CONTRE-ATTAQUE ET COMPLOTS
Propos recueillis par Vincent Roy
Photo Oliver Roller
Inlassablement, de livre en livre, Sollers est au
combat. Pourquoi ? Parce que selon lui, l’obsession de la société, ce gros
animal, c’est de « saisir les gens dans une identité fixée ». Son devoir,
alors, c’est d’affoler cette volonté forcenée de fixation « Le problème, mon problème, c'est de dérouter
la boussole idéologique ». Dans Contre-attaque,
c’est peu de dire que sa mission est remplie. Ce livre de conversations
brillantes avec Franck Nouchi remet la littérature à sa place : la
première.
Vous attaquez
d’emblée les attaquants. En première ligne, Pierre Bourdieu et Régis Debray.
C’est de la vieille histoire. Ont-ils, à ce point, un rôle déterminant ?
Pourquoi dites-vous que c’est de la « vieille histoire
» ? Prenons le cas Bourdieu. Enormément de gens ont subi et subissent encore
l’influence de ce grand sociologue, de ce grand penseur dont la mort fut
annoncée avec des sanglots par la presse - et partout dans la tribu enseignante
qui se voulait progressiste. Que Bourdieu ait eu le besoin d’écrire sur moi
quelque chose qu’il faut bien appeler un document stalinien, c’est- à-dire
pratiquant l’insulte à haute dose, voilà l’intérêt. Ce n’est pas une « vieille
histoire ». C’est une histoire qui est signée dans un coin par des insultes.
Qu’est-ce qui peut pousser quelqu’un à l’insulte nominale ?
Oui, je vous
pose la question.
Le clergé a compris assez vite que je venais faire
problème dans leur église. Et comme elle est en pleine décomposition cette
église, le moment est venu pour moi de rappeler que je n’ai jamais été un
intellectuel.
Mais un
écrivain.
C’est en effet sur la littérature que je m’appuie pour
penser. Je suis un écrivain, c’est- à-dire quelqu’un qui a un corps particulier
et qui ressent les choses d’une façon physique. Ce physique interpelle, gêne,
le clergé intellectuel. Etant entendu que le vieux clergé catholique n’a plus
rien à faire en ce monde qu’à être l’agence humanitaire qu’elle est devenue.
Donc le clergé intellectuel, sa naissance, sa prolifération à travers
l’université et tout ce qu’on aura pu mettre autour comme politique, se sent
mis en danger par mon existence physique. Du coup, insultes. On insulte
quelqu’un qui vous gêne par son corps.
Les épigones
de Bourdieu, les sentez-vous toujours à l’œuvre ?
Ecoutez, quelqu’un qui s’est réclamé ouvertement de
Bourdieu, c’est Laurent Binet qui a écrit La
Septième Fonction du langage. Il n’y a pas lieu de ne pas comprendre. Il
est question de mon émasculation dans ce roman. C’est bien là une question
physique, organique, intrinsèquement physiologique. Concevoir tout un roman
pour en arriver à raconter, avec le nom propre, l’émasculation de quelqu’un,
c’est pas mal. Donc, on commence par les insultes et on va jusqu’au bout du
fantasme.
Qu’est-ce qui se joue, à l’époque actuelle (voilà
pourquoi ce n’est pas de la « vieille histoire »), avec les mêmes passions ? Il
s’agit bien d’éradiquer encore une fois ce qui est venu faire effervescence
autour de Mai 1968. Je ne suis pas seul en cause, il y a Barthes, Foucault,
Deleuze, Lacan. Tout cela est mis en scène comme ayant profondément gêné le
clergé installé et universitaire. Cette hantise de mai 1968 est extraordinaire.
Prenez par exemple ce journal qui vient de paraître, Journal pour Anne (Gallimard, 2016), où
le président Mitterrand écrit tous les jours à Anne Pingeot en même temps qu’il
lui envoie des lettres d’amour : il y a une année manquante. Il a dû avoir
trop à faire. C’est 1968, évidemment. Comme c’est curieux. Dois-je vous
rappeler que Sarkozy a fait un grand discours pour dire qu’il fallait éradiquer
68. Ce n’est pas du tout de la «vieille histoire » mais au contraire, la même
histoire qui continue.
Vous faites
de l’Histoire ?
Oui, mais non pas en tant qu’historien, ou en tant
qu’intellectuel pour combler les trous ou pour présenter une vision idéologisée de l’Histoire. Ce qui
m’intéresse passionnément, c’est la vie des corps dans l’Histoire. Je suis un
écrivain d’Histoire.
Revenons
encore un instant sur le corps de l’écrivain d’Histoire Sollers. C’est lui
encore, ce corps, qu’attaquait Rinaldi dans les pages de L'Express?
Mais bien entendu. Quelle abjection j’ai pu
représenter pour Rinaldi qui est maintenant assis quelque part dans le mouroir
de l’Académie Française, sinon évidemment une hétérosexualité débordante.
Laquelle m’a fait aussi avoir dans le même magazine un article sensationnel de
Dominique Fernandez. Quand je vous parle du corps, je vous parle bien
évidemment de sa fonction sexuelle et de sa fonction de jouissance qui conduit
par la suite à décrire mon émasculation. Que voulez-vous de mieux ?
Onfray vous
attaque aussi. Pour les mêmes raisons ?
Evidemment. Vous savez, en plus, j’ai tous les défauts
à la fois. Premier défaut : le manque d’origines modestes. C’est terrible
pour le clergé. Il aime les origines modestes et qu’on avance au mérite. Or, je
n’ai aucun mérite. Je suis un privilégié qui devrait s’excuser tous les jours
d’avoir eu des privilèges historiques et politiques. Je parle de Bordeaux.
Dans un pays comme la France, actuellement en
décomposition, ne pas avoir participé au fascisme français, au totalitarisme du
parti communiste que j’ai attaqué violemment sur la base chinoise, tout cela
vous fait une réputation excellente c’est-à-dire très mauvaise et que je
conserve pieusement.
Avez-vous
apprécié l’émission Stupéfiant! de Léa Salamé (diffusée le 12/10/2016 sur
France 2) ?
C’était drôle d’autant plus que vous avez remarqué que
comme je fume, la télévision a introduit un rond noir avec écrit « Fumer tue ».
Ce rond noir vient cacher mon visage quand je parle, il gêne, si bien qu’on
n’entend plus ce que je dis.
Dans l’attaque ad
hominem continuelle et, disons, de gauche, il y avait une force que j’ai pu
utiliser. Le système a compris que c’était du surf : le type est sur la
vague, fait des acrobaties et fini par arriver tranquillement sur la berge. Le
système a enfin compris qu’il ne servait à rien de m’insulter car je bâtis là-dessus
en détournant la force. Ce système, soit dit en passant, à mis très longtemps à
comprendre. Il a fallu pour cela que je sois dessaisi de toute surface médiatique
imprimée (Le Monde, le JDD, L’Observateur)
La nouvelle stratégie, c’est la censure. Salamé a coupé des images
intéressantes. Par exemple, Antoine Gallimard est filmé dans les jardins des
éditions et Léa Salamé lui demande : « Que fait Sollers chez Gallimard ?
». Et Antoine de répondre : « Ah, mais c’est un ami très joyeux ». Autre
dialogue coupé : j’ai une conversation avec une romancière marocaine qui
s’appelle Leïla Slimani et je lui demande, en lui offrant le Folio de Femmes, ce qu’elle pense de l’état
actuel de la situation des femmes marocaines.
Autre chose le prix Nobel de littérature vient d’être
décerné à Bob Dylan. C’est merveilleux car, comme vous le savez, il n’y a pas
d’écrivains américains vivants. Et Philip Roth ? Ah oui, mais il n’est pas
convenable. Et Dario Fo qui meurt alors même que la plaisanterie recommence
encore une fois, c’est-à-dire la pression politique. Dario Fo, c’était pour
contrer Berlusconi (ce qui n’a rien contré du tout), et Dylan, c’est pour
contrer Trump. Il faut suivre l’Histoire et la politique par en dessous. C’est
«l’envers de l’Histoire contemporaine », comme a dit le grand, l’énorme Balzac.
C’est ça que la littérature doit porter le secret de l’Histoire.
Vous avez
parlé de Proust à Léa Salamé dans les jardins de Gallimard. Pourquoi ?
Proust, l’immense Proust, n’aurait jamais pu dire à
quel point la France était un pays merveilleux (personne ne l’a dit avant lui
et au moment où elle allait sombrer dans la guerre mondiale), s’il n’avait été
indubitablement un bourgeois et un juif homosexuel. C’est parce qu’il était
juif et aussi homosexuel qu’il a vu avec une lucidité et une invention
magnifique la beauté, la grandeur des paysages et de l’esprit français. Dans
chaque cas, il y a une singularité qui vient et que l’on essaie d’empêcher.
Proust, il n’en a plus été question après sa mort pendant de très longues
années. Il faut sans cesse réhabiliter les grandes œuvres. Prenez Bataille, il
faut quarante-deux ans après sa mort pour voir la Pléiade de ses romans
sublimes. Alors qu’il a fallu cinq ans pour faire la Pléiade de Jean
d’Ormesson.
Dans votre
fameux article intitulé « La France moisie » sur lequel vous revenez dans Contre-attaque,
vous écriviez : « Oui, finalement, le XXème siècle a été très décevant, on
a envie de l’oublier, d’en faire table rase. Pourquoi ne pas repartir des
cathédrales, de Jeanne d’Arc, ou, à défaut, d’avant 1914, de Péguy ? » C’est curieux, non, ce consensus sur
Péguy, lequel réunit par exemple, Finkielkraut et Plenel ? Quel est le symptôme
Péguy ?
Je l’explique par le fait que tout est fait pour
éviter le XXème siècle qui fut très lourd. Péguy meurt en martyr. En tant que
martyr, Péguy nous évite ce martyre, ce martyre que vous vivez au jour le jour,
c’est-à-dire la désagrégation de la gauche, de la politique, etc. Et c’est pourquoi
c’est si intéressant d’être en France, car c’est là où ça se passe, dans le
pays de la Révolution française. C’est là-dessus que le « bloc » comme disait
Clémenceau est en train de sauter. C’est un girondin qui vous parle. 1789 et
1793, c’est très important.
Le réalisateur Wajda vient de mourir. En 1983, il fait
un film intitulé Danton où la Terreur
est très mal peinte, et avec des acteurs français. Des ministres socialistes
quittèrent la salle de projection. Le parti communiste français a mené une campagne
à boulets rouges contre Wajda. Ce qui intéressant encore ici, c’est la
falsification de l’Histoire par les intellectuels et le fait qu’on vous en
propose une version non conforme à la vérité sanglante des faits. Alors,
évidemment, il faut de temps en temps que quelqu’un vienne et fasse quelque
chose de très important. Un exemple ? Shoah de Lanzmann, film admirable contre le cinéma. Or, nous sommes dans un monde de
cinéma.
... de
spectacle, oui. Justement, à propos de Debord, dans Contre-attaque,
vous dites qu’il est resté fidèle au concept de prolétariat et qu’il aurait été
surpris aujourd’hui de sa dissolution complète. Vous ajoutez encore que, face à
la mondialisation, Debord pensait à une potentialité rédemptrice du
prolétariat.
C’est religieux. Rédemption messianique qui était
écrite dans la métaphysique même du marxisme. C’est simple à comprendre. Il n’y
a pas de rédemption possible en tant qu’ensemble. Il n’y a pas de rédemption
d’un « nous ». Debord se permet de dire « je », à la première personne,
seulement à partir d’In girum imus…
C’est à partir de là que l’on sent un ton mélancolique et profond, d’ailleurs.
Admirable écrivain. Pas philosophe.
C’est ça un écrivain. Un écrivain ne dit jamais « nous
». Proust ne dit jamais « nous ». C’est ça l’erreur de Céline à un moment
donné, il a cru à un « nous ». C’est ça l’erreur aussi de Heidegger, de croire
au peuple allemand. Toutes les erreurs portent sur le « nous ».
Le clergé qui est en pleine désagrégation parce qu’il
est devenu idéologue au lieu d’être théorique appartient à la religion de la
République. Elle a eu lieu, cette religion, et elle se désagrège. On vous en
bassine les oreilles tous les jours nos valeurs, nos valeurs, nos valeurs.
Désagrégation de toute la métaphysique occidentale.
PHILIPPE SOLLERS
Propos recueillis par Vincent Roy
Transfuge, novembre 2016
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