rapide à l'aéroport. Autre perle, ce cri d'effroi: «Décidément, il y a trop de filles dans ce pays. Elles sont partout.» Trop de filles, trop d’enfants, la Chinoise, pour Barthes, n'est pas au programme, or c'est précisément cet afflux du féminin, «moitié du ciel», qui était l'événement le plus impressionnant. Barthes était-il agacé de voir Julia Kristeva en train d’écrire sur la question ? Des Chinoises, n'a pas manqué à son retour de provoquer des polémiques, avant d'être publié en Chine ces jours-ci. Mais Barthes ne perçoit, dans cette montée en puissance, que « matriarcat », « infantilisation », «civilisation d'enfants infantilisés». On comprend son brusque soulagement, en repassant par Pékin : «Le shopping me fait revivre.»

 

  En réalité, l'auteur de Mythologies qui a été très longtemps considéré par l'Université comme un penseur terroriste était avant tout fragile, comme le dévoile son émouvant Journal de deuil, consacré à la mort de sa mère. Cependant, le vrai, le grand Barthes n'est pas dans ces brouillons et ces fiches, mais dans ses merveilleux livres composés avec soin, L'Empire des signes ou La Chambre claire. Dire qu'on ne s'est pas brouillés après cette virée improbable en Chine! Lisez donc Sollers écrivain.

 

 

Philippe Sollers

 

Filles chinoises

Xu Guan, peinture sur soie, XVIIIe siècle

 

 

 

(1) Roland Barthes, «Carnets du voyage en Chine», présenté par Anne Herschberg Pierrot, Bourgois-Imec, 2009

 

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