VOTEZ DE GAULLE !
Propos recueillis par Arnaud Viviant
Philippe Sollers, photos : Patrice Normand/Temps Machine
Petit bureau de
Sollers dans les soupentes de Gallimard. Encombré de livres, bien évidemment.
Sa fenêtre donne sur du vert : un peu de fausse pelouse installée sur un toit,
semble-t-il. On ne voit pas de ciel, c'est très bas, mais de la lumière. Oui.
On joue un peu au
con, comme on le fait toujours, dans la mesure où ça rassure tout le monde, en
début d'interview. On explique :
- Nous faisons une rubrique
qui s'appelle Pour qui votez-vous ? à laquelle Houellebecq a déjà répondu, par
exemple...
Sollers, à ce
nom, intéressé.
Il n'a même pas
encore allumé sa première cigarette.
- Tiens,
pour qui votait-il celui-là ? On lui répond, tout en se rendant soudain compte
de l'ironie de l'histoire.
- Balladur...
- Oh oh oh ! fait Sollers en envoyant dans le rouge les aiguilles de l'enregistreur.
- Oui,
on dit. Impossible de ne pas penser à vous, à votre article de 1995, « Balladur
tel quel » dans L'Express qui vous a valu ensuite une volée de bois vert de la
part de Pierre Bourdieu dans Libération.
Toujours pas de cigarette allumée de part et d'autre. Pas de stress. Pas de
plaisir non plus. C'est l'avantage de deux gros fumeurs : cela se mesure, et
cela se comprend, instinctivement, à cette addiction du moins.
- Quand
je pense à ce que j'ai pu prendre à cause de cet article, dont personne n'a
compris la teneur ironique... Enfin, passons...
Ici, donnons
quitus à Sollers. Personne sur le moment n'a compris son ironie à propos de
Balladur, soyons honnêtes, et pas même nous, parmi les plus malhonnêtes qui
soient. Pourtant, en retrouvant l'article sur Internet, on s'aperçoit que
l'ironie était nettement palpable, ne serait-ce que dans cette phrase que L'Express n'hésite d'ailleurs pas à mettre en chapô :
« Balladur, quel nom ! C'est quand même mieux
que Pompidou, de même que l'Orient de Smyrne fait plus rêver que l'Auvergne de Montboudif. »
On dirait du
Molière ; et, à sa façon, ça en est. Le français est là, déjà mondialisé si l'on
veut, mais toujours de voltairienne façon. Mais, foin de comparaison, revenons
à nos moutons :
- Bref, dans cette rubrique,
nous parlons du rapport au vote...
Réponse immédiate du célèbre écrivain
Gallimard :
- Je ne vote pas, coco... Mais faut pas
le dire !
Merde, se dit-on.
C'est mal parti, l'interview.
On embraye vite.
- Mais vous aviez dit au
téléphone vouloir nous parler du général de Gaulle. Vous vous souvenez, n'est-ce pas ? Alors, pourquoi de Gaulle ?
Et là, ça ne
rigole plus.
Cette fois, Sollers prend une cigarette.
Et nous aussi, du
coup.
Charles de Gaulle
Puis Sollers
(voix grave, presque empirique, genre) se lance :
-
De Gaulle. J'ai 5 ans, à
Bordeaux. Les Allemands sont là. Zone occupée. Ils ont réquisitionné tout le
bas des maisons. Donc, il faut s'appuyer sur un officier allemand. Dans notre
cas, c'est un Autrichien. Allemand avec un bémol, donc. Lequel Autrichien se
poivre le soir au Cognac tout en écoutant du Schubert, cependant que son
ordonnance cire ses bottes dans le jardin. Ma famille est très anglophile. Ce
que j'ai entendu durant mes plus jeunes années, c'est que les Anglais ont
toujours raison. Cela peut se discuter sur l'Irlande notamment, mais enfin...
Si
vous montez maintenant les escaliers, et que vous tendez l'oreille au fond des
greniers, vous entendez Radio Londres. Messages brouillés.
Sollers parle.
Mieux : en réécoutant la bande, en la décryptant, on dirait vraiment qu'il écrit
tout haut.
-
J'ai écrit un petit truc qui
s'appelle De Gaulle surréaliste sur
ces messages de Radio Londres, tous plus étonnants les uns que les autres. Ils
ont été compilés dans un recueil publié par Omnibus. « Les renards n'ont pas
forcément la rage, je répète... » « J'aime les femmes en bleu, je répète... » Ou
encore, le plus magnifique : « Nous nous roulerons sur
le gazon ! »... Ah bon ! Ah bon !
Il rit. Et, comme
tous les grands fumeurs, Sollers rit quand il tousse, et tousse quand il rit.
La fausse maladie des vrais Mousquetaires jaunis de nicotine : « Tousse pour
un, un pour tousse ! ». D'aucun dirait aussi celle des communistes, mais
qu'importent les extravagances malvenues, puisque Sollers est déjà reparti dans
son sillon.
- C'est de Bordeaux que de Gaulle
s'embarque pour l'Angleterre. Comme vous le savez, ils étaient huit au départ,
c'était un peu juste... Ce type paraissait vraiment très spécial... D'autant
plus que je suis très sensible aux voix et que celle-là... À l'époque, à Vichy,
ils avaient tous des voix blanches.
Sollers se met à
les imiter.
Comme tous les grands écrivains, il est un immense imitateur. Plein
de personnages. À se les tordre.
- « Londres, comme Carthage,
sera détruite ! » Oh la la! Ou alors (Sollers prend la
voix pointue des informations de l'époque) : « Ce matin, le maréchal Pétain est
allé visiter les membres du jury Goncourt... ». Oh ! Oh ! De l'autre côté
(Sollers imite maintenant l'organe gaullien) : « Je vous avais dit qu'il
pleuvrait, eh bien il pleut ! »...
Il inspire un peu
plus de sa Camel éternellement sans filtre.
Puis il continue.
- J'ai assisté dans une
embrasure de fenêtre à un discours de De Gaulle à
Bordeaux. Ma famille avait rendu des services aux Anglais, bon... J'étais dans
un petit costume de flanelle, très chic, n'en doutez pas. La Reine, qui s'est
très bien comportée durant le Blitz était là... Ce sont tout de même les Anglais qui ont remporté la guerre... J'ai encore le goût de
sa poudre de riz... Elle a commencé comme ça : « Nous voici rewenious dans notre bonne ville
de Bordeaux »... Te
deum le soir à la cathédrale, Le
Messie de Haendel... Enfin, bref... Le choc des civilisations était
violemment là, audible... Là-dessus, de Gaulle se fait remercier. Il a fait
croire que la France qui avait voté à 90% pour Pétain était à 90% avec lui...
Sublime acrobate !
Fin des souvenirs
d'enfance. Ce chanteur d'opéra, virtuel, inabouti, qu'est Sollers, change alors
soudain d'octave. La preuve : il nous appelle maintenant : « Cher Monsieur ». A-t-on vraiment mérité cela ?
- Ensuite arrive quelque chose
qui m'intéresse au plus haut point, puisque je suis corvéable : c'est la guerre
d'Algérie, cher Monsieur... Qu'on n'avait pas même le droit d'appeler ainsi : il
fallait parler de maintien de l'ordre. Exactement comme en 68, personne
n'utilisait le mot qui convenait, c'est-à-dire celui de révolution... On disait
« les événements »... Donc, premier placard de De Gaulle : parfait. Deuxième placard : à mon avis, très, très, très respectable.
Le « Je vous ai compris », allez vous faire foutre, etc. Et puis tentative
d'assassinat quand même, bon... Là, de Gaulle m'intéresse parce qu'il veut se
venger. De qui ? Des Américains. De Roosevelt. Qui l'a fait chier à mort. Qui avait des plans pour la France, créer une autre
monnaie, etc. Et puis, à Yalta, de Gaulle n'est pas là. L'Algérie, Monsieur,
cela a signifié pour moi d'être réformé n°2, sans pension, pour terrain
schizoïde aigu, ce qui supposait une certaine solidité nerveuse et une grève de
la faim qui a duré trois semaines dans un hôpital militaire... Arrondissement
maudit pour moi que le XIXème, l'hôpital militaire Villemin, la gare de
l'Est... Il faisait très froid. Mais on ne pouvait entrer à l'infirmerie
qu'avec 40 de fièvre... « Nous avons le droit à 10% de déchets », me disait le
médecin militaire... J'y serai encore si Malraux ne m'avait pas fait libérer...
Je l'ai remercié par un petit mot. Ce n'était pas vraiment mon héros, mais
enfin. Il m'a répondu par une carte de deuil, parce qu'un de ses fils venait de
se tuer en voiture, tout à fait dans le style Malraux : « C'est moi qui vous
remercie, Monsieur, d'avoir rendu pour une fois l'univers moins bête»... Évidemment, si on s'écrit des lettres comme ça ! Puis arrive 1964.
Reconnaissance de la Chine populaire par le général de Gaulle. Malraux va voir
Mao Tsé Toung, et la première chose que Mao lui demande : « Parlez-moi de
Napoléon »... Drôle, non? Je vous signale au passage que les Chinois vont
célébrer en 2014, de façon grandiose, je ne sais pas, mais en tout cas remarquée, l'anniversaire de la reconnaissance de la Chine
par la France. Fin du cordon sanitaire, alors que la Chine avait déjà rompu
avec l'URSS... De Gaulle, toujours pour emmerder les Américains : le discours
de Phnom Penh où il critique l'intervention américaine au Vietnam... Et puis un
jour où il avait peut-être forcé sur la bouteille, on ne sait pas : « Vive le
Québec libre ! » Le côté très drôle de De Gaulle...
C'est Ubu ! « Françaises, Français, aidez-moi! » Vous n'étiez pas né, cher
Monsieur, mais j'étais étudiant à Paris quand, depuis ma chambre, j'entendis un
fracas extraordinaire. C'était le putsch ! Les tanks prenaient position dans Paris,
car on s'attendait à ce que des parachutistes putschistes sautent sur la
capitale ! Le Pen était déjà là... Un jour il m'a agrippé sur le boulevard
Saint-Michel parce que je manifestais... Donc, je vote de Gaulle sur les trois
premiers placards... En revanche, pas sur le quatrième, celui de Mai 68... Cela
dit, ce « non »-là à de Gaulle était très trouble. Vichy et Moscou, Moscou et
Vichy, c'est toujours ça la France... Il y a un refoulé gaullien... Gaulliste,
je ne sais pas ce que ça veut dire, je m'empresse de le préciser. Sa phrase la
plus drôle, c'est : « Vous mettrez une croix de Lorraine à Colombey,
cela fera réfléchir les lapins. »
Mais à l'époque, Debord et d'autres pensaient vraiment que de Gaulle,
c'était l'arrivée du fascisme. Ce qui me paraissait peu vraisemblable. «
Croit-on qu'à 68 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ? » Les
conférences de presse de De Gaulle, on peut les
revoir en boucles pour s'amuser. Sans parler de Mitterrand que de Gaulle
surnommait « l'arsouille »...
Cela fait un bon
moment que Sollers parle tout seul, en freestyle. On
essaie de reprendre la main. Au simple nom de Mitterrand, on glisse ainsi :
- En 1981...
Mais Sollers, pas
fou, ne se laisse pas faire. Il reprend aussi sec:
- Ah mais, Monsieur ! En 1981,
je ne suis pas là.
Toujours ce vieux
truc du « Monsieur » qui vous foudroie comme un vieux con soudain sous l'orage,
alors que vous avez vingt-cinq ans de moins que lui. En même temps, on se
souvient que c'est vrai. Qu'en 1981, pour ce qu'on en sait, Sollers était très
certainement à New York en train d'écrire Femmes.
De toute façon, il s'en fout. Il a déjà ressaisi la parole :
- En 1981, je
déserte. Très vite. Ma mauvaise réputation est fondée, croyez-le. Mes mauvais
rapports avec le Parti communiste, mes aventures mao... Très mauvaise
réputation, Sollers ! Mais, je la conserve pieusement. Le nom de Malraux
faisait tressaillir Mitterrand : il embrayait tout de suite sur Drieu la Rochelle. Je ne sais plus quel témoin racontait
ça, mais c'est très clair. Après, Bousquet... « Il a rendu des services », disait
Mitterrand... Ou Papon qui n'était pas Bordelais même si on l'a jugé à
Bordeaux. Il fallait alors récupérer tout le monde...
Sollers inspire. Puis se relance.
- Ce qui
m'intrigue le plus, c'est à quel point la police de De Gaulle était mal faite pour n'avoir pas vu venir Mai 68. La police de
Mitterrand était beaucoup plus efficace. Et ne parlons pas de celle
d'aujourd'hui. Mon héros ces jours-ci s'appelle Snowden.
Voilà un génie ! Ha oui ! Il faut le faire : prendre un billet pour Hong-Kong,
ne pas se faire bousiller par les Chinois, alors qu'une triade de Hong-Kong, ce
n'est quand même pas très cher et cela n'a pas de comptes à rendre à aucun
gouvernement... Des Chinois qui renvoient ensuite Snowden à Moscou... Là, je crois entendre de Gaulle rire dans sa tombe ! Le fait que
les États-Unis d'Amérique ne soient pas capables d'abattre un type aussi
toxique, c'est la véritable information ! Tout ça, au demeurant, dans une
gigantesque hypocrisie ! L'Europe qui dit : « C'est très grave, nous allons
demander des explications. » Mais enfin, les États-Unis sont des alliés ! Donc
l'Europe s'espionne elle-même... L'Europe, l'Europe, l'Europe ! Comme un cabri
! La politique ne se fait pas à la corbeille ! Même le premier pape jésuite
semble vouloir aujourd'hui blanchir la banque ! On verra. Ce qui est
intéressant, c'est qu'il y a ainsi, parfois, des individus qui surgissent, tel
de Gaulle, et qui par leurs agissements, leurs discours, infléchissent le cours
de l'Histoire. Alors oui, j'y reviens, de
Gaulle surréaliste. Les messages personnels à la Résistance... « Rodrigue ne
parle pas l'Espagnol »... C'est tout de même de questions de vie ou de mort dont
il s'agissait. Ces messages cryptés, cela voulait dire : il faut buter
quelqu'un. Ou bien : il faut faire sauter un train. Eh bien, cette force
symbolique dans le dire est la raison pour laquelle je vote aujourd'hui de
Gaulle.
Charles n°7, octobre 2013
|