Centre,
Philippe Sollers
Par Philippe Chauché, La
cause littéraire, 30.03.18
« C’est maintenant l’œil du cyclone, le centre du tourbillon. Tout est d’un calme si extraordinaire que je n’ai plus rien à comprendre. Quelques phrases d’autrefois traînent encore, mais ne s’inscrivent pas, ma main
les refuse. La seule vraie couleur est le blanc ».
Centre est un précieux roman écrit dans l’œil du cyclone, du centre du tourbillon contemporain. Un roman placé sous
la protection d’étranges étrangers qui ont pour noms Freud
et Lacan – un juif athée, un catholique baroque, deux aventuriers de la vérité vraie–,
et sous le regard complice de Nora, douée pour les langues et la psychanalyse, une voix vivante qui sait se taire quand il faut. Le narrateur sait de quoi il parle, il sait qu’écrire entraîne et engendre une résistance, que ses phrases font naître une vitalité, une joie profonde, et permettent de voir et d’entendre ce qui se joue, se noue et se dénoue sur un divan, qui est celui du Monde.
Centre est aussi le roman de la Servitude volontaire,
des Faux monnayeurs, ces hurluberlus qui pérorent,
plume à la main, ou devant micros et caméras, en exhibant leurs extraordinaires découvertes tirées des poubelles de la littérature et de
la psychanalyse, l’un d’eux, Toupet, que l’on reconnaît sans mal à son assurance effrontée, entrerait sans mal dans le dictionnaire de la France moisie,
pour ses détestations, comme ses admirations. Face à ces exhibitions nihilistes, l’écrivain choisit un autre territoire,
entre mer et poésie, entre sommets et dunes. Il prend le
large – s’embarque vers le Centre –, à la manière des corsaires, et s’il saisit et décrit les visages de
la dévastation du monde, c’est à la manière de son pétillant complice Saint-Simon, il manie à sa manière, la pique et l’épée.
« Rien de plus ironique qu’un corsaire : c’est un pirate légal.
Un gouvernement le couve, il peut changer de pavillon, comme le célèbre Jean
Bart, qui, avant de devenir tout à fait officiel, a fait ses classes chez le Néerlandais Ruyter. Ils ont tous connu leur île au trésor, les noms et les situations changent, l’expérience reste la même ».
Centre est le
roman d’un corsaire, qui sait ce qu’il doit à l’océan, à la Seine, à
la belle Garonne, à la lagune de Venise, aux marins, aux aventuriers, aux penseurs singuliers, aux mathématiciens,
aux astronomes, aux poètes,
aux musiciens, et aux écrivains. Leur ombre se faufile, amicale, entre les lignes, Philippe Sollers a ce don singulier de provoquer des apparitions. Nicolas Copernic : Regardez-le
marcher seul dans les rues enneigées de Varsovie en pensant que personne ne croira à l’effarante nouvelle qu’il annonce, celle qui remet en cause tous les pouvoirs. Montaigne : On s’égorge sous ses fenêtres, mais rien à faire : il ne croit qu’à lui-même, au latin et au grec. Spinoza : Le
mot « Béatitude » a-t-il encore un sens ? Spinoza l’emploie,
en tout cas, et on se souvient que cela lui a valu des haines féroces. Et à chaque page de ce roman unique,
Freud et Lacan : comme jamais,
les rêves ont la parole.
« J’ose l’avouer : je vis chaque minute comme une préparation à être savouré par le néant. Il m’attend, il salive,
je suis sa proie préférée, je lui dois tout, même si rien n’est tout. Aucun désespoir, le soleil brille, et voici le soir charmant, ami du criminel. Pas de four crématoire, mon squelette a le droit de penser ».
Centre est un roman circulaire, dont le centre pourrait se partager entre Paris
et l’Italie, Dieu est italien, sans aucun doute, au centre de cette Europe lumineuse et musicale, ouverte sur la Grèce, avec ses langues de feu qui sauvent, j’ai été très heureux en latin, je le suis encore, et
Dante n’est jamais très loin. Philippe Sollers ne tourne pas en rond dans la nuit, et d’évidence à le lire, n’est pas consumé par le feu (1), mais il tourne autour de ce qu’il voit,
de ce qu’il entend, de ce qu’il lit, de ce qui s’édite – loin de L’Infini –, de ce qu’il écrit – au cœur de L’Infini.
Il y a toujours chez l’écrivain océanique cet appel d’air, cette manière de vivre poétiquement à Paris, ses dîners avec Lacan, ensuite, au
restaurant, avec le champagne rosé, quelle gaieté ! Le mot d’esprit en lui-même. Une sorte de bonté. Ou encore l’évocation de Freud en Italie, où il vit un conte de fées dont aucune photographie ni aucun récit ne saurait rendre compte. L’écrivain quant à lui, en a rendu compte dans nombre de ses romans, saisi par le même tourbillon et une volupté constante. Même si les délires et les retournements de l’Histoire s’intensifient, même si les horreurs et les simulacres ne cessent de s’inviter, Philippe Sollers écrit, et c’est toujours une surprise, un éclair,
et Centre nous invite à sortir de la nuit.
« Je quitte peu à peu le cercle,
je dépasse la noria des
images et des gestes, je
rejoins le Centre. Et là, d’un
coup, le monde nouveau se déploie ».
Philippe Chauché
(1) In girum imus nocte et consumimur igni –
palindrome attribué à Virgile et qui est repris par Guy Debord pour un film réalisé en
1978.
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