Philippe Sollers

 

 

  Philippe Sollers

« LE CAPTAGON ? LA DESCENTE EST INFERNALE. »

  (Technikart, décembre 2015-janvier2016)

La drogue des djihadistes a servi de carburant au jeune Philippe Sollers tout au long des années 70. Il a accepté de partager ses connaissances chimiques et littéraires du psychotrope avec nous.

 

« Bourré de captagon, l'acte consistant à devenir roi du monde et à supprimer tout ce qui est humain devient possible »

 

Bonsoir, maître. On a cru comprendre que certains de vos livres étaient écrits sous les effets du captagon. C’est vrai?

 

Philippe Sollers : Le démarrage foudroyant qui est sa caractéristique essentielle, vous en trouvez trace dans les deux livres où j’ai supprimé la ponctuation pour aller plus vite : H (1973) et Paradis (paru en 1983 mais écrit à partir de 1974, ndlr). À l’époque, avec un médecin complice, le captagon était en vente sur ordonnance. Ça n’est plus le cas depuis longtemps.

 

Vous en preniez pour obtenir cet effet de « démarrage foudroyant »?

 

Oui, j’ai gagné des heures grâce à cette formule chimique ; elle ne m’a pas donné envie d’aller tuer qui que ce soit, mais d’écrire un peu plus rapidement. C’est une drogue qu’il faut l’utiliser avec prudence, ce que je faisais - quand même - parce que la descente est très compliquée.

 

Elle permet de rester concentré sur une seule tâche?

 

Absolument. J’ai eu la curiosité de me demander si ce n’était pas une tradition très ancienne et j’ai appris qu’elle remontait aux « vieux de la montagne », une secte ismaïlienne fondée en Iran et en Syrie au XIe siècle. Vous avez affaire à un personnage tout à fait important (il se concentre pour bien prononcer le nom) - puisqu’il faut maintenant apprendre des noms arabes -, Hasan-i Sabbâh. Les Vieux de la montagne avaient l’habitude de bourrer leurs tueurs de haschisch, ce qui permettait de les envoyer à la mort. Ils tuaient des croisés. Et les croisés, voyant ces gens qui n’avaient absolument pas peur de mourir et qui les tuaient allègrement, les ont appelés les haschischains. C’est devenu « assassin » par dérivation.

 

C’est une drogue qu’on retrouve dans la littérature?

 

Je vous conseille vivement, ainsi qu’à vos lecteurs, de prendre, dans les Illuminations de Rimbaud, le texte « Matinée d’ivresse » : « Nous avons foi au poison / Nous savons donner notre vie toute entière tous les jours / Voici le temps des assassins ». Relisez Rimbaud : les assassins sont des gens profondément sous substances.

 

Vous-même preniez du captagon pour pouvoir écrire plus vite?

 

Oui. Un ami médecin m’a parlé du Captagon, de petits comprimés blancs qu’on pouvait prendre par moitié. C’était l’héritier du Corydrane, qui a coûté une partie de sa vue à Sartre, qui s’en gavait pour écrire.

 

Vous écriviez la nuit?

 

N’importe quand. Avec le Captagon, je gagnais le temps de me mettre en action, deux heures environ. L’écriture est un sport de très haut niveau, si on le pratique vraiment. Tout le monde croit qu’on écrit comme ça, qu’on barbouille, qu’on tapote à l’ordinateur... Tu parles !

 

Vous en avez pris uniquement pour ces deux livres?

 

J’en ai pris pendant un certain nombre d’années, dans les années 70. Ça va de H à Paradis. Après, j’ai arrêté parce que les effets de descente devenaient pénibles. Et donc j’ai rééquilibré ça, j’ai réintroduit de la ponctuation dans Femmes (1983). Ce sont des expériences... Il faut dire à vos lecteurs de relire aussi Baudelaire : sa découverte du haschich à l’hôtel de Pimodan, le « Poème du haschich » (1858)... Pour le dire autrement : la drogue est quelque chose qui doit automatiquement intéresser un écrivain. Si ça ne l’intéresse pas, tant pis, il peut boire de l’alcool comme tout le monde.

 

En lisant les comptes-rendus des attentats, vous avez reconnu la drogue de prédilection de vos jeunes années?

 

Mon attention a été attirée par le témoignage d’une otage au Bataclan qui a vu les assassins achever les blessés sans aucun état d’âme. Ce n’est pas la peine de se perdre en idéologie : il faut les voir, les imaginer, entrer dans leur tête, pour savoir ce qui se passe. Cette otage a expliqué que l’assassin commençait sa descente. Or, bourré de captagon, je vous assure que la descente doit être infernale. Et qu’à ce moment-là, il vaut mieux en finir tout de suite : se faire exploser. Donc, ces pauvres types qui se sont fait manipuler et ont été envoyés pour faire le plus de dégâts possible, on connaît maintenant leur référence : un pur produit de chimie. Tout le monde évite d’en parler, ce qui me paraît de plus en plus étonnant. Parce qu’il n’y a pas que les trafics de coton et de pétrole pour l’État islamique, mais aussi la drogue. Et celle-là, notamment, qui permet de manipuler les gens.

 

Le moment où les kamikazes du Bataclan se mettent à parler de la Syrie et de Hollande correspondrait à celui de la descente?

 

À ce moment-là, ils sont déjà en descente. En principe, ils ne parlent pas. Contrairement aux Kouachi, à Coulibaly - des assassins lyriques qui s’adressaient à leurs victimes -, ceux du 13 novembre ne parlent pas. Ils sont concentrés sur le fait d’arroser les terrasses de café et de tuer le maximum de gens possible. C’est intéressant de voir que, bourré de captagon, l’acte consistant à devenir roi du monde et à supprimer tout ce qui est humain devient possible. Avec cette drogue, pas de dérive rêveuse : elle n’a rien à voir avec la cocaïne, l’héroïne ou la morphine...

 

En arrêtant le captagon au début des années 80, vous l’avez remplacé par autre chose?

 

Non. J’ai une petite pharmacie dont je ne donnerai pas les composants, mais ce sont des produits d’équilibre. Je n’ai pas besoin de grand-chose, vous savez.

 

D'autres écrivains en prenaient dans les années 70?

 

Je n’ai jamais entendu parler du captagon chez les autres, sauf quelques amis à qui j’en ai fourni - parce que j’avais l’ordonnance et eux non. Je ne citerai pas de noms...

 

On a entendu parler de BHL... (Sourire.)

 

Posez-lui la question.

 

Il va trouver ça futile, qu’on aille le voir pour lui parler de captagon.

 

Futile, il faut l’être en effet !

 

Entretien Laurence Rémila

Photo: Sophie Zhang

TECHNIKART N° double décembre 2015- janvier  2016

 

 

 

 

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