Briser les frontières
par Yannick Haenel
Samedi
Messager de la résistance
Claude Lanzmann publie un article contre mon livre Jan Karski. Il paraît que je falsifierais l’Histoire, parce que j’ose imaginer une partie de la vie de ce messager de la résistance polonaise qui, dès 1942, a porté la parole des Juifs du ghetto de Varsovie jusqu’à Washington, afin d’alerter les Alliés sur l’extermination en cours. Claude Lanzmann a filmé Karski en 1978, il n’apprécie pas que quelqu’un d’autre, en 2010, le ressuscite. J’aimerais bien ne pas y prêter attention. J’aimerais être détaché. Mais est-il possible, quand un homme vous agresse, de penser à autre chose ? Difficile d’échapper à cette polémique : même si mes désirs sont ailleurs, je respecte trop mon livre pour ne pas me battre.
Dimanche
Corps insurrectionnels
On marche toute la journée, B. et moi, dans les rues de notre arrondissement, le XXe, l’ancien arrondissement révolutionnaire, entre Belleville et Bagnolet. Les guerres civiles sont-elles mortes ? Où est passé ce qu’on nomme «politique» ? Qu’est-ce qui est aujourd’hui révolutionnaire ? Une fidélité à l’intraitable. Ça a lieu dans les visages et les gestes. Il existe ainsi des corps insurrectionnels : des corps qui sont à la hauteur de ce qui les enflamme et les soulève, des corps qui enflamment et soulèvent les corps qu’ils rencontrent. Je me récite en souriant la phrase de Walter Benjamin : «Vaincre le capitalisme par la marche à pied.»
Lundi
Fragments de l’abjection
Entendu à la radio cette phrase : «Tous ces gens qui ne travaillent pas brisent notre pouvoir d’achat.» Puis, quelques heures plus tard : «Quelqu’un qui n’a pas ses papiers n’aurait jamais dû sortir de chez lui.»
Mardi
Garde à vue d’un poète
Un ami poète me raconte qu’après un dîner bien arrosé, il rentre à pied chez lui. C’est à Paris. Un taxi manque de le renverser, il proteste, des flics surgissent, l’arrêtent, le menottent, et l’amènent au poste. Là, il refuse qu’on lui prenne son ADN. Cellule de dégrisement, une nuit entière, avec un haut-parleur qui le réveille toutes les trois heures. Les gardes à vue ne cessent d’augmenter en France. Il y en aurait 700 000 par an. On apprend aujourd’hui que le chiffre est sous-estimé.
Mercredi
Le «vrai» Karski
On s’apprête, B. et moi, à revoir Shoah sur Arte. Claude Lanzmann, assis dans un fauteuil, présente son film. Derrière lui, cinq lettres brillent comme des néons dans une vitrine : Shoah. Il récite son texte, puis soudain, sa voix devient menaçante, il parle d’un livre, je ne me rends pas compte tout de suite qu’il s’agit du mien. Je me dis : c’est incroyable, je suis en train de regarder tranquillement la télé, et voici que Lanzmann s’adresse à moi ! Il annonce qu’il va répliquer à mon roman par un film, lequel «rétablira la vérité». Je suis flatté d’avoir donné un nouveau souffle à la créativité du grand Lanzmann. Claude Lanzmann incrimine une scène de mon livre où j’imagine, lorsque Karski parle de l’extermination des Juifs à Roosevelt, que celui-ci ne l’écoute pas. Claude Lanzmann trouve que c’est scandaleux d’avoir inventé cela. Mais c’est justement ce que je désirais : attirer l’attention sur un scandale, celui de la surdité politique des Alliés. Alors peut-être que le «vrai Karski», comme dit Lanzmann, n’a cessé de dire du bien de Roosevelt : mais franchement, comment quelqu’un qui n’était qu’un exilé, coupé de la Pologne par l’occupation stalinienne, un homme à qui l’Amérique a fini par offrir la citoyenneté, pourrait-il s’en prendre à la politique américaine ? Claude Lanzmann aura beau, à l’avenir, exhiber ses rushes, et montrer Karski faisant l’éloge de Roosevelt, seuls les dupes y verront la «vérité». On aura beau également republier le livre de Karski - ce dont je me réjouis -, on n’y lira qu’une version diplomatique de cette scène (en 1944, date à laquelle il écrit le livre, il aurait été aberrant pour la Pologne de critiquer l’Amérique).
Car la vérité, c’est précisément ce que Karski ne pouvait pas dire, et qu’il a préféré écrire, dans un texte publié par la revue polonaise Kultura en 1986, et traduit en français par la revue Esprit : «Les gouvernements alliés seuls - écrit-il - avaient les moyens de venir en aide aux Juifs et les ont abandonnés à leur sort.» Voilà qui invalide complètement la figure de Karski propagée par Lanzmann. On m’a reproché d’avoir inventé de toutes pièces un Karski qui accuse les Alliés d’avoir abandonné les Juifs d’Europe. Or, ce Karski existe. C’est lui le «vrai», comme ils disent.
Jeudi
Mémoire vivante
Je me lève très tôt, ce matin, pour prendre des notes sur la fiction. Les derniers survivants se sont recueillis à Auschwitz hier pour commémorer la 65e année de la libération des camps. Ce début de XXIe siècle coïncide justement avec l’époque de la disparition inéluctable des témoins. Comment la mémoire va-t-elle se perpétuer ? S’arrêtera-t-elle ? Une époque nouvelle s’ouvre dans l’histoire de la transmission, dans laquelle l’imagination, qu’on le veuille ou non, a un rôle à jouer. L’imagination possède une faculté d’empathie. La littérature pourra-t-elle faire quelque chose pour les témoins disparus ? Sera-t-elle capable de témoigner pour eux ? Je le pense : la littérature, en tant que mémoire vivante, est une forme de langage qui transporte du temps. Je cherche une littérature qui fonde sa légitimité dans la tension entre le documentaire et la fiction, entre l’histoire et la poésie, entre le représentable et l’irreprésentable. C’est sur cette ligne de crête, en questionnant la frontière elle-même, qu’à mes yeux se déploie la littérature à venir. On passe, ce jeudi, la soirée avec des amis grecs et italiens aux Petits Oignons, rue Orfila. Joie légère, douceur des corps heureux, nuit bleu jazz. On boit des caipirinha, une nouvelle revue passe de main en main : Edwarda, dirigée par Sam Guelimi et John Jefferson Selve. Quel est cet espace libre, joliment tremblé, luxueux, que l’érotisme invente ? Edwarda, avec ce nom qui lui vient de Georges Bataille, avec ses photographies de jeunes femmes offertes au vertige, accorde la nudité au trouble d’une heure d’orage. Il s’agit de jouissance. Au fond, là où il n’est pas question de jouissance, il n’est question de rien.
Vendredi
Livre de feu
Lecture d’un chef-d’œuvre : Brève attaque du vif, le nouveau roman de mon grand ami François Meyronnis. Ce n’est pas parce que c’est mon ami que je devrais m’interdire d’en parler ; au contraire, s’il est mon ami, c’est précisément parce qu’il écrit des livres comme celui-ci, qui suscitent ma fierté. L’amitié entre écrivains est très rare, c’est pourtant l’autre nom de la littérature. Brève attaque du vif raconte, en 130 pages, une descente fulgurante dans le monde des morts. C’est devant la statue de Balzac, au carrefour Vavin, en pleine nuit. Un homme reçoit un choc qui l’emporte de l’autre côté. Est-ce qu’il meurt ? Pas vraiment : la mort rate. Voici qu’on le mène chez les morts : vivant, il voit ce que personne n’a jamais vu, qui déchire tous les discours. François Meyronnis est déjà une légende : sa solitude est aussi extravagante que celle de Lautréamont. Ceux qui l’ont croisé savent que quelque part, du côté de Montparnasse, existe un individu étrange qui écrit des livres de feu. Vers la fin du livre, une jeune femme danse sur les bords de la Seine, tandis que le Rabbi Nahman de Braslav vient mettre fin à l’exil de la parole. C’est une guérilla, et une expérience de salut. Je souhaite à François Meyronnis des lecteurs amoureux, intelligents, inventifs.
Yannick Haenel
Libération du 30/01/2010
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