Dominique
Rolin est la dédicataire de ce Dictionnaire
amoureux.
Venise
apparaît dans presque tous ses livres, en grande partie écrits dans cette ville
qu'elle appelle le plus souvent, par discrétion et un goût prononcé pour la
clandestinité, « la ville étrangère ».
Elle y a
beaucoup vécu, dans le plus parfait incognito (un record), avec le personnage
qu'elle appelle Jim, c'est-à-dire moi.
On se
reportera donc à ses livres, surtout Les
Éclairs (1971), Trente ans d'amour
fou (1988), Le Jardin d'agrément (1994), Journal amoureux (2000, Folio
3525), Le Futur immédiat (2002, Folio
3947) Plaisirs (2002, Folio 4008).
Dans ce
dernier livre d'entretiens avec Patricia Boyer de Latour,
elle raconte notre arrivée à Venise, venant de Florence, en 1963 :
«Donc,
nous arrivons par la route un soir... Nous prenons un vaporetto, il faisait
très beau, c'était le plein été. Et là, ç'a été "la" révélation,
comme si tout d'un coup on nous offrait un lieu qui devait nous appartenir de
toute éternité. À partir du Grand Canal, le vaporetto s'arrêtait à chaque
station dans l'obscurité, la lumière du ciel mêlée aux lumières des réverbères.
Jim portait deux valises énormes et nous avions réservé dans un petit hôtel
près de la place San Marco. Au moment où nous découvrons cette place devant la
basilique Saint-Marc, nous avons été pris d'un sentiment quasiment religieux,
comme si nous étions transportés dans un univers qui nous cernerait intimement.
Il a posé ses valises et nous sommes restés dix minutes sans pouvoir parler...
Puis nous sommes descendus à l'hôtel, nous avons dîné et… nous avons pris un
café au Florian ! (Rires.) Nous
sommes allés ensuite jusqu'au bord du quai. Il y avait à l'amarrage des
gondoles serrées les unes contre les autres et soulevées par les vagues. On
aurait dit des cygnes noirs. Je m'en souviens encore comme d'une découverte
prodigieuse... Et ce fut tout pour ce jour- là !
« Le
lendemain matin, Jim s'est mis, comme chaque jour, au travail. Moi, je voulais
apprendre la ville... Je me promenais donc jusqu'à l'heure du déjeuner ;
l'après-midi, je rentrais vers six heures du soir, et nous ressortions pour
dîner. Il allait tous les matins au Florian pour écrire à une table, toujours
la même, loin de la lumière du jour et de la foule. Il a besoin de se fixer
comme s'il y avait une sorte de rapport intime entre la circulation de son sang
et de son esprit avec ce qui l'entoure. Je partais à l'aventure, seule.
« J'aimais
me perdre en suivant ces veines quasiment sanguines que sont les voies menant
à la Giudecca, insoupçonnable pour moi, et dont
personne ne m'avait parlé. Au moment où j'y suis arrivée pour la première fois,
j'ai eu un coup au cœur... en découvrant cette ouverture sur les Zattere et sur la largeur du canal. À tel point que je me
suis dit qu'on ne pouvait pas rester dans notre petit établissement enfoncé en
pleine ville Je suis entrée dans l’hôtel qui se trouvait là, j’ai demandé le
prix des chambres à une vieille dame. Et là, elle m’ouvre une fenêtre sur la Giudecca… Quelle stupeur ! (Rires.) J’ai pensé : mais c’est ici qu’il faut vivre ! Tout se
passait comme si notre vie nous attendait là depuis toujours. À la fin de cette
matinée, je suis allée le rejoindre en lui disant : « Il faut que tu voies ça.
» Et nous avons tout de suite retenu une chambre pour l’année suivante, la
chambre aux trois fenêtres (une à l’ouest sur le petit canal perpendiculaire,
deux sur la Giudecca dont l’une réfléchit toute la
chambre et l’autre la circulation des bateaux) que l’on nous a gardée chaque
fois.»
C'est elle
qui était avec moi, en 1985, lors de l'extravagant concert donné à La Fenice en l'honneur du pape (voir Fenice).
Les Éclairs :
« Portés
par l'air vif dans ce premier matin de la ville retrouvée, nous avançons, lui
et moi, sans accorder d'attention tout d'abord à ce qui se passe alentour.Simplement ceci: débarrassés d'un
impondérable massif d'oublis qui nous reliait à ce que nous étionshier, nous nous sentons propres, comme
si nous venions d'être inventés pour les besoins d'une action qu'on nous laisse
ignorer encore. Dans notre dos, émergeant de la perspective des murs et des
toits coulés parmi les feuillages retombants, le soleil se lève, étire en avant
nos ombres au ras du sol. Notre marche aussi en direction de la station
maritime dont on aperçoit l'escalier défendu, la muraille aveugle, est une
invention ferme et souple d'un dehors au seuil duquel on nous a déposés. On
peut dire que nous sommes irresponsables, frais;
nous rions chacun pour soi, au fond de la gorge, dans un silence que nous
n'avons jamais connu jusqu'ici. »
Le Futur immédiat :
« Cinq
goélands posés côte à côte sur le pont de la Risorta, une des péniches
amarrées au bord du canal. Étrangeté d'un corps d'oiseau sauvage : rondeur
plumeuse, petite tête mobile, œil fixe, le bec et accent de férocité, couteau
ancré à même la gorge si blanche. Et les pattes aussi, dureté d'instruments
d'attaque et de défense incessamment prêts à se battre à mort. Je les regarde, c'est important, je suis obligée de les inclure dans mon
récit, c'est moi qui décide. De temps en temps, l'oiseau se fourre le bec un peu
partout, sur la nuque ou le cou, soulevant une aile ou la queue, la souplesse
de son corps bien nourri est celle d'un acrobate mettant au point un numéro de
cirque inédit.
« Être un goéland au lieu d'être une femme, voilà qui
m'aurait épargné beaucoup d'efforts avant d'atteindre le meilleur de moi-même.
»
Et, dans Les Éclairs, cette apparition d'Ezra
Pound :
« Ce rêve
nous rappelle, à lui et moi, l'apparition de l'ancien au bout du quai dans la
nuit. Ses cheveux blancs brillent sous les lampadaires. Il tient la tête un peu
renversée, le regard est fixe, dur, ailleurs, ferme, loin. Sans s'occuper de la
femme qui le suit, il avance avec une économie rythmée des muscles et des articulations
: ainsi font les grands vieillards. Le squelette — la mort — est au
premier plan. Appuyé sur sa canne, il marque la mesure de ses pas, fermes, à
peine saccadés. Il passe devant nous. Il est clair, précis, élégant. Son visage
barbu et très blanc est une construction d'écume. Il s'éloigne. Il monte les
marches du pont. Au sommet, il s'arrête. Peut-être regarde-t-il le rivage
brillant de l'île un peu brouillé dans le lointain. Ou peut-être regarde-t-il
en lui-même en s'aidant du lointain. Ensuite il glisse son bras sous celui de la
femme qui l'a rejoint : ensemble ils descendent l'autre côté du pont. À peine
a-t-il disparu du champ de notre regard, nous voici forcés de répéter
mentalement son passage. Sur les pierres, entre le ciel et l'eau il avance sans
plus marcher. Il glisse. Il entraîne avec lui la foule de ses silences et de
ses discours, de ses mots, de ses phrases, de ses plans, de son écriture de
palais, de guerre, de canaux, de jardins, de cours. »
Dominique Rolin à l'époque des Éclairs (1972)
Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise, Plon, 2004