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Philippe Sollers et Cecilia Bartoli

Rencontre

Elle venait de triompher à Paris avec Vivaldi. Il partait pour Rome présenter au pape sa Divine Comédie. De leur rencontre est né cet échange autour de la voix, de la musique du XVIIIe et d’un certain art de vivre. Témoin de ce duo impromptu, Patricia Boyer de Latour.
C’est une rencontre comme on en rêverait dans un roman de Sollers…


Et puis voilà, ça arrive dans la vie ! Ils avaient rendez-vous dans une maison amie, au fond d’un jardin, un soir d’automne. Ils ont parlé, elle a chanté pour lui, et ils ont beaucoup ri. Moments délicieux, tourbillons de gaieté entre une divine toute simple et un diable d’homme en réalité deux vrais généreux. Par chance, nous étions là. Alors, écoutons-les. Et musique !

Philippe Sollers et Cecilia Bartoli (photo)

Madame Figaro du 18 Novembre 2000

 

  C'est une rencontre comme on en rêverait dans un roman de Sollers...

  Et puis voilà, ça arrive dans la vie! Ils avaient rendez-vous dans une maison amie, au fond d'un jardin, un soir d'automne. Ils ont parlé, elle a chanté pour lui, et ils ont beaucoup ri. Moments délicieux, tourbillons de gaieté entre une divine toute simple et un diable d'homme, en réalité deux vrai généreux. Par chance, nous étions là. Alors, écoutons-les. Et musique!

 

Patricia Boyer de Latour. – Savez-vous, Cecilia Bartoli, que Philippe Sollers parle de vous dans son dernier livre(1).

 

Cecilia Bartoli. - Ah ! carrément... (Rires. Et en confidence...) Je l'apprends, et ça me fait très plaisir.

 

P. B. L. - Quand on vous regarde tous les deux, on a le sentiment d'une reconnaissance immédiate, grâce à la musique, qui pourrait presque se passer de mots.

 

Philippe Sollers. - J'espère que le fait de parler ne va pas trop abîmer vos cordes vocales, puisque je sais que cela vous fatigue, alors que chanter peut vous reposer et servir presque de médicament magique pour aller mieux en éliminant les toxines.

 

C. B. - Un jour, j'étais tellement curieuse de savoir comment tout cela fonctionne, que je suis allée chez un médecin, et avec une caméra dans la gorge, j'ai vu que lorsqu'on chante, les cordes vocales sont très étendues, alors que lorsqu'on parle, elles commencent à tricoter. Mais d'une façon horrible. (Rires.) Donc, il faut chanter!

 

Ph. S. - Contrairement à ce que tout le monde dit, je crois que le corps est dans la voix, pas l'inverse.

 

C. B. – Hé !  ! (On la voit réfléchir.) C'est intéressant, ça ouvre des perspectives auxquelles je n'avais pas pensé.

 

Ph. S. – La voix a l'air de sortir du corps. Là, vous parlez, je parle. On va nous photographier, on ne pourra jamais prouver que notre corps est dans notre voix. Et pourtant... La manière dont on parle nous révèle intimement. J'écoute beaucoup, pas seulement de la musique, mais la façon dont les gens parlent comment ils disent autre chose que ce qu'ils croient dire, comment ils mentent, comment ils se défendent. J'écoute leurs mots, mais aussi leur musique, et si ça sonne juste ou faux. Ce qui est très étonnant, c'est que vous pensez qu'il y aurait eu, pendant tout le XIXe siècle, un empêchement à cette liberté des rapports entre les mots, la musique et la voix.

 

C. B. - Oui, absolument. Et j'aime être sur scène, parce qu'il y a cette fusion entre la musique, le texte et le rôle, qui fait la magie. Une cantatrice, c'est une chanteuse et une comédienne. Je crois que nous, les chanteurs, nous devons raconter des histoires à travers la voix, la musique et les mots.

 

Ph. S. - Après la Révolution en France, on a simplifié, démocratisé, et il y a eu cet aplatissement de la voix, pour que tout le monde soit à égalité. En Italie aussi, la voix a été laminée. Parce qu'au lieu d'admettre que les êtres humains sont tous différents et qu'ils pourraient entrer en conversation, en situation de rencontre ou de hasard, de « diletto » éventuellement, de plaisir, il fallait collectiviser l’humanité, c'est très clair. On a vu ce que cela a donné: beaucoup de totalitarismes, de massacres et d'enfer dans le siècle qui vient de s'achever.

 

C. B. - Oui, et d'ailleurs, à partir de l'époque de Verdi, les livrets commencent à être médiocres...

 

Ph. S. - La splendeur italienne est perdue! Cela m'intéresse beaucoup chez vous, cette manière de remonter à la musique des XVIIe et XVIIIe siècles. Il ne s'agit pas de sortir les clavecins, comme le pensent les anti-baroqueux. On n'est pas au musée, c'est tout à fait autre chose.

 

P. B. L. - Vous êtes allée voir les manuscrits originaux et vous avez remarqué l'écriture frénétique de Vivaldi. Sollers a le même genre d'écriture rapide, liée d'ailleurs chez lui à la musique.

 

Ph. S. - « Un écrivain sans oreille est un boxeur sans main gauche », disait Hemingway. Il faut écouter Cecilia. « Tra le follie diverse... », c'est dans son disque sur Vivaldi (Decca).

 

C. B.  - « La folie d'amour est la plus folle des folies. »

 

Ph. S. - Ça intéressera les lectrices de « Madame Figaro »… « Chaque plaisir est un récif » en italien: « Ogni diletto è scoglio. » Je peux vous le dire comme une mère à sa fille, comme monsieur le curé montant en chaire : «Attenzione, bambini ! » Prenez garde, l'amour est dangereux... Mais allez-y un peu, Cecilia. (Elle le chante d'abord pianissimo, et cela se termine sur un rythme guerrier. Suivent de grands rires complices.) C'est ça, la merveille! Il y a chez Cecilia Bartoli une telle érotisation du chant que ça dit ceci : « Chaque plaisir est un récif », mais ça dit aussi exactement le contraire.

 

C. B. - II faut chanter le plaisir, s'y attarder; le montrer.

 

Ph. S. - « Diletto » et « plaisir », cela ne sonne pas de la même façon... On n'a jamais entendu Vivaldi comme ça. Personne n'a jamais osé le jouer ainsi, en état de guerre intense. Parce qu'il s'agit d'amour et de guerre. Les pacifistes font de mauvais amoureux! (Rires.)

 

C. B. - Il faut le chanter pour comprendre ce dont il s'agit. On a interprété Vivaldi pendant des années sans avoir l’envie d'exprimer vraiment les sentiments humains, le plaisir, par exemple.

 

P. B. L. - Comment vous est venue l'idée que la tradition se trompait au sujet de Vivaldi?

 

C. B. - J’ai eu la chance de travailler avec des musiciens comme Harnoncourt, un grand chef d'orchestre, qui a toujours pensé à la nécessité d'interpréter la musique en donnant des émotions.

 

P. B. L. - Pourquoi est-ce si important pour vous, que la musique baroque revienne avec cette force aujourd'hui?

 

Ph. S. - Il ne faudrait plus l'appeler musique baroque. C'est la musique la plus profonde, l'autre est superficielle et mortifère. Au XIXe, la voix arrive à un tel hurlement pour surmonter la fosse (quel mot!) d'orchestre... que les Walkyries s'époumonent! Les femmes sont figées, c'est terrifiant.

 

C. B. - Au XVIIIe siècle, la voix est un instrument aussi important que les autres ; elle joue avec le violon, le hautbois, la flûte... et la musique est faite pour elle. Après, dans les opéras de Puccini ou de Wagner, elle est contre l'orchestre. Le son des instruments modernes est plus brillant, mais la voix n'a pas tellement changé, c'est un instrument ancien.

 

Ph. S. - On a essayé d'adapter la voix à un effet orchestral, et elle se défend contre l'orchestre; tandis que vous, vous allez dialoguer avec lui. On entre dans l'art de la conversation! Mozart et ses sonates pour violon et piano, ses quintettes, ses opéras...

 

C. B. - Mozart adorait la voix humaine, il était très attentif à ne jamais la couvrir avec les autres instruments. C'est très difficile à chanter, parce qu'avec Mozart on est presque nu sur scène, on risque beaucoup. Et on passe par toutes les étapes psychologiques vécues par une femme, Zerline, Suzanne...

 

P. B. L. - Vous suscitez l'enthousiasme des foules. Récemment, au Théâtre des Champs-Élysées, quel triomphe! Qu'est-ce qui se passe?

 

C. B. (Sourire rêveur...)

 

Ph. S. – La « rivoluzione », une tempête !

 

P. B. L. - Vous n'entrez dans aucun stéréotype.

 

Ph. S. - Les femmes ont tellement changé en vingt ans que la notion de femme au XIXe siècle est beaucoup plus loin de nous que celle du XVIIIe. On est plus proche de son arrière-arrière-arrière-grand­mère que de son arrière-grand-mère. On est plus proche de Mme de Pompadour que de la reine Victoria, plus près du libertinage que du puritanisme coincé.

 

C. B. – « È vero ! » (Rires.)

 

P. B. L. - Avez-vous eu du mal à imposer votre liberté d'être, votre manière de chanter et d'exister?

 

Ph. S. - Elle a eu une bonne mère, semble-t-il! Une mère en avance sur son temps, qui n'a pas cherché à la brimer, qui l'a aidée au contraire à devenir qui elle est.

 

C. B. - Oui, mais être une femme reste difficile...

 

Ph. S. - Il faudrait être « des femmes ». Lacan disait· « La Femme n'existe pas », la femme avec une majuscule. Il y a des filles, des mères, des amantes, des épouses... Pourquoi se cantonner à un seul rôle ? Vous connaissez la thèse réactionnaire? Une femme doit devenir mère, un point c'est tout. Or une femme peut être multiple. C'est cette liberté-là qu'on sent dans la musique du XVIIIe siècle.

 

C. B. - Ce qui était difficile pour moi, c'était de prouver qu'il y avait d'autres répertoires que celui du XIXe siècle, d'autres compositeurs à découvrir ou à faire revivre. La musique ne doit pas rester dans les bibliothèques, ça c'est la mort, c'est pire que l’enfer. Il vaut mieux voir la musique brûlée plutôt qu'enfermée, sans que personne s'y intéresse.

 

Ph. S. - Votre disque sur Vivaldi se termine sur un air de combat. « Au son farouche/des trompettes guerrières ». Et pendant que vous chantez, je ne peux pas m'empêcher de penser à la merveilleuse Italie des chevaliers, des cavalcades, des dames, à tout cet énorme océan de passions... Je vois aussi toute la peinture italienne. Avec Vivaldi, il est impossible de ne pas imaginer Tiepolo avec des anges, des drapés, des étoffes qui sont là pour rien, une grande dépense en tout. Il n'y a pas d'économie, c'est une générosité folle. Et la générosité évidemment est toujours punie, enfin souvent. Alors, il faut faire attention, c'est une guerre! Est-ce que vous pensez quelquefois à ce prêtre roux qu'était Vivaldi quand vous chantez? Et à Anna Giro, sa maîtresse? Supposons : vous êtes l'élève de Vivaldi.

 

C. B. - Hou là  ! (Rires.) Je pense qu'il était impossible. Si vous voyiez l'écriture de Vivaldi... On a l'impression qu'il écrit pour le violon, mais il a oublié que c'est une voix qui chante. Il y a une telle virtuosité, presque absurde, et des moments, au contraire, où l'on a besoin de tranquillité, de sérénité dans les passages très tragiques.

 

Ph. S. - Toute la palette est là.

 

C. B. - « Che professore!» Quel travail !

 

Ph. S. – C’est ça qui m'étonne chez les musiciens : leur extraordinaire puissance de travail. Si on voit la vie de Mozart, c'est parfois incompréhensible. Il peut boucler un opéra en quinze jours, comme « la Clémence de Titus ». Vous rencontrez Mozart, qu'est-ce qui se passe?

 

C. B. - Qu'est-ce qu'on peut dire à Mozart? Sa musique est tellement grande... Peut-être dans quelques années, quand on sera tous devant Mozart, on saura quoi lui dire.

 

Ph. S. – Vous avez dit un jour que vous aurez aimé chanter un rôle impossible pour vous parce qu'il faudrait changer de corps, c'est celui de Don Giovanni de Mozart.

 

C. B. - (Elle chante la sérénade de « Don Giovanni ».) C'est un moment incroyable, il chante pour lui­ même.

 

Ph. S. - Je chante pour enchanter le monde et il est devenu le monde. C'est pourquoi il va être puni de son aptitude au « diletto », au plaisir.

 

C. B. - Mais honnêtement, Don Giovanni doit être puni pour ce qu'il fait à Donna Elvira. Et puis, il est sincère à la fin ! (Ils reprennent ensemble la sérénade.) Lorsqu'on aborde un rôle, tout compte. Il faut se renseigner sur le plan historique. Donc, je m'informe et je rencontre des musiciens. On ne peut pas se contenter d'un apprentissage technique. C'est très important de lire ce qu'il y a entre une note et l’autre : la note est noire, le papier est blanc. Mais qu'est-ce qu'il y a derrière? Il faut être à l'écoute, puis vivre et aimer. Et, bien sûr, remonter à la source.

 

Ph. S. - Savez-vous qu'on vend maintenant des morceaux de partitions de Mozart, comme des reliques? La nouvelle religion, c'est celle de l'argent roi. Mais c'est très curieux, plus on ira sur internet, plus paradoxalement les manuscrits vont devenir précieux. Évidemment, pour vous qui déchiffrez la musique, cela a une valeur inestimable.

 

P. B. L. - Elle est pianiste aussi.

 

C. B. - Amateur seulement, mais je joue aussi de la trompette.

 

Ph. S. - Voilà un scoop! La voix, c'est mieux que les doigts?

 

C. B. - Ah oui! La voix est l'instrument le plus fascinant. On demande à un violoniste ou à un pianiste de chanter avec son instrument.

 

Ph. S. - C'est très émouvant, ce que vous dites. Glenn Gould ne pouvait pas s'empêcher de chantonner quand il jouait. Et ses marchands cherchaient à le lui interdire au moment des enregistrements : «Vous n'êtes pas là pour faire sentir votre corps. Voulez-vous m'enlever ces aspérités! D'abord, vous chantez mal.» En réalité, tous les instrumentistes ont envie de chanter. Et un bon orchestre, c'est celui qui chante bien.

 

P. B. L. - Je verrais un autre paradoxe. On vit dans un monde où tout se vaut, les choses et les êtres sont remplaçables. Et vous, vous êtes la résistance d'un certain art de vivre, où les êtres sont uniques. Vous êtes seule sur scène avec les musiciens et vous gagnez devant une foule de plus en plus jubilante.

 

C. B. - Les gens ont envie de ressentir des émotions et de les partager.

 

P. B. L. - Trois cent cinquante mille exemplaires de votre disque « Vivaldi » vendus, plus de cent mille en France, c'est plutôt une bonne nouvelle, Philippe Sollers?

 

Ph. S. - Oui, c'est la France qui monte, le contraire de la France moisie.

 

C. B. - Puis il y a l'Allemagne, avant l'Italie.

 

Ph. S. - Je me suis laissé dire que les Américains commencent à être surpris par cette offensive européenne de la musique du XVIIIe siècle. Mais attention! Ça les met beaucoup en question.

 

P. B. L. - Pour quelle raison?

 

C. B. - Parce que c'est un autre monde.

 

Ph. S. - Ils ne sont pas encore arrivés au XVIIIe siècle! (Rires.)

 

P. B. L. - L'avenir, c'est le XVIIIe ?

 

Ph. S. - C'est l'Europe ressaisissant tout son passé à travers la reconnaissance du corps de l'Autre au lieu de le massacrer, comme on l'a fait pendant tout le XXe siècle. Et puis, dans quarante ou cinquante ans, la surprise viendra de la Chine.

 

C. B. - Alors, il faut aller en Chine pour chanter Vivaldi.

 

Ph. S. - Je viens avec vous ! Et au Japon, comment sont-ils?

 

C. B. - Deux mille personnes applaudissent ensemble. Quel choc! Même avec un chef d'orchestre, on n'arrive pas à ça. (Rires.)

 

Ph. S. - C'est terrible.

 

P. B. L. - Et le fait que ce soit une femme aujourd'hui en Europe qui provoque avec Vivaldi une telle ferveur partout où elle chante, est-ce que cela vous intéresse?

 

Ph. S. - Je trouve ça bouleversant.

 

 

(1)  La Divine Comédie  (chez Desclée de Brouwer et en Folio n° 3747)

Propos recueillis par Patricia Boyer de Latour dans Madame Figaro du 18 Novembre 2000


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Cecilia Bartoli et Philippe Sollers

 

Philippe Sollers Le coeur absolu
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