Julia Kristeva
Enfance et jeunesse d'un écrivain français
Merci au Collège des Bernardins de nous avoir réunis ce soir. Merci à Antoine Guggenheim d'avoir conçu, avec le Pôle Recherche qu'il dirige, cette réflexion sur l'écriture dans ce lieu prestigieux qui nous rappelle la tradition et nous relie avec vous au présent. Merci à vous tous d'avoir accepté cette rencontre avec l'enfance et la jeunesse d'un écrivain français, Philippe Sollers.
1. Après tant d'années de vie commune avec lui, c'est l'amante, l'épouse, la mère, l'écrivain, la psychanalyste, la théoricienne de la littérature qui, évidemment, vous parle. Antoine Guggenheim vient de le rappeler avec précision et discrétion. Je le dis, à mon tour, parce que j'entends l'intensité de votre présence et de votre écoute.
Je ne l'évite pas. Je lui réponds simplement en précisant que si cette cohabitation de nos deux étrangetés — celle de Sollers et la mienne — continue à défier l'épreuve du temps, c'est parce que ça s'écrit différemment et en résonance réciproque.
Puisque je situe notre « pacte à deux » dans la logique de « ça s'écrit », j'aurais pu décliner la proposition qui m'a été faite de présenter l'« enfance et la jeunesse d'un écrivain français Philippe Sollers». Si je l'ai acceptée, ce n'est pas seulement parce que l'espace des Bernardins place l'écriture à l'horizon de l'Incarnation : que je lis comme une invitation à dire l'incommensurable intimité de cette expérience qu'est l'écriture comme une incarnation, précisément — à contre-courant de la « peopolisation» qui s'exhibe aujourd'hui dans ce qu'ils appellent des «éléments de langage». Je suis ici surtout parce que je suis convaincue que les thèmes de cette rencontre enfance, jeunesse, écriture, français-française, loin d'être transparents et encore moins naturels, demeurent plus que jamais énigmatiques, scandaleux même pour cette banalisation des esprits qui nous menace et qui est à mes yeux le mal radical.
2. «Ecrivain français », et davantage encore « le plus français des écrivains français». Tel m'est apparu Philippe Sollers quand l'étudiante que j'étais l'a rencontré à mon arrivée de ma Bulgarie natale en France. Cette conviction s'est confirmée et approfondie tout au long de l'évolution de son écriture : du Parc, Lois, H et Paradis à la Guerre du Goût, Une vie divine, La Fête à Venise, Un vrai roman ou Discours Parfait. Tant il est vrai que celui qu'on a pu appeler « Le neveu de Diderot » — entendez Philippe Sollers, est « incorrigiblement français », au sens délié de ce terme que nous ont laissé le XVIIIe siècle et cette manière toute française de penser en roman. Je dis « roman » et je pense à ce roman français où l'on aime beaucoup et parle tout autant, où l'on dialogue et monologue éperdument, dans la tradition de Voltaire et de Stendhal, et où la curiosité et la vivacité encyclopédique et joyeuse donnent au lecteur le goût de Rabelais, Molière et Watteau, de Manet et Fragonard à Cézanne et Picasso, d'Artaud et de Van Gogh, de Mozart et de Nietzsche, de Freud et de Joyce, de Courbet et de Céline. Roman français comme est français aussi le port de Bordeaux — ce bord de l'eau appelant Venise, tout en s'ouvrant vers l'Angleterre, et où le premier parlement français vote l'émancipation des juifs, ce qui ne saurait faire oublier que les étoiles jaunes sont réapparues sous l'Occupation nazie...
Vous comprenez que «français» est à entendre chez Sollers au sens où l' «identité nationale » — telle que la construit la grande littérature, et plus que tout autre, la grande littérature française — est le plus efficace des anti-dépresseurs. Pourquoi? Parce que c'est dans l'expérience littéraire, c'est-à-dire du langage forcément sensible et du récit immanquablement historique, que l'histoire de France a construit un équivalent du sacré, unique au monde. Tous les peuples ont des littératures. Mais c'est seulement en France que la littérature rivalise comme expérience avec celle du sacré, parce quelle a réussi à faire entendre que l'identité (personnelle, sexuelle et aussi nationale) n'est pas un culte, mais une question une perpétuelle mise en question qui ne cesse de s'écrire, précisément. Contre ceux qui revendiquent l'identité nationale comme une protection contre les «autres», notamment les migrants, contre ceux qui refusent d'admettre l'importance de l'identité parce qu'il leur manque le courage de la traverser en la pensant —, l'écrivain français qu'est Philippe Sollers mène sa « guerre du goût » dans un pays qui est celui de la langue française telle qu'elle s'est forgée dans la longue histoire de ce peuple et tout particulièrement à travers la diversité de ses écrivains.
On me dit même, de l'autre côté de l'Atlantique, que Sollers est« too french». Il est de bon ton d'éviter aujourd'hui l'adjectif « français » il paraît que ça sonne nationaliste. Tout au plus, certains se disent-ils « francophones » cela fait plus cosmopolite bien que postcolonial et victimaire, mais tant pis, ça ira quand même, pour cibler la culpabilité d'être français. Rien de tel chez Philippe Sollers, auteur des Folies françaises.
Rien de tel chez toi. L'enfant et l'adolescent de Bordeaux — que tu aimes revisiter dans tes romans et essais — ne cesse de sublimer — du dedans et du dehors — la mémoire récente ou ancienne mais aussi l'actualité de cette France dont tu incarnes la musique du verbe et la physique des corps. Pour en rire et en pleurer. Avec les grands Bordelais bien sûr, de Montaigne, La Boétie et Montesquieu à Mauriac, mais aussi une pléiade de préférés Pascal, Saint-Simon, Sade, Lautréamont, Rimbaud, André Breton, Georges Bataille, Paul Morand ou Sartre, et je n'oublie pas les femmes — Sévigné et même Beauvoir...
C'est cette francité-là, faite non de culte mais de question de goût, de pensées et d'éclats de rire que tu pratiques, et c'est elle qui m'a séduite, on l'aura compris. N'est-ce pas cette vision française, cette écriture française — au sens où l'écriture est un destin et un projet —, qui manquent au contrat social actuel, en quête de son introuvable refondation ? Et si c'était cela, la fondation qui manque le goût d'assimiler en l'incarnant la mémoire politique et littéraire, littéraire et politique, pour ainsi seulement la faire renaître qu'elle se réincarne sans cesse, qu'elle réinvente sa vitalité.
En ce temps de détresse, ta façon de mener une guerre du goût avec et dans l'identité nationale, à travers et dans la mémoire de sa langue, de sa littérature et de son histoire politique cela paraît scandaleux, c'est scandaleux. Est-ce même possible ?
3. En te lisant, j'ai le sentiment que tu nous dis : c'est possible parce que j'ai gardé vivantes en moi l'enfance et la jeunesse. À moins que ce ne soit possible parce que tu pratiques l'écriture comme une perpétuelle guerre du goût avec toute identité, position, pause, valeur, dogme, poncif, absolu etc., telle sorte que ceux qui te lisent ne reçoivent pas ton étrangeté comme le cri de douleur d'une catastrophe totalitaire, ou comme l'aveu d'un mal-être psychique, ni même comme le rejet d'une exclusion sociale ou raciale autant de thèmes dans lesquels se plaît le marketing éditorial. Non, ton étrangeté, ta dérangeante singularité qui commande ta réécriture de la langue française nous revient comme celle d'une enfance et d'une jeunesse perpétuelle. Quelle enfance ? Quelle jeunesse ?
L'enfance que tu nous fais lire et rencontrer n'est pas — on s'en doute — la divine innocence de l'Enfant Jésus ni la pureté naturelle de l'enfant rousseauiste. Plus proche de Freud, l'enfant introduit dans tes livres la plénitude des sensations des douleurs, plaisirs ou maladies saisis avec une clarté classique qui rejoint la formule hallucinatoire et poétique, jusqu'aux saveurs bordelaises et aux secrets de tes personnages esquissés comme des concepts sensibles — tels les hommes et des femmes de ce Sud-Ouest français dans lequel Holderlin a vu se perpétuer le miracle grec. L'enfant Sollers serait-il un chercheur en laboratoire qui préfigure l'avide curiosité de l'écrivain à pseudonyme : comme Ulysse dont Homère nous dit qu'il est «polutropos », l'homme aux mille tours, en latin sollers/sollertis — le rusé, l'habile, l'insaisissable ?
Quant à l'adolescent, il me permet de mieux entendre les ados qui viennent me consulter l'adolescent Sollers est un croyant — ça tombe bien pour les Bernardins. Puisqu'il est en quête d'idéal politique, amoureux, psychique, et puisqu'il croit dur comme fer que le Paradis existe, il est forcément en guerre l'adolescent Sollers est un croyant révolté, il ne cesse de réinventer son paradis. Adam et Eve étaient des adolescents, Dante et Béatrice aussi, nous sommes tous des adolescents quand nous sommes amoureux.
Admirateur de Baudelaire et de Stendhal, tu aurais pu dire comme l'auteur de La Chartreuse de Parme « Oui, je reviens à toi, berceau de mon enfance » , ou comme celui des Fleurs du mal : « Le génie n'est que l'enfance nettement formulée ». Mais tu ne le fais pas, parce que tu n'y «reviens» pas à proprement parler («La littérature c'est l'enfance retrouvée à volonté», encore Rimbaud et Bataille — mais pas toi). Tu n'as pas non plus le chagrin voluptueux de Marcel Proust à la recherche du temps perdu. Encore moins la « souffrance » de Bernanos qui « une fois sorti de l'enfance », peine « très longtemps » pour retrouver « tout au bout de la nuit une nouvelle aurore». Au contraire, tu traverses l'enfance sans la quitter — comme le sage taoïste qui prétend être «le seul qui se nourrit de la mère». Parce que tu déplaces ton enfance et ta jeunesse au moment présent, ici-même et aujourd'hui.
C'est ici et maintenant que tu les revis par écrit. Comment ? Mais c'est évident, c'est même « la lettre volée » au sens d'Edgar Poe le thème est si présent dans tes romans qu'on préfère le censurer, qu'on ne pense pas à lui attribuer l'aisance avec laquelle se perpétuent l'enfance et l'adolescence dans ta réécriture des identités, notamment l'identité française. La «lettre volée», c'est ce lien à la fois intime et rebelle que le narrateur de ton roman Femmes entretient avec les femmes et les mères. La perpétuelle curiosité qui t'anime s'enracine dans ta curiosité à l'endroit de l'autre sexe, et c'est elle qui irradie à l'infini sur l'Être et l'Histoire. Insatiable « point d'interrogation posé à l'endroit du plus grand sérieux » (comme s'exprime Nietzsche). Il se cristallise dans ton rire si sérieux qu'il paraît angoissé, à moins que ce ne soit une révolte respectueuse, ou encore un respect incrédule. Et comme personne ne se garde mieux qu'un être qui semble s'abandonner à tous, ton masque d'homme des médias — s'ajoutant à ce rire — abrite la solitude invisible d'un cœur aussi absolu que joueur. Conduisant le narrateur d'Une vie divine à se vivre comme un alter ego de Nietzsche, précisément.
Un des points culminants de cette interrogation à l'endroit du plus grand sérieux fut, dans notre vie réelle, cette fois-ci, la lecture que tu as faite de Maître Eckhart sur la tombe de ton père, au cimetière de Bordeaux. Cet événement éclaire d'une manière surprenante, la tienne, comment tu dénoues le rapport du fils au père par l'écriture question centrale qu'Antoine Guggenheim a formulée avec force en théologien lisant tes livres.
J'arrête ici ce canevas d'hypothèses à partir desquelles j'ai choisi quelques extraits d'Un vrai roman, tes Mémoires, que je te demanderai maintenant de lire et de commenter.
Julia Kristeva
29 juin 2010
Philippe Sollers
Extraits d'Un vrai roman, Mémoires
Roman familial plus qu'étrange : deux frères, ayant épousé deux soeurs, vivent dans deux maisons jointes et symétriques, chaque pièce de l'une étant l'exacte réplique de celle de l'autre, D'un côté «nous», de l'autre Maurice, Laure et Pierre (mon «parrain», dix ans de plus que moi). Il y a donc, d'emblée, un Pierre Joyaux et un Philippe Joyaux. Cela fait deux P. J., et je mettrai longtemps à imposer le h pour écrire l'abréviation de mon prénom, Ph. Joyaux et pas P. Joyaux. Je réussirai même à obtenir un tampon rouge pour bien souligner la séparation. Aujourd'hui encore, où je m'appelle le plus souvent Sollers, l'inscription P. S., dans les signatures ou les interviews, me dérange (d'autant plus que cela fait «Post-Scriptum» ou «Parti Socialiste»). Ph, vous dis-je, comme le Phi grec, c'est-à-dire, bien entendu, Phallus. P. J. n'était pas non plus possible, puisque cela donne «Police Judiciaire». J'insiste: Ph. J. ou Ph. S.
Et ne vous avisez pas, les adultes, de traiter familièrement cet enfant de «Fifi». Il vous en coûtera, chaque fois, une amende. Un franc de ces temps anciens, deux pour les récidivistes. Tirelire. Banco.
Ce nom de Joyaux a d'ailleurs été à la fois une merveille personnelle et une plaie sociale, dans la mesure où il m'a attiré (surtout à l'époque) une agressivité et des quolibets en tout genre. Jean Paulhan, qui a lu mes premiers essais transmis par Francis Ponge, trouvait que c'était «un nom de grand écrivain» : ironie, sans doute, de Malraux à Joyaux... J'ai donc passé mon enfance, à l'école, à entendre déformer ce «Joyaux» en «Noyau» ou «Boyau», sans parler des apostrophes lassantes des professeurs petits-bourgeois : «Ce Joyaux n'est pas une perle.» Ou bien : «Dites-moi, Joyaux, vous ne brillez pas de tous vos feux aujourd'hui!» J'ai remarqué, autre trait d'époque, que les noms systématiquement moqués étaient en général aristocratiques ou juifs. J'étais suspect comme eux, je le reste.
Nom d'autant plus difficile à porter que les Frères Joyaux possédaient une assez importante usine de fabrication de produits ménagers, tôle, aluminium, émaillerie, casseroles, plats, brocs, marmites, lessiveuses, poubelles, étiquettes à lettres bleues ornées des trois croissants traditionnels de la ville. L'entreprise offrait même des buvards à lettres rouges, je les ai encore. Mais un Joyaux dans les poubelles, est-ce bien raisonnable? Redoublement des sarcasmes, à n'en plus finir. Qu'on ne croie pas, cependant, que j'aie changé de nom en publiant par timidité ou servilité sociale. Quand mon premier petit livre est paru, et surtout, presque simultanément, le second (Une curieuse solitude), j'étais encore mineur (moins de 21 ans, en ce temps-là, et ma famille trouvait ce roman scandaleux. Donc pseudo, Sollers, personnage imaginaire que je m'étais créé vers 15 ou 16 ans, un peu sur le modèle du Monsieur Teste de Valéry («la bêtise n'est pas mon fort», etc.). Ce personnage était secret, voué à la pensée et à la méditation, très influencé par Stendhal, mais venu tout droit de l'Odyssée, comme son nom, traduit en latin, le laisse supposer: un type aux mille tours et détours, plein de subtilités et de ruses, et qui veut avant tout vivre sa vie libre et se retrouver chez lui. J'ai été plutôt très bon en latin, le dictionnaire m'a donné mon nom d'écrivain.
Sollers, de sollus et ars : tout à fait industrieux, habile, adroit, ingénieux. Horace: «lyrae sollers», qui a la science de la lyre. Cicéron «sollers subtilisque descriptio partiutn», adroite et fine distribution des parties du corps. «Agendi cogitandique sollertia», ingéniosité dans l'action et dans la pensée. Sollus (avec deux l, à ne pas confondre avec solus, seul) est le même que le holos grec, c'est-à-dire tout entier, sans reste (holocauste), et que totus, entier, intact. On entend aussi salvus, guéri ou sauvé. Tout entier art tout un art. Attention, Sollers avec deux l. De même que Joyaux, écrit sans x, comme pour éviter le pluriel, me blesse (autre quolibet «Joyaux de la couronne»), de même l'absence épisodique de ce deuxième l me souffle d'indignation. Il m'arrive aussi d'entendre prononcer «solaire», et j'encaisse mal. Je passe sur les très nombreux articles intitulés «Le système sollers», ou «Rien de nouveau sous le sollers», etc., le bon docteur Freud nous a expliqué ce que cette attaque au nom signifie de façon gentiment meurtrière. C'est comme ça, en route. Qui est-on d'abord, et enfin ? Un nom. Se donner le sien n'est pas une mince affaire. (...)
Mais revenons à la naissance biologique elle ne s'est pas faite sans mal, paraît-il (forceps). On endosse un corps, il faudra le vivre avec ses particularités cellulaires et son imposition d'identité symbolique. Très vite, rien ne me paraît normal dans cette histoire. Aujourd'hui encore, j'ai le plus grand mal à y comprendre quoi que ce soit. Le refuge immédiat, c'est la maladie, otites à répétition, puis mastoïdite, puis asthme sévère. Le cœur bat dans les tympans qu'il faut exciser, le souffle ne va pas de soi, il y a quelque chose de plus à écouter ou entendre, la respiration est une sorte de miracle dont on ferait bien de tenir compte très tôt (avant d'expirer pour de bon et de rendre son dernier soupir). Le nouveau-né sait d'emblée qu'il est là pour mourir, et il voudrait bien savoir pourquoi on l'a jeté dans cette aventure. Tout cela, donc, surmonté assez tard, avec l'appui de l'arme sexuelle pensée. Mais enfin, l'enfance est pour moi un continent de lits et de draps froissés, de fièvre et de délire, mêlé d'éblouissements continus au jardin. La maladie récurrente affine les perceptions, les angles d'espace, le grain invisible du temps. Les hallucinations vous préparent à la vie intérieure des fleurs et des arbres. On apprend à trouver son chemin tout seul, à l'écart des sentiers battus, des clichés rebattus, des pseudo-devoirs. J'ai fait beaucoup de figuration, d'ailleurs souvent brillante, à l'école. Bon en latin, en français, en récitation, pointu en algèbre, évasif en géométrie, désinvolte en physique et chimie, endormi en géographie, très réveillé en histoire.
Un parc jouxtant une usine à grande cheminée de brique, un dispositif adulte endogamique à fort parfum incestueux, une ouverture, une contradiction, une clôture. Deux hommes sombres se lèvent très tôt, disparaissent par une petite porte en bois dans un monde mécanique et dur. On entend de loin les presses, les fraiseuses, l'embauche et la débauche des ouvriers et des ouvrières, la répétition d'usure plombée du travail. Oui, des hommes sombres, ces patrons mutiques. Ils ont fait la Première Guerre mondiale très jeunes (18-20 ans), ils ont été à Verdun, nom maudit, comme tout ce qui se passe là-bas, vers l'est. J'ai vu mon oncle (un dur à cuire, pourtant) pleurer comme un veau en me montrant des photos de la tranchée des baïonnettes, types enterrés vivants par des tirs d'artillerie, aciers dépassant du sol comme des fleurs. Mon père, lui, artilleur et gazé, était volontaire, dans les retraites, pour rester en arrière et faire sauter les batteries au milieu des cris des blessés. Normal : il était le plus jeune, donc célibataire. Le voilà en train de courir en zigzag, pour échapper à la mitrailleuse d'un avion allemand. II refuse tout avancement, toute décoration, reste fondamentalement anarchiste, mais est contraint de jouer le jeu du travail (quel ennui). Son avis sur tout ça? Dans une des vérandas, un jour de pluie : « La vie, quelle connerie. » (...)
Nous sommes donc fin 1936, Front populaire en France et guerre d'Espagne, c'est-à-dire, pour moi, à travers les volets mi-clos, les hurlements des grévistes : «Joyaux au poteau ! » Ce slogan martelé, je l'entends encore, et je dois avouer que je l'ai trouvé par la suite plutôt naturel. Il y a les riches et les pauvres, les pauvres n'aiment pas les riches, les riches ne voient pas les pauvres, tout cela est normal. Nous sommes quand même des bourgeois spéciaux, exceptionnels, même, dans cette région de France. Usine, banque, camions, livraisons, ce n'est pas reluisant ni correct. Le prolétariat vous hait (c'est bien le moins), la petite bourgeoisie vous jalouse à mort, la bourgeoisie traditionnelle feint de vous mépriser mais envie votre réussite. Vous avez donc contre vous les staliniens, les fascistes, les conservateurs. Ça fait beaucoup de monde, et ça explique pourquoi votre famille semble ne pas avoir d'amis. Vous avez, spontanément, un peu de morale, et même une sorte de sympathie pour les communistes. Vous essaierez plus tard de les amadouer : erreur.
Sous toutes les dénégations égalitaires, fraternelles et républicaines, la France est, et reste, le pays de la lutte des classes et de l'obsession sociale. Même dans l'uniformisation en classe moyenne, l'empreinte demeure, avec culpabilité profonde par rapport à l'ancienne aristocratie raccourcie, tombée depuis dans le cirque people.
La guerre d'Espagne entraîne un afflux de réfugiés à Bordeaux. J'entends très tôt parler et chanter en basque et en espagnol, je suis bercé dans ces langues. Mon premier grand amour viendra de là dans quatorze ans, une touche de destin, allons-y. Je fais grève à ma manière en étant malade aussi souvent que possible. Je me laisse soigner et porter, je dois avoir le sentiment confus que de grands désordres se préparent. «Joyaux au poteau! » Il va pratiquer l'absence systématique, Joyaux, il sera déserteur, caché, introuvable. Pas de poteau pour Joyaux. Donc, la guerre. D'autres réfugiés arrivent du nord, des Belges, des Hollandais, ils couchent une nuit ou deux dans les garages. Et puis bruit de bottes, chants gutturaux, les Allemands occupent la ville et réquisitionnent le bas des maisons. Que viennent faire chez nous ces barbares ? Qu'est-ce que cette invasion du diable ? Pourquoi ce bruit, cette peur, cette fureur ?
Un colonel autrichien civilisé (moindre mal) occupe le salon et la bibliothèque. Qu'à cela ne tienne, on vivra dans les étages, on ira se calfeutrer dans les greniers pour écouter Radio Londres malgré le brouillage. « Ici Londres les Français parlent aux Français. » A travers l'anglais et un grésillement continu, comme venant d'une autre planète ou d'un paquebot perdu dans les glaces, des phrases en français, des «messages personnels», prennent un relief saisissant «Une hirondelle ne fait pas le printemps, je répète, une hirondelle ne fait pas le printemps. » Ou encore, plus inquiétant «Les carottes sont cuites, je répète, les carottes sont cuites. » Des trains vont sauter, vous êtes brûlés, l'opération est reportée, tirez-vous de là au plus vite, vous avez un traître dans votre entourage, détruisez ce pont ou ce dépôt de munitions. Pendant des années, dans les bois, en allant à la cueillette des champignons et surtout des cèpes (magnifiques, les cèpes), on trouvera des douilles de mitrailleuses dans les aiguilles de pin.
La radio est l'instrument principal de cette période voix sénile et chuintante d'un maréchal, propagande de Vichy aux intonations raides et blanches (on peut réécouter ça, c'est hallucinant). L'allemand est aboyé au rez-de-chaussée ou dans les rues, mais de temps en temps l'occupant autrichien écoute de la musique classique, Schubert sans doute, en se poivrant au cognac. On entend de l'espagnol clandestin, de l'anglais chuchoté, surtout lorsque des aviateurs descendus en vol sont cachés dans les caves. Enfance très auditive, donc, avec otites à la clé. On m'opère de temps en temps, et, en plus, j'étouffe. Tout est chaotique, souffrant, contradictoire, et, en un sens profond, merveilleux. Les instructions familiales sont strictes «Si, au collège, on te demande de chanter "Maréchal, nous voilà!", tu sors du rang, tu ne chantes pas. » Les Anglais, c'est définitif, ont forcément raison. Le marquage et la haine des Juifs ? Une honte. « Londres, comme Carthage, sera détruite » ? Laissez-nous rire. Attention, 3 heures du matin, sirènes, canons, bombardements, descentes par les jardins dans les caves. Il faut, sans doute, dans cette expérience, garder une immense confiance. Mais en quoi?
La scène, ici, est très précise. On est à la campagne, c'est l'été, j'ai 5 ans. Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande, une fois déplus, de déchiffrer et d'articuler une ligne de livre pour enfants, Le b.a. ba, quoi, l'ânonnage. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles, la bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix, comment ça s'enchaîne, voilà le problème. Et puis ça se produit c'est le déclic, ça s'ouvre, ça se déroule, je passe comme si je traversais un fleuve à pied sec. Me voici de l'autre côté du mur du son, sur la rive opposée, à l'air libre. J'entends ma mère dire ces mots magiques « Eh bien, tu sais lire. » Là, je me lève, je cours, ou plutôt je vole dans l'escalier, je sors, je cours comme un fou dans le grand pré aux chevaux et aux vaches, j'entre dans la forêt en contrebas, en n'arrêtant pas de me répéter «je sais lire, je sais lire», ivresse totale, partagée, il me semble, par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs. Je sais lire. Autrement dit Sésame, ouvre-toi. Et la caverne aux trésors s'ouvre. Je viens de m'emparer de l'arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. L'espace se dispose, le temps m'appartient, je suis Dieu lui-même, je suis qui je suis et qui je serai, naissance, oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé. Ça pourra se perfectionner à l'usage, mais c'est fait, c'est réalisé, c'est bouclé.
La deuxième scène a lieu le jour de mes 7 ans. L'expression « âge de raison » m'intrigue, il a neigé, le rebord d'une balustrade est fourré de blanc et de gel. J'enlève ma montre, je la pose devant moi, et j'attends que l'âge de raison se manifeste. Évidemment, rien de spécial, ou plutôt si : la trotteuse prend tout à coup une dimension gigantesque et éblouissante en tournant dans le givre brillant au soleil. Les secondes n'en finissent pas de sonner silencieusement comme les battements de mon cœur: la raison est le Temps lui-même. C'est un grand secret entre lui et moi, inutile d'en parler, je suis fou, c'est mon âge. Je n'ai jamais compris, par la suite, ce qu'on voulait me dire en me parlant de mon âge. (...)
Philippe Sollers, Un vrai roman, Mémoires, Gallimard, Folio n° 4874
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