Un amour clandestin
PAR JOSYANE SAVIGNEAU
Mais qui était donc ce «Jim »,
apparu dans l'œuvre de Dominique Rolin au début des années 1960 et traversant
désormais presque tous ses livres? Le choix de son nom était certainement un
clin d'œil à James Joyce et à son amour pour Nora. Mais était-il seulement un
personnage de fiction, une miraculeuse invention, ou un miracle dans la vie
même de la narratrice? De roman en roman, jusqu'à ces Trente Ans d'amour fou, en 1988, on avait compris qu'il était
l'amour absolu, non seulement de la narratrice, mais de l'auteur.
Il l'avait ramenée à la vie
après un deuil qu'elle croyait inguérissable. Il avait apaisé ses angoisses.
Ecrivain lui aussi, plus jeune qu'elle, il lui avait permis, disait-elle, de libérer» sa narration. Il l'avait
arrachée à toutes les conventions, littéraires, sociales. Ses anciens amis s'en
plaignaient. Elle s'en moquait.
Leur amour devait demeurer clandestin,
donc parfait, puisque totalement asocial. Ensemble, ils avaient découvert leur
refuge, « la ville étrangère», devenue elle aussi un personnage des romans de
Dominique Rolin. On reconnaissait sans peine Venise. Ils y allaient deux fois
par an, presque toujours aux mêmes dates. Dans le même hôtel, dans la même
chambre. Quand il faisait beau, elle écrivait sur le ponton, tandis qu'il
restait à l'intérieur. Si le temps se gâtait, ils écrivaient tous deux dans la
chambre. Une même passion: les mots.
A la toute fin du XXe siècle,
l'identité de Jim était devenue, dans le milieu littéraire, un secret de
Polichinelle. Mais personne n'aurait osé écrire ou dire son nom. En 2000,
Dominique Rolin publiait Journal amoureux.
Un texte bref, magnifique. Leur histoire d'amour demeurait, certes, une «
clandestine révélation magnétique », mais l'excellente dessinatrice qu'était
aussi Dominique Rolin traçait un portrait de Jim, où l'on pouvait reconnaître
un écrivain désormais célèbre.
Elle racontait leur première
rencontre, en 1958. Il n'avait pas encore 22 ans, et son premier roman, Une curieuse solitude, faisait beaucoup
de bruit. Son éditeur voulait faire connaître ce jeune homme et avait organisé
un déjeuner littéraire. Dominique Rolin, dans la grande beauté de ses 45 ans,
était assise à côté de lui. Elle lui a confié que depuis la mort de son mari,
le sculpteur Bernard Milleret, elle ne pouvait plus
écrire. Il a répondu : « Vous croyez ?» Puis il lui a écrit. «Il souhaite me
revoir, il précise qu'il n'aime pas les choses inabouties. Je lui plais. Il me
plaît. Après tout, pourquoi pas?»
Pour ceux qui savaient qui était Jim, l'occasion était trop belle. Bernard
Pivot a invité Dominique Rolin sur le plateau de « Bouillon de culture » pour Journal amoureux et lui a dit soudain:
«Jim, c'est l'homme qui est ici à côté de vous, c'est Philippe Sollers. » À la
fois heureuse et gênée, elle a simplement dit «oui». Si Philippe Sollers était
sur ce plateau de télévision, c'est aussi parce qu'il publiait Passion fixe, que certains ont lu un peu trop vite comme un écho à Journal amoureux. Dora, le personnage principal, n'est pas
Dominique Rolin comme Jim est Philippe Sollers. Passion fixe n'est pas
une confession.
Mais leur histoire est bien une passion fixe. En 1965, Drame, de Philippe Sollers, était dédié « à D ». En 2004, son Dictionnaire amoureux de Venise est
« Pour la Grande Petite Jolie Belle Beauté ». « Venise est une grande aventure
historique. Elle peut être aussi une passion individuelle. C'est le cas ici »,
écrit Sollers.
Dominique Rolin est morte le 15 mai. « Jim a dit: "Comme c'est bête la
mort!" » Mais quelques pages auparavant, dans ce Journal amoureux, Dominique Rolin lui avait répondu: « À y bien
réfléchir, la mort existe-t-elle vraiment? »
Le Nouvel Observateur du 24 mai 2012 - n° 2481
par René de Ceccatty
Le Monde
Auteur d'une œuvre littéraire
intransigeante d'une exceptionnelle longévité, Dominique
Rolin est morte le 15 mai, à Paris, à l’âge de 98 ans.
Au début des années 1960,
Dominique Rolin, encore quadragénaire, avait déjà une œuvre romanesque
importante, assez classique de facture, mais traversée de violences. Elle
venait de perdre son mari, le sculpteur Bernard Milleret, et lui avait
consacré un récit bouleversant, Le Lit (Denoël, 1960). Ses précédents livres avaient été remarqués par la
critique et par le public. Elle n'hésitait certainement pas sur son rapport à
la littérature, mais la forme littéraire n'était pas sa préoccupation première.
Grâce à la rencontre d'un jeune écrivain et aux recherches du Nouveau Roman et de Tel Quel,
elle trouve alors une liberté de narration nouvelle.
Elle publie Le For intérieur, en 1962 : c'est un tournant.
La critique prétend qu'elle se
laisse gagner par l'avant-garde. Ce n'est pourtant pas la stricte vérité, car dès Les
Marais (Denoël, 1942), les contradictions intérieures des liens familiaux
et affectifs, des pulsions sexuelles, faites de désir et de dégoût, étaient
traquées. Ce livre, à sa sortie, fut célébré notamment par Jean Cocteau et Jean Paulhan.
Dominique Rolin lui demeura fidèle, puisqu'elle le republiera.
De ses personnages, elle écrivait
dans la préface à l'édition de 1991 (Gallimard), où elle s'adressait à la jeune
femme de 29 ans qui avait signé ce premier roman: "Ils sont uniquement
sauvés de leurs obsessions par la permanence d'une fantasmagorie ténébreuse qui
les autorise à flotter au long des jours et des nuits : Jérôme Bosch et Bruegel, ainsi que la magique
atmosphère de ton pays de naissance, sont là pour te seconder." En effet, Dominique Rolin aura puisé dans une zone de rêves la force de
résister à ses "violences narratives incontrôlées". Et son
œuvre, qui se réfère souvent à Bruegel (Dulle Griet, L'Enragé) est, comme elle le reconnaît, "somnambulique".
Née le 22 mai 1913, à Bruxelles,
dans une famille littéraire (son père est conservateur de la bibliothèque du
ministère de la justice et sa mère est la fille du romancier Léon Cladel),
elle a d'abord été bibliothécaire, mais publie des nouvelles dès 1934 (reprises
dans Les Géraniums, La Différence, 1993).
"Le futur écrivain, commentera-t-elle, était doué d'une méchanceté d'œil fort
plaisante, d'humour noir aussi, du besoin de s'abandonner sans contrôle à ses intuitions et ses rêves, c'est-à-dire l'amorce d'une recherche
d'amour."
Son mariage en 1937 avec un homme
violent et alcoolique la hantera toute sa vie. Pendant la deuxième guerre
mondiale, elle change à la fois de pays et de style d'existence. Dessinatrice douée,
elle mène parallèlement une carrière d'illustratrice et une autre d'écrivain,
avec succès, puisque, en 1952, elle obtient le prix Femina pour Le Souffle (Seuil).
Les romans et nouvelles publiées durant cette période (Moi qui ne suis
qu'amour, Le Gardien, Artémis) font d'elle un écrivain qui, sans être
populaire, rassemble un large public.
UN AUTRE MONDE
Sa famille demeure au centre de
son inspiration. Son ton est cruel, ses descriptions parfois crues, son regard
assassin. Par ailleurs, sa beauté lui permet de construire un personnage très singulier dans le milieu littéraire.
Mais, tout en acquérant un certain pouvoir et une autorité critique (elle fait partie du jury Femina, qui l'exclura pour avoir critiqué son "archaïsme" et son fonctionnement), elle se
détache intérieurement de cette comédie. Ses livres se dépouillent de
l'intrigue. Le style passe au premier rang. Maintenant, Le Corps, Les
Eclairs, Deux témoignent de cette affirmation de la littérature pure.
Elle met en place une œuvre de
plus en plus originale, avec en particulier une trilogie : L'Infini chez
soi ; Le Gâteau des morts, qui fait mourir l'auteur le 5 août 2000 et La Voyageuse (Denoël, 1980, 1982, 1984).
Dénonçant l'hypocrisie mielleuse des âmes éplorées, Dominique Rolin trace un
tableau impitoyable de son entourage, en isolant un amour clandestin, dans
lequel beaucoup de lecteurs verront la clé de l'œuvre de la maturité. Enfin, à
l'occasion de Journal amoureux (Gallimard, 2000), a été révélée
l'identité de celui qu'elle a toujours prénommé Jim, Philippe
Sollers, ce qui a suscité dans le grand public une plus vive
curiosité.
À cet amour, elle a consacré de
nombreux livres, dont Trente ans d'amour fou, 1988, Le Jardin
d'agrément, 1994 (tous deux chez Gallimard). Cet homme apparaît comme un
repère essentiel de son univers, auquel il procure constance et force. Mais
aucun détail qui trahirait l'intimité des amants. On est dans un autre monde,
dans une autre mesure. L'enjeu est ailleurs que dans des confidences
anecdotiques : dans un dialogue de l'écrivain avec des parts lumineuses ou
obscures d'elle-même, un véritable combat avec son inconscient, ses rêves, ses
désirs, auxquels elle assigne des formes souvent allégoriques, sur un ton
onirique, provocant, parfois comique.
"Pourquoi faudrait-il mourir ?", s'interrogeait-elle dans Le Futur immédiat (Gallimard, 2002). "Falloir mourir.
Que signifie en réalité ce monstrueux aphorisme auquel est soumise l'humanité
depuis ses origines les plus lointaines, burlesquement ignorées de nous,
pauvres petits vivants désarmés." Fuyant l'angoisse et la courtisant,
Dominique Rolin est allée au plus loin dans la description de la solitude et du
bonheur, acquis par les seules armes de l'intelligence, de l'ironie, de la
franchise.
Cette mort qu'elle connaissait
parfaitement, chez les autres et chez elle-même, elle ne cède pas devant elle,
mais l'a toujours provoquée. Elle avait intitulé Plaisirs son livre d'entretiens avec Patricia
Boyer de Latour (Gallimard, 2002). Il y
est question de Venise, de sa lumière et de ses peintres, de son bonheur d'aimer et d'écrire, mais aussi, toujours, de son enfance assombrie par la mésentente
de ses parents, des erreurs et errements de sa vie et de la seule tyrannie
qu'elle ait jamais acceptée : celle de la page à remplir.
Le Monde du 16 mai 2012
22 mai 1913 Naissance à Bruxelles
1942 Premier roman, Les Marais
1952 Prix Femina pour Le Souffle
1958 Rencontre celui qui deviendra "Jim" et l'homme de sa vie
1965 Est exclue du jury Femina pour avoir écrit un article critiquant "l'archaïsme" des choix du jury
1989 Elue à l'Académie royale de Belgique au fauteuil de Marguerite Yourcenar
2000 Publie Journal amoureux. Bernard Pivot révèle dans une émission de télévision que Jim est l'écrivain Philippe Sollers
15 mai 2012 Mort à Paris
Dominique Rolin
Journal amoureux
extrait
Les chiffres ne nous ont jamais
intéressés, Jim et moi. Nous avons su dès le départ, il y a quarante siècles,
qu'il fallait se méfier de ces bestioles rusées, trompeuses, et souvent d'un
rigorisme malfaisant.
Nous nous fions aux battements d'une horloge qui serait sidérale. Pas de cadran, pas
d'aiguilles, pas de remontoir. Les heures tournent d'elles-mêmes sans avoir
besoin de nous qui les avons pourtant inventées.
Temps doux ce soir au
carrefour, sur la terrasse de notre café. Circulation calmée. La nuit déroule
son rideau de scène à reflets moirés. Ancrés sur leurs patins à roulettes, des
garçons et filles pressés traversent en diagonale, bras étendus, puissants,
gracieux, avant de disparaître au croisement des boulevards.
Jim les a-t-il remarqués ?
Sûrement oui. Rien ne lui échappe. Sans même y prêter attention, il absorbe et
consomme les images pour les laisser couler en lui. Elles y seront chambrées
comme les meilleurs vins de son pays. Il s'en servira tôt ou tard après un long
travail de filtrage. C'est tout un art. C'est le secret bien gardé de son art
personnel.
Il couvre de notes
plusieurs feuillets de son carnet rouge. Sans lever la tête, il demande à quoi
je pense.
À rien, comme d'habitude. Enfin,
quand on dit « rien », c'est une façon sommaire de parler. Il y a de tout
petits « riens » fugaces et sans intérêt. Il y a de grands « riens » qui
accrochent.
Le carrefour est une arène
sans bords diffusant la splendeur de mon « rien » aux disponibilités infinies.
Où suis-je ? Qui suis-je ?
Ou, plus exactement : quand suis-je ?
N'importe où. Nulle part. Ici peut-être. Pourquoi pas autrefois? Tout
cela m'est proposé à travers les allées et venues du mot maintenant qui se profile en ombre chinoise sur fond d'arbres,
d'immeubles et de ciel.
« À présent, dans un temps
actuel », précise le dictionnaire, ajoutant « participe présent de maintenir,
tenir la main, ne pas lâcher ».
On ne peut pas trouver meilleure définition à ce que Jim et moi avons désiré.
— On s'en va, dit-il en rangeant ses affaires.
Dès qu'il se met en marche,
un léger coup d'air soulève les pans de son imperméable tandis que le corps,
compact et ramassé en avant, prend l'attitude d'un guetteur sur le qui-vive. Un
ennemi potentiel peut surgir ici ou là à l'improviste, il est donc utile de
rester vigilant sans en avoir l'air. Principe décontracté de surveillance.
Une femme sortie du parking
d'à côté vient jusqu'à nous avec vivacité : il nous arrivait parfois de la
croiser dans les circuits du travail, sans plus. Elle est gentille, élégante et
plutôt belle, un peu plus sèche peut-être, et voilà qu'elle murmure sur un ton
plaintif et désirant :
— Bonsoir les amoureux.
Nous l'attirons dans nos bras en tournant sur nous-mêmes comme pour une
danse. « Quelle surprise ! Il faut absolument qu'on se revoie, oh oui oh oui,
c'est promis, juré, on s'appelle, à très bientôt ! » Mais déjà, nous nous
détachons d'elle à reculons, avons-nous réellement vu fixés sur nous ses beaux
yeux dorés de chien triste ? Rien n'est moins sûr.
— Journal amoureux, que
penses-tu de ce titre pour ton prochain livre ? dit Jim le lendemain matin en
me quittant.
C'est l'homme qui trouve sans chercher. Il n'a pas besoin d'aimer une
idée. Il est aimé par l'idée, elle a besoin de lui, il en fait ce qu'il veut,
je suis toujours d'accord. Je me demande parfois s'il se souvient des
circonstances de notre première rencontre il y a de cela quarante siècles,
pardon, quarante ans, ou bien pour mieux affiner encore mes calculs : quarante
mois, quarante semaines, quarante jours, quarante heures, quarante minutes,
quarante secondes au centième près.
Il est évident qu'il n'a rien
oublié, sa tête bien ronde et bien dure abrite entre autres choses une mémoire
phénoménale. Pourtant jamais nous n'évoquons ensemble nos souvenirs que nous
traitons plutôt comme des doublures de nous-mêmes restées ultra- vivantes, par
conséquent libres, indépendantes, frôleuses, gaies.
Cela s'est passé en automne.
Un éditeur important — homme d'âge moyen mais vieux de naissance
— convie à déjeuner chez lui à la campagne une poignée de compétences
littéraires dont il évalue l'utilité : il fignole le lancement du premier roman
d'un tout jeune inconnu, pas encore vingt-deux ans, le mirage enchanteur des
prix de fin d'année est proche.
À table, on m'a placée à sa
droite et je lui raconte aussitôt le drame qui m'a brisée deux ans plus tôt, la
maladie et la mort de mon mari sculpteur et dessinateur. À force de traîner
partout ce feuilleton déchirant, il est devenu une séduisante parure de
malheur. Ça me va bien sans doute. C'en est fini de moi, dis-je à mon voisin,
je ne peux plus écrire, j'ai perdu mon armature.
Il secoue la tête avec une
gravité insolente et se penche au plus près, voyons donc cette armature, il
ravale un léger rire :
— Ah vous croyez ?
Il est grand, mince. Le regard est sombre. On sait peu de chose sur cet
étrange oiseau. Naissance à Bordeaux, bourgeoisie riche, vit maintenant à
Paris, interrompt de brillantes études universitaires, veut écrire, écrire à
plein temps. Son livre fait du bruit déjà, soutenu avec enthousiasme par
plusieurs hommes célèbres. Par ailleurs, le puritanisme rageur de certains
palefreniers du cirque littéraire s'indigne : les « amours ancillaires »
(disent-ils) d'un garçon de quinze ans et d'une servante espagnole sont
scandaleusement privées d'intérêt, etc.
Les invités sont ramenés en
ville, il pleut à verse, il fait froid, les parapluies sont noirs, dans le
train qui m'emporte jusqu'à ma sinistre maison de campagne je pense à ce jeune
homme aussi rieur que grave, mobile et frais, à son livre musical, profond,
ciselé. Je cours me réfugier dans la petite bibliothèque au premier étage, elle
me sert de nid, je m'étends sur le canapé en sanglotant. « Non, Ben, non »,
dis-je au chien qui cherche à me consoler, je n'ai plus personne au monde à
part quelques bons amis ainsi qu'une poignée d'amants occasionnels : ceux-ci
viennent de temps en temps m'y déshabiller : je n'aime ni leurs gymnastiques ni
leurs discours, pour moi ils ne sont rien que de communs objets de curiosité.
(…)
Celui que je nommerai
beaucoup plus tard Jim (à cause de Joyce) m'a écrit : notre rencontre l'a rendu
heureux, il souhaite me revoir, il précise qu'il n'aime pas les choses
inabouties. Je lui plais. Il me plaît. Après tout, pourquoi pas ? Plaire est le tout premier mot codé
d'une certaine clé d'ouverture : rien n'est possible sans elle. Premier
rendez-vous fixé la semaine suivante dans un vieux café célèbre de
Saint-Germain-des-Prés, proche du petit hôtel où j'ai mes habitudes. Heure
creuse d'après-midi (« heure creuse », inexplicable merveille du langage) ;
première stupeur de nous trouver face à face dans la grande salle vide et
miroitante ; premier déclic mental : ce jeune homme dont je ne sais presque
rien est un génie de la rapidité, ce que confirme le contenu ailé de son livre.
Il lui suffit de trois minutes pour balayer l'immédiat, pour précéder les sauts
de sa pensée, et peut-être aussi la mienne. Où s'est caché le monde ? On s'en
fout, il n'y a plus de monde, simple constat d'une fausse réalité rieuse,
fiable. Nous n'avons rien de spécial à dire,
tout est à faire. Pour donner le
change et sur un ton d'impatience amusée il m'offre deux ou trois morceaux
choisis de sa ville d'enfance, un fleuve, l'océan, des vignes, ah oui,
d'immenses champs de vignes, une île de vacances aussi, et je lui renvoie
aussitôt un peu de mes anciens « moi ». Notre double récit ressemble aux rushes
d'un film que nous chercherons, qui le sait, à monter par la suite. Et voilà que
Jim le jeune consulte sa montre, se lève d'un coup, il doit se dépêcher, un
autre rendez-vous l'attend chez son éditeur, il aime la ponctualité, vite il me
raccompagne jusqu'au carrefour voisin. Alors il descend la marche du trottoir
pour que nos visages se trouvent au même niveau, proches à se toucher, sans se
toucher pourtant, il me scrute simplement avant d'articuler vite, vite mais
avec précision : — Vous savez, je suis quelqu'un de très bien.
Phrase d'une prétention inouïe ? Nullement. Ce jeune écrivain ne cherche
rien de plus qu'à m'enseigner le goût de l'instantané, le temps est une valeur
à massacrer sans cesse.
Dominique Rolin, Journal amoureux, Gallimard, 2000 (« Folio », 2001)
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