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« Le plus scandaleux chez Casanova, c’est son apologie de l’inceste »

 

Édouard Manet, Devant la glace, 1876
Édouard Manet, Devant la glace, 1876

 

 

Le corps de Casanova fut, à plus d'un titre, exorbitant. Vous écrivez dans Casanova l’admirable « Il a eu un corps exceptionnel, il la suivi, écouté, dépensé, pensé. C’est cela, au fond, que l’éternel esprit dévot lui reproche». Un tel corps est-il possiblement vivant aujourd'hui ? Le sera-t-il demain?

 

Revenons d'abord, si vous le voulez bien, sur ce qui s'est passé il y a très peu de temps. Pour la première fois, un texte écrit en français par un Italien de Venise arrive en France. J'en parle dans mon prochain roman, L’Éclaircie (qui paraîtra en janvier), et il se trouve que j'étais là. La séquence est extraordinaire parce que le corps dont il est ici question est bien un corps écrit. Casanova, en dehors du manuscrit (petite écriture noire, fine, serrée), a fait délirer tout le monde. C'est une légende.

 

Cette légende vise, à l'évidence, l'évacuation du corps de l'écrivain.

 

Oui précisément, cette légende a voulu qu'on le prive de son corps écrit, c'est-à-dire de son corps réel. Je poursuis mon histoire : le manuscrit arrivait donc pour une transaction au ministère de la Culture, j'étais un peu en avance, je me promenais du côté où Diderot avait l'habitude de rencontrer Sophie Volland (sur le banc d'Argenson). Il y avait une cinquantaine de personnes dont beaucoup de photographes et de cameramen. Le manuscrit était présenté sous vitrine. Le moment était particulièrement émouvant puisque le corps même (corpus) de Casanova se trouvait là, constatable ! La transaction était assurée par le descendant allemand des éditions Brockhaus (c'est tout un roman) : il venait se faire remettre un chèque de sept millions et demi d'euros en présence du ministre de la Culture. Il y avait des discours... Et voyant que j'étais dans la salle, le ministre va jusqu'à dire, dans un mouvement hallucinatoire, qu'après tout, le fils de Casanova - ou son petit-fils, ou le petit-fils du petit-fils de son petit-fils... -, est là. Bref, inutile de vous dire que la précipitation des photographes sur le manuscrit, autrement dit sur un objet d'une telle valeur monétaire, les empêchait de s'interroger sur la langue même qui se trouvait sous leurs yeux. Or, c'est indubitablement du français, l'un des plus beaux qu'on ait écrit. Ce qui signifie que ce corps italien est en réalité un corps français. Voilà qui provoque des soucis historiques considérables. Des photos, des images, un chèque donc ! La scène était emblématique. Magnifique. Je voyais, de loin, Diderot s'éloigner sous les arbres avec ses pensées qui sont ses catins. Le fou rire sombre, « tourbillon d'hilarité et d'horreur», qui m'a envahi, vous le retrouverez dans mon prochain roman où le narrateur fait, au cours de cette transaction (ô hasard, ô destin !), une rencontre qui va s'avérer pour lui capitale.

 

Une femme?

 

Évidemment. Bon, le manuscrit était payé par un donateur anonyme dont on peut penser qu'il s'agit d'une grande entreprise française qui a trouvé là le moyen d'apurer un peu ses comptes. Mais une question vient: Y a-t-il quelque chose à lire sous le nom de Casanova? Sinon, vous avez des produits de beauté, des restaurants, le carnaval... jusqu'au film de Fellini, lequel est une œuvre de propagande pour éviter cette question centrale qui est celle du corps.

La haine profonde que suscite aussi bien l'écriture de Casanova - ce français-là -, que ce qu'il raconte - la façon qu'il a de faire avec les femmes -, est merveilleuse : c'est une humanité qui s'agite contre, c'est le XIXe siècle à travers les âges... Rien, en somme, ne s'est passé sur cette question du corps « dépensé et pensé ». Vous connaissez la devise de Casanova (laquelle est d'une étrange beauté) ?

 

Sequere deum (Suivre le dieu).

 

Le « d » est minuscule. Le dieu. Qu'est-ce que c'est que le dieu? L'occasion, la surprise, le hasard, la ren­contre, le fait que le temps brusquement prend une autre dimension?

 

C'est une expérience corporelle.

 

En effet. Et cette expérience est incessante. Comme disait Kafka, en parlant, lui, de Dieu avec une majuscule, « Dieu ne veut pas que j’écrive, mais moi je dois ». Le dieu, au sens grec, est aussi possiblement une déesse. C'est ce que Heidegger nous explique dans son Parménide. Parménide suit le dieu, il suit son désir et il arrive jusqu'à la déesse Vérité (et non la déesse de la vérité). Celle-ci l'accueille de façon bienveillante. Il est fort possible que le narrateur - si je puis dire -, de Parménide ait, comme le disait Casanova de lui-même, le « suffrage à vue ». Le dieu? Qu'est-ce que c'est que ça? Est-ce que ça parle encore à nos contemporains? Le dieu n'est pas filmable. Le dieu n'est pas photographiable. Le dieu peut se lire uniquement à la façon qu'il a de se manifester, c'est-à-dire non pas par une injonction, un commandement (comme le Dieu majusculaire), mais en faisant signe, en étant furtif, en suggérant.

 

Si le dieu fait signe, encore faut-il que son signe soit perçu, ce qui suppose un corps hyper­sensible à cette manifestation.

 

Oui, un corps capable de recevoir le signe du dieu. Il y a, sur cette question, une phrase magnifique de Heidegger dans son Parménide: « Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur dans l’éclaircie de ce qui vient en présence ». Qui est capable de regarder vers l'intérieur quand quelque chose se manifeste comme «clairière»?... Une femme est parfois une clairière. Quelqu'un aurait pu prendre aussi Sequere deum comme devise : c'est Manet. J'ajoute que le Dieu (majuscule) risque d'être aussi un dieu suprême en méchanceté. Il n'est pas dit que ce Dieu soit bon : il faudrait quand même - bien qu'il soit mort, dit-on -, s'en apercevoir, un jour, à propos du corps humain. Mais voyons : qu'est-ce que présage la disparition du dieu, celui de la chance?

 

Disparition du dieu ou disparition des corps susceptibles d'enregistrer les signes du dieu?

 

Eh bien, c'est la même chose. Ce qui se manifeste par le fait qu'on peut toujours parler à côté de ce corps italien-français en tant que démonstration écrite. Preuve. Je revois encore la séquence, l'agitation des cameramen, les discours convenus, le chèque : ça dit tout. En somme, il faudrait regarder de façon profonde ce qui s'est passé entre la France et l'Italie, autrement dit sur la merveille européenne qui a pu susciter, pendant trois ou quatre siècles, une énergie physique et symbolique comme un miracle - supérieur, dit Nietzsche, au miracle grec.

 

Le corps de Casanova n'est-il pas scandaleux parce qu'il n'est pas plaintif?

 

Si vous allez fouiller dans les librairies ou que vous lisez la presse dite littéraire, vous verrez qu'à n'en plus finir, ce ne sont que jérémiades, embarras sexuel et autres plaintes, en effet. Le corps se plaint de ne pas avoir de bons rapports avec lui-même et avec ce que l'on appelle, de façon très lourde, la sexualité. Mais je vais vous dire ce qui est le plus scandaleux chez Casanova - et qui, bien entendu, n'est jamais évoqué. C'est son apologie de l'inceste. Voilà quelqu'un qui vous déclare qu'il n'a jamais compris pourquoi c'était un objet de tragédie et que, a contrario, rien ne lui semble plus naturel. C'est inadmissible ! Évidemment, il ne parle pas de séances en HLM, d'histoires de pédophilie, d'enlèvements d'enfants que vous lisez chaque jour dans les journaux, ni même de personnalités politiques (de pouvoir) qui se précipitent sur la moindre proie sans même demander la permission de monter à bord - ce qui est une infirmité de langage. Voici ce que Casanova écrit dans Histoire de ma vie. Lucrezia est la mère de Léonilde qui est la fille de Giacomo. Dans une grotte, Lucrezia laisse ensemble la fille et le père en leur recommandant de ne pas « commettre le crime » : « Ces paroles, suivies de son départ, firent un effet tout contraire au précepte qu'elle nous donnait. Déterminés à ne pas consommer le prétendu crime, nous le touchâmes de si près qu'un mouvement presque involontaire nous força à le consommer si complètement que nous n'aurions pu faire davantage si nous avions agi en conséquence d'un dessein prémédité dans toute la liberté de la raison. Nous restâmes immobiles en nous regardant sans changer de posture, tous les deux sérieux et muets, en proie à la réflexion, étonnés, comme nous nous le dîmes après, de ne nous sentir ni coupables, ni victimes d'un remords. Nous nous arrangeâmes, et ma fille, assise près de moi, m'appela son mari en même temps que je l'ai appelée ma femme. Nous confirmâmes par de doux baisers ce que nous venions défaire, et un ange même qui serait alors venu nous dire que nous avions monstrueusement outragé la nature nous aurait fait rire ».

Casanova dit qu'il a eu un enfant avec sa fille. Ce sera un fils qui pourra déclarer plus tard: je suis le fils de la fille de mon père. « Le fils de la fille de mon père », cela ressemble étrangement à la for­mule théologique concentrée par Dante à la fin de son Paradis: « Vierge mère fille de ton fils ». C'est le fil rouge du texte de Casanova, admirable transfuge dont la liberté est à ce prix.

 

Quel corps aujourd'hui pourrait recevoir le signe d'une telle liberté ?

 

La société - qui a pris la place de Dieu avec une majuscule -, est faite pour empêcher que ce signe parvienne à quelqu'un. Écoutez ceci : « Membre de l'univers, je parle à l'air, et je me figure rendre compte de ma gestion, comme un maître d'hôtel le rend à son maître avant de disparaître. » Vous admettrez que ce transfuge a de drôles de réflexions. Tenez: «Je n'ai jamais pu concevoir comment un père pouvait aimer ten­drement sa charmante fille sans avoir au moins une fois couché avec elle. Cette impuissance de conception m'a toujours convaincu et me convainc encore avec plus de force aujourd'hui que mon esprit et ma matière ne font qu'une seule substance ». Voilà le corps de Casanova. Trouvez-moi quelqu'un qui serait convaincu, en vérité, que son esprit et sa matière ne sont qu'une seule substance !

 

Le voilà, l'homme de l'avenir !

 

Oui, à supposer qu'il soit tout de suite dans un temps qui n'a pas à attendre l'avenir. À condition donc que ce corps-là soit intégralement habité par son passé, qu'il soit en même temps qu'il ait été, et que, par conséquent, l'avenir n'étant qu'un troisième terme, il en ait trouvé un quatrième. C'est une quatrième dimension qui comprend les trois autres. Regardez Picasso. Nous vivons une époque rétrécie. Dans la souveraineté de la technique, tout le monde est plus ou moins affolé par une économie de plus en plus restreinte. Les milliards s'envolent, l'être humain ne voit plus que sa petite proximité rentable. Il perd son temps au fur et à mesure que le temps change de nature. C'est une mutation.

 

Malgré tous ces obstacles, le dieu peut-il surgir?

 

Dans cette histoire, dite physique, pour que le dieu surgisse, il faut être deux. Sans quoi, le dieu s'éclipse car il évite le forçage comme le calcul. Il est splendidement gratuit, d'où le scandale.

 

Il faut être deux. Donc le dieu fait deux fois signe.

 

Oui. Mais s'il fait signe, ce qui est mis enjeu est de l'ordre du 4. Car, à l'inverse de la bouillie qu'on nous sert, le masculin d'un homme ne sera jamais le masculin d'une femme et le féminin d'une femme ne sera jamais celui d'un homme. C'est par ce 4-là que le dieu fait signe de manière imprévue.

 

Faut-il encore que le dieu fasse signe dans l'instant.

 

C'est ça. Mais écrivez-le « ins'temps ». Dans l'instance. Le corps a ainsi son passé et son avenir dans son présent.

 

Philippe Sollers

propos recueillis par Vincent Roy, Transfuge 11-2011

  Philippe Sollers

À paraître en janvier 2012, le nouveau roman de Philippe Sollers, L’Éclaircie