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Jean-Luc Godard |
Entretien avec Philippe Sollers : « Il y a des fantômes
plein l’écran… »
Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma
Les Cahiers du cinéma
Serge Toubiana. Notre intuition était que ces Histoire (s) du cinéma de Godard ne pouvaient que vous intéresser. D’abord
parce qu’il n’y est pas seulement question de cinéma. Mais du cinéma dans ses
relations de filiation avec les autres arts, ceux du XIXe siècle, et en même
temps approche contemporaine de l’image cinématographique dans un contexte ou
une complexion plus large, se mêlant à d’autres images, picturales ou
musicales. Et cette idée selon laquelle Godard est le seul, dans la sphère du
cinéma, à tenter ce genre d’entreprise gigantesque, qui consiste à raconter
une ou des histoires du cinéma, et sur tout, à les convoquer chez lui, dans
une sorte de dimension romanesque. La tête ou le cerveau de Godard, où toutes
ces histoires se réfléchissent, comme lieu ou caverne où tout revient, ses
souvenirs de spectateur en même temps que ses projections vers l’extérieur.
Cette démarche est évidemment très solitaire, même si d’autres cinéastes comme
Hitchcock s’y sont confrontés, mais sur leur seul territoire fantasmatique.
Philippe Sollers. Dans Pierrot le Fou apparaît Céline. J’ai eu envie
d’aller voir ce que disait Céline du cinéma, au moment où ce dernier allait
prendre en main le rapport à la réalité, massif, de la société tout entière.
Nous sommes au moment où la société du spectacle prend sa consistance.
C’est-à-dire, probablement, si l’on reprend la datation de Guy Debord, au
détour des années 20-30, dans ce basculement des années 20 dans les années 30.
Le cinéma passe du muet au parlant, et puis il y a tout à coup cette prise en
main industrielle, qui va devenir planétaire et qui l’est désormais, ce qui
implique aussi la fin du cinéma au sens d’un art, témoignage donc que le cinéma
est une tangente révélatrice de la mise en spectacle de la société. Comme si
l’Histoire elle-même nous avait fait son cinéma. C’est le moins qu’on puisse
dire. Et les formules de Céline, à propos du cinéma, sont très funèbres.
C’est : « caveau d’illusions », « il y a des fantômes plein
l’écran... » Et cette phrase terrible, à savoir qu’il s’agit de « mettre
tout ce miroitement fantomatique, dans une fosse commune, dit-il, capitonnée,
féerique et moite ». Le thème de la possibilité, ou pas, d’un fantôme,
d’un spectre, d’un mort, qui se lèverait, dans cette fosse commune, ce caveau
d’illusions, qui aurait un peu la figure, qui se profile d’ailleurs dans les Histoire(s) de Godard, du Noé d’Uccello, renversé contre sa coque après un déluge. Et
lui-même, Godard, est à ce moment-là comme une sorte de Noé, il va vers une
énorme prolifération d’illusions qui tout à coup se saborde, après avoir créé
son océan, ses continents, son humanité asservie à cette subjectivité-là. Ça
croule, il y a un déluge... Le thème apocalyptique est clair, Godard est là, à
plusieurs reprises, assis derrière son micro et sa machine à écrire, ou alors
debout, admirablement, comme un chef d’orchestre des spectres, évoquant ces
milliers d’ombres qui ont été projetées, pas seulement sur les écrans, mais
aussi dans les cerveaux humains pendant très longtemps. On est dans la caverne,
allusion platonicienne. Il s’agirait en quelque sorte de tirer quelqu’un, qui
se réveillerait de cette hypnose gigantesque, vers un dehors peut-être impossible, énigmatique. Mais maintenu comme tel dans la tension, c’est un acte
révolutionnaire, dans la mesure où un acte révolutionnaire est ce qui essaie de
ramasser le plus possible de temps dans une récapitulation, une remémoration
très rapide, en vivant tout ce qui s’est déposé très lentement, dans la
souffrance, l’imagination latérale, vers quelque chose qui pourrait indiquer
une sortie.
Alors Histoire(s) du cinéma, avec ce s entre parenthèses, c’est pour moi une tentative de remémoration héroïque d’un
corps qui voudrait cesser d’être un agent des fantômes, dans « une fosse
commune, capitonnée, féerique et moite ». Il y a là un sursaut, un cri,
presque christique, qui d’ailleurs est souligné à plusieurs reprises avec
l’apparition de la prédication du Christ de Pasolini : De profundis clamavi... J’en appelle au réel qui aurait sans cesse
été enveloppé, celui du XXe siècle. Il n’y a pas de problème sur ce
point : le cinéma est une matière qui enveloppe la façon de se raconter
l’Histoire. Il est très difficile de trouver quelqu’un aujourd’hui qui puisse
être détaché, dans son point de vue sur l’histoire, de la mécanique projective
du cinéma. Là, on rejoint une démonstration qui n’a en effet jamais été
tentée : ranger cette longue histoire temporelle du cinéma dans ce que
Nietzsche appelait l’Histoire monumentale. C’est-à-dire lui donner la dignité
d’un art, alors qu’on aurait pu en douter, car c’est une revendication très
violente. D’un art qui serait celui de la notation physique de tel ou tel corps
à tel ou tel moment, promis à la disparition puisque ce n’est qu’un fantôme de
corps, finalement. Une Histoire monumentale. Ou alors ce que Heidegger appelle
l’Historial, qui n’est pas l’historicité ; ni l’histoire de
l’historicisme. Point de vue vertical : l’Historial du cinéma. Historial
rimant avec mémorial, on a affaire à un monument pratiquement funéraire. C’est
très blasphématoire, par rapport à ce qui veut encore se considérer,
réalistement, naturalistement, via la photographie ou
le cinéma, qui sont tout de suite des procédures funèbres. La prédication de
saint Godard est claire : d’abord le noir et blanc, ensuite on
« farde », on colorise, on « cosmétise » le propos. Mais
d’emblée, il s’agit bien du royaume des morts. C’était frappant, l’autre soir,
dans le petit montage de l’émission « Métropolis », sur Arte, à
propos de l’an 2000. D’un côté, on se posait la question : qu’est-ce que
c’est que l’an 2000 ? C’est une question de calendrier, vous n’êtes pas
obligé d’y croire... Mais le montage était intéressant, avec des images de l’Exposition
de 1900, tous ces personnages en haut-de-forme, en habit, les femmes en chapeau
et voilette, gigotant dans cette espèce d’euphorie de calendrier halluciné,
avec le premier trottoir roulant, le premier petit train électrique ... Et il
y avait aussi les responsables des manifestations prévues dans le monde, que ce
soit en France ou en Allemagne, pour célébrer l’an 2000. On se rend compte que
ça va être une énorme exposition : la planète va être une expo ! Il
y aura des colloques dans des expos ! La sphère terrestre entière sera une
énorme expo, par rapport à quoi l’expo de 1900 paraît folklorique. Pourtant,
les corps qui sont là sont des fantômes vivants au moment où ils sont filmés.
C’est là qu’on voit que Proust est grand. Tous ces corps s’évanouissent en
fumée, mais si je peux me dire que Charlus est parmi
eux, que Madame de Guermantes passe peut-être au loin, qu’Albertine se faufile
pour aller à on ne sait quel rendez-vous... Et là on voit bien ce qui reste de
1900 : il reste Proust. La question vertigineuse est donc :
qu’est-ce qui reste du XXe siècle ? Que ce soit Godard qui pose la
question d’une façon dramatique ne doit pas nous étonner. Mais il le fait avec
une grandeur qui, en effet, ne peut pas ne pas se confronter brusquement à la poésie
et à la littérature. Ce qui reste ? On peut prendre, comme le fait Godard,
un long passage d’Elie Faure sur Rembrandt, et remplacer Rembrandt par le mot
« cinéma ». Ce qui veut dire l’aspiration même à la durée. Poésie,
littérature, peinture, ô combien ! On n’a probablement jamais vu un homme
de cinéma à ce point travaillé par la peinture. Et par la musique, bien
entendu. Avec de la musique, si on a fait un peu de montage, on peut changer
n’importe quelle image en ce qu’on veut. Tout ça, donc, c’est du son. Et puis,
des images qui arrivent en fonction de ce son, ou de
ce ton, fondamental. A travers l’ensemble, on entend la voix de Godard, qui
s’est mis là, très modestement, en chef d’orchestre. Il orchestre sa partition,
on entend ce qu’il dit, ses aphorismes viennent s’inscrire... Disons que c’est
sa voix, organisatrice d’un oratorio.
Antoine de Baecque. Cette voix, d’où vient-elle ?
Est-ce qu ’elle vient d ’après la catastrophe, ou
alors l’accompagne-t-elle ? C’est une voix qui appelle les Justes après
le jugement et leur demande de sortir ? Ou est-ce que cette voix fait
partie de la catastrophe ?
Ph. Sollers. C’est : De profundis clamavi. Godard s’est mis dans une position prophétique, il en appelle à... A vous, à
nous, à qui veut. C’est un réquisitoire, c’est une prière, c’est un oratorio,
c’est un pamphlet, c’est un récit, etc. Dans la force hypnotique du spectacle,
qui est toujours, ne l’oublions jamais, une certaine fausse coïncidence entre
l’image et le son, (par fausse j’entends quelque chose que vous pouvez vérifier
en regardant une image avec ou sans commentaire, par exemple dans le « No
Comment » de je ne sais plus quelle chaîne d ’informations), un des
seuls à être réveillé, c’est Godard. Comment est-ce qu’on n’a jamais vu, pensé,
que l’image et le son étaient en train de vivre faussement et fantomatiquement ensemble, sur le même support ? Il y
a eu une certaine insurrection surréaliste très tôt, il y a eu ensuite des
doutes, passant plus ou moins par le fantastique, sur cet être imaginaire, mais
tout ça ne tient pas une seconde. C’est d’un charlatanisme éhonté, puissant.
Avoir maintenu ce doute, cette critique, ce point de vue, c’est vraiment être
très résistant à l’hypnose. Je crois que nous pouvons reconnaître ça à notre
ami. Il aurait fallu faire un petit reportage sur cette journée du 28 mars, que
nous avons vécue ensemble. Il aurait fallu filmer la façon dont nous avons
regardé ces cassettes de Godard. Nous arrivons dans cet immeuble, nous montons
à l’étage, les rideaux sont tirés, nous sommes brusquement, pendant des heures,
comme des gens qui vont s’amuser ensemble. Godard est là, il se met à quatre
pattes pour changer les cassettes... Au fond, ça ressemble à une réunion
d’étudiants. Puis nous allons déjeuner, et on recommence. Godard de nouveau se
met à quatre pattes pour nous montrer ses cassettes.
C’est assez drôle qu’avec si peu de moyens, dans une pièce assez sombre, soient
mis à notre disposition, par ce travail énorme, des sommes d’argent
incalculables, en même temps que des millions et des millions de corps, pas
seulement de fictions hollywoodiennes ou... russes, ex-révolutionnaires, en
même temps que des images d’actualités, c’est-à-dire, tiens, là, ce sont de
vrais morts : les camps, les massacres. Tout ça ! L’Histoire nous a
fait ce cinéma. Et nous étions là. Ce serait intéressant de savoir à quel
point exact de l’espace et du temps nous étions tout récemment. Ce matin, cet
après-midi-là. A quel point de la pensée nous sommes, quand nous regardons ces Histoire(s)
du cinéma. On est très détaché, on n’est pas impliqué, on reconnaît de
temps en temps tel ou tel passage de film, tel ou tel acteur, actrice ou film célèbres,
je me faufile dans les surimpressions, dans le montage qui est admirable, avec
la musique, les citations, les peintures... En même temps, il est possible
d’arrêter et d’aller prendre un verre... Quel est ce moment ? En quoi, en
ce printemps 1997, sommes-nous là ? Dans cette possibilité-là, qui
n’aurait visiblement pas pu avoir lieu avant ? Cela a lieu depuis
longtemps, mais si cela vient vers nous maintenant avec un certain détachement,
alors quel est ce maintenant ? Je crains que nous ne soyons pas
très nombreux à être dans ce maintenant. Je ne pense pas que
l’industrie cinématographique, qui roule à sa perte avec des cris joyeux, comme
dirait Lautréamont, nous rejoigne sur ce moment de décalage. Alors, qu’est-ce
qui m’a frappé dans ces Histoire(s) du cinéma ? C’est l’art.
Montrer, par exemple — c’est d’actualité — l’invasion de la France par les
nazis, avec de Gaulle en contrepoint : c’est le cinéma. Penser, au-delà
de l’histoire qui nous a fait du cinéma, ce qu’a vraiment dit l’histoire. C’est
donc très ambitieux. Avec ce s qui est comme un exposant
algébrique : l’histoire au carré, au cube... L’envahissement de la France
par les nazis, montré à travers un tableau de Seurat, c’est une idée grandiose.
A ce moment-là, vous avez tout un pays, toute une civilisation, toute une
culture, représentés par un type qui est censé aller se baigner, d’un moment à
l’autre... La dévastation en cours, est montrée superbement comme ayant moins
de poids — alors qu’elle est immense — qu’une peinture de Seurat. C’est en
gros, je crois, le rôle que joue la peinture dans cette épopée. Que ce soit
Uccello, Van Gogh, Rembrandt, Manet, Monet, Picasso... On a l’impression que
l’Histoire faisant son cinéma, et le cinéma lui-même, n’arriveront jamais à
avaler un tableau. Et que tous ces millions de kilomètres de pellicule, dans
leur ralenti ou leur accélération, dans leur mouvement, n’arriveront jamais à
un repos convaincant. C’est-à-dire à la condensation du mouvement intime de
s’arrêter, comme des vagues qui viennent mourir depuis si longtemps sur le
rivage des tableaux, ou des mots. A ce moment-là, l’expérience du cinéma, ce
serait, par négativité intense, reconnaître ça, qui a une vérité considérable.
Parce que les gens devant des tableaux, écoutant de la musique, ou lisant des
livres, ne sont pas forcément dans cet état. Il faudrait donc leur démontrer,
qu’avant de rejoindre un tableau, un texte vraiment écrit, ou une musique
vraiment composée, il faut tout le déferlement des fantômes dans la fosse
commune, et qu’il y aurait toute cette dépense dite cinématographique,
antérieurement photographique, tout ce déluge de morts, pour arriver à
l’évidence. C’est donc une démonstration extraordinaire, qui n’a rien à voir
avec le fait de dire : « Ce tableau est beau, j’aime bien Seurat,
j’aime bien Manet... ». C’est un geste métaphysique. Godard poursuit une
intention philosophique fondamentale à travers le cinéma : le cinéma,
c’est de la métaphysique par d’autres moyens. Il y a très peu de philosophes au
XXe siècle qui soient de cette ampleur. Les philosophes blablatent, ils sont
devenus d ’ailleurs des salariés de la bien-pensance aujourd’hui, ça n’a plus
beaucoup d ’intérêt, ça pense très peu. Là nous avons quelque chose qui pense
très fort. Encore une fois héroïquement, et non sans humour, avec de temps en
temps le sujet de cette méditation, avec sa visière, torse nu.
Qu’est-ce qui m’a encore frappé ? La première chose qu’on ait vue, tout de
suite, c’est Virgile et Freud. Noctes atque dies patet atrijanua ditis... Du latin.
Ça manque un peu de grec. Hoc opus hic tabor est... « Les portes de
l’Enfer sont ouvertes jour et nuit... Sed revocare gradum superasque evadere ad auras... Revenir sur ses pas et de là,
s’élever jusqu’au jour »... Thème fameux :
Dante, Platon... Est-ce qu’on va pouvoir sortir, ou pas, de la caverne
d’illusions ou de l’Enfer. De l’Enfer avec ses séductions, ces girls qui
sont des guns ? Là, Freud est bienvenu, avec cette inscription sur
l’écran : Père ne vois-tu pas que je brûle ? L’appel au père
est quelque chose de brûlant... Au secours ! On brûle, on est en Enfer, et
vous dormez tous, là, avec votre cinéma !
S. Toubiana. D’autant que la brûlure concerne de près la pellicule, et
que nous voyons à l’image des scènes d’incendie.
Ph. Sollers. C’est juste, tout ce qui est filmé est brûlable. Et cette
histoire qui nous aurait fait du cinéma, brûlerait elle-même. « Père ne
vois-tu pas que je brûle ? », « Girl égale gun »,
c’est du Freud classique : girl égale phallus. Il y aurait
donc eu toute une histoire forcenée, on aurait montré du phallus aux foules
hypnotisées... sous prétexte de prestations féminines. Des tas de phallus qui
passeraient sous nos yeux... On croit qu’elles l’attendent, ou qu’elles veulent
l’avoir, alors qu’elles le sont. Ce n’est pas moi qui ai inventé la vérité
qu’on peut opposer à l’hystérique, mais on peut la redire : l’hystérique
veut un maître sur lequel elle règne. C’est du Lacan pur sucre (rires).
Ça fait assez cinéma ! Et il y a eu les servants de ce culte :
l’admirable Thalberg, par exemple !
Serge Toubiana. L’opposition que fait Godard entre Thalberg et Lénine.
Ph. Sollers. L’opposition et la complémentarité énigmatique. Le système
de poumons symétriques entre Hollywood, et le cinéma soviétique, ce système de
mise en miroir, avec Eisenstein qui se rend à Hollywood voir Chaplin, puis qui revient ... Est-ce qu’on aura montré, mieux que Godard, cette co-naturalité des deux événements ?
S. Toubiana. Les deux usines à rêves dont parle Godard.
Ph. Sollers. Oui, les deux usines à rêves ou à cauchemars. Le drame du
XXe siècle, c’est quand même ça. Il y avait ça, en même temps. Cette
affaire n’est pas encore bien pensée dans la réalité philosophique, politique
ou historique. Ici, avec Godard, la preuve est massive.
S. Toubiana. Avec le contrôle sur les masses comme fantasme.
Ph. Sollers. Exactement. Ce n’est pas par hasard si la figure de Hitler
se profile. Il me semble que Staline est un peu absent : j’aurais mis deux
ou trois images de Staline... Le « con-trôle de
l’univers » enveloppe toute cette comédie-tragédie. Le cinématographe a été comme un poisson dans l’eau dans le spectaculaire concentré (le
totalitaire ou la visée totalitaire), comme dans le spectaculaire diffus (la
levée du soleil de la marchandise planétaire), et comme nous sommes dans le
spectaculaire intégré, le cinéma se retrouve pétrifié, coincé dans son
histoire. Tout cela pour employer les termes de Debord, qui décrivent bien le
processus. Mais il s’agit bien du spectaculaire, de part et d’autre, avec des
réussites grandioses. Qui va nier que si nous sommes assis dans une salle de
cinéma, nous ne pouvons pas ne pas vibrer devant des dizaines de grands films
qui, légitimement, nous auront convaincus que l’horizon de l’aventure humaine
se situait là ? C’est le fond des choses, n’est-ce pas, cet illusionnisme
séculaire.
S. Toubiana. Est-ce que Godard ne se met pas en scène lui-même comme
l’ouvrier de cette grande cérémonie du cinéma ?
Ph. Sollers. Dans la série des Histoires proprement dites,
l’attitude est prophétique : je me dresse parmi les décombres... Le thème
est indubitablement apocalyptique, avec une mélancolie et une grande ténacité.
C’est ce qui me frappe chez lui : il ne lâche pas prise, c’est un chien de
l’Enfer... Cette idée qu’on va recueillir, rassembler, tout ça, de façon lyrique,
dénonciatrice, et puis on ferme, en somme. C’est son diagnostic. Je ne suis pas
compétent sur le cinéma, Godard prophétise sa mort, il me semble qu’avec
l’extension du numérique elle est probable... Labarthe dit : « Si
les cinéastes savaient ce qu’il est en train d’arriver au cinéma, ils
pleureraient tout le temps ; Godard pleure, il sait ce qui l’attend »
(rires). C’est la phrase d’un professionnel. Mais là où je suis,
j’observe avec passion ce qui est en train d’arriver à ce continent énorme.
Avant de rejoindre le degré de lucidité où se situe Godard pour faire cette
compression — pour parler en termes de sculpture —, je crois que tout le
monde est très en retard. C’est pour ça que je voulais qu’on médite sur le
« maintenant » où nous étions en train de faire ce geste, à Paris,
en France, ce qui a probablement son intérêt. Il y a dans les Histoire(s) un hommage aux cinémas américain, italien, russe et français. Ça se joue à peu
près dans ce carré. Plus le cinéma allemand jusqu’à la guerre. Cette
temporalisation m’intéresse beaucoup. C’est comme si Godard disait que le XIXe
siècle nous a proposé la mort photographique et son extension mouvementée,
puis fardée : il y a encore des gens qui pensent que le cinéma c’est de la
couleur, mais on crache parfois le morceau : « on colorise »... La peinture, en revanche, on peut la filmer mais
ce ne seront pas ses couleurs, ni ses dimensions : comme disait Duchamp,
dès qu’on reproduit on ment. Ce ne sont ni les vraies couleurs ni les vraies
dimensions : on remplace le corps par une image. II y a des tas de gens
qui pensent que la peinture est une image. Mais elle n’est pas une image :
elle fait semblant. Donc il y a cette hypothèse très forte : le XIXe a
inventé la mort visible et la bêtise, il a formulé l’hypothèse que la bêtise
était une sorte de fondement d’essence dans l’humanoïde, et peut être même
dans Dieu, qui sait..., hypothèse rarement formulée mais il faut bien en avoir
l’audace : Dieu serait aussi bête que l’homme qu’il a créé... Tout cela
est quand même dans l’ordre du diabolo en train de se constituer sans cesse. A
partir de là, on serait dans le XIXe siècle à jamais, à cause, aussi, du cinématographe.
J’ai eu tout à coup cette vision de Proust gagnant sur les actualités de son
temps, après ça je pourrais vous parler de Stravinski, de Joyce, de Picasso, de
qui vous voulez, de quelque chose de très grave, en fait, il me semble. Le
spectacle, qui est prêt à laisser tomber le cinéma si ça ne sert plus comme
prise psychique et subjective, est bien décidé à ne rien reconnaître des
grandes créations du XXe siècle. C’est une question de vie ou de mort. Et l’on
y assiste, à cette intentionnalité. Après tout, c’est un siècle où il y a eu
trop de massacres, de dévastations : il vaudrait mieux faire comme si rien
ne s’était passé, allez, hop... S’il ne s’est rien passé, ça va être très
ennuyeux, justement parce qu’il s’est passé beaucoup de choses, anti-mort. Des
créations. Le geste de Godard porte aussi là-dessus. Ce qu’il sent menacé,
c’est cette formidable énergie de créativité qui risque d’être passée par
profits et pertes. Et il s’appuie sur la musique, la poésie, la peinture, la
littérature, ou sur la prédication métaphysique, ce n’est pas par hasard.
Donc, il trahit. Il trahit le cinéma. Ou, plus exactement, il trahit
l’utilisation transitoire que le cinéma aura été pour une organisation de la
liquidation de toute créativité non réductible. C’est le sens de sa démarche,
de son hymne. Et c’est pour ça que c’est beau. Il y a ce moment de méditation
sur Manet : la transformation du regard, le moment où l’on passe de
l’autre côté de la représentation, où l’art se saisit, non plus de ce qui est
là en face, mais de ce qui vient de l’intérieur de ce qui est là.
Évidemment, après il y a des problèmes : est-ce que l’omnispection,
le « voir de partout » de Picasso n’est pas une critique
anticipatrice de tout ce qui fait semblant d’être déchiffrable comme
image ? Il y a une phrase dans les Histoire(s) de Godard qui m’a
frappé, et qui fait référence à ce qui lui est arrivé comme découverte du
cinéma : le vrai cinéma était celui qui ne peut se voir. II y
aurait eu un moment où l’on ne voyait pas le « vrai cinéma ». Ça va
assez loin, on pourrait en faire un programme : le vrai cinéma serait
celui qui ne peut se voir. Imaginez un peu l’aventure, de même que vous
essaieriez de déchiffrer à travers tout ce qu’on vous dit ce qu’on vous cache,
vous feriez un film de tout ce que vous n’avez pas vu au cinéma. Hypothèse
mathématique, inscrite dans le projet de Godard. Un immense film qui n’aurait
pas de prix, dans la mesure où l’on ne pourrait pas le voir. Qui serait fondé
sur cette conviction que, à chaque instant de chaque film, sauf ce qui fait un
peu relief de temps en temps dans ce qu’on voit, il y a quelque chose qui ne se
voir pas. Quand il m’est arrivé d’aborder cette technique, que ce soit avec Méditerranée de Jean Daniel Pollet, ou avec le film que j’ai fait sur Rodin, parce qu’il me
semblait qu’il fallait mettre en coordonnées strictes une image sur la
sculpture, et la voix sortie de l’écriture par rapport à ce que l’image ne peut
pas montrer de la sculpture, j’avais un peu ce problème : il fallait que
ça se résolve par quelque chose que finalement on aurait pensé mais pas vu. Il fallait
affirmer de l’invisible. Dans les hommages appuyés que Godard rend à un certain
nombre de films ou de cinéastes, par exemple La Nuit du chasseur, on a
fort l’impression qu’on est en train, à ce moment-là, de voir autre chose. Ou
dans son hommage à Hitchcock, c’est de ça qu’il s’agit. C’est une intuition
qu’on va montrer quelque chose pour faire en sorte que cela ne se
« voie » pas. Comme ce n’est pas très courant, il faut abonder dans
son sens, parce que du coup, c’est extrêmement subversif. Et même explicitement
révolutionnaire, si l’on s’en tient au fait qu’un révolutionnaire, je me
répète, est quelqu’un qui n’est pas du tout satisfait de l’Histoire telle qu’on
la lui raconte d’habitude, et qui n’arrête pas de voir autre chose dans ce
qu’on lui montre comme déroulement de l’historicité. En général, il est rejoint
très longtemps après par les historiens, lesquels mettent un temps fou à
s’apercevoir de choses qui étaient évidentes, mais qui doivent être dogmatisées
en quelque sorte pour faire consensus social. Là, il y a une façon qu’a Godard
de s’adresser à une personne et à une seule. Dans le « ce qui ne se voit
pas » , on ne peut pas s’adresser à une
communauté d’aveugles. C’est quand même, aussi, une façon, comme par hasard, de
rendre hommage aux morts dans leur individualité la plus radicale. Etre respectueux de chaque mort, travail impossible
mais tout de même exigible. Je pense aux photographies qui apparaissent de
temps en temps, vous voyez passer Virginia Woolf, Hannah Arendt, Picasso, qui
vous voulez... Brusquement, vous avez la vision de cette formule d’Artaud que
j’aime tout particulièrement : « La société se croit seule, mais
il y a quelqu’un. » Ou alors le prodigieux coup de gueule de Von
Stroheim. C’est-à-dire la présence de cette unicité dite « artiste »,
qui fait trou dans l’ensemble.
S. Toubiana. Je pense à une phrase de Deleuze, à propos de l’histoire du
cinéma, qui disait que c’était un martyrologue. Godard nous le fait bien
comprendre.
Ph. Sollers. Help ! Help ! Tous ces cinéastes qui ont
mangé avec une longue cuiller en forme de caméra avec le diable... C’est là où
je rappelais, après notre visionnage chez Godard, ce mot si extraordinaire de
Hitchcock à Truffaut — dont j’ai toujours regretté qu’il n’ait pas été poussé
plus loin par Truffaut — qui lui demandait, à propos de I Confess, si l’atmosphère de ses films n’était pas due à
son éducation catholique chez les Jésuites, si son oeuvre n’était pas imprégnée par une sorte de péché ou de sens de la culpabilité.
Hitchcock lui répond : comment pouvez vous me dire ça, puisque tous mes
films décrivent la situation d’un homme innocent dans un monde coupable ?
En effet, on s’est mêlé de choses pas claires du tout dans cette affaire de
cinéma, mais la revendication de l’innocence est là. Alors, martyrologue,
peut-être, mais il y a des saints.
S. Toubiana. Comment voyez-vous le statut de la citation dans ces Histoire
(s) du cinéma de Godard ? Il invente une formule, une sorte de
rhétorique, dans l’ordre de l’image, totalement inédite : ce ne sont pas
des extraits, c’est autre chose.
Ph. Sollers. Je comprends ça très bien, d’autant plus que je m’en suis
beaucoup occupé moi-même dans d’autres domaines. Par exemple, Paradis,
sans ponctuation ni guillemets, est souvent fait de prélèvements recyclés. La
tension c’est de montrer, précisément à travers une histoire monumentale, que
tout est disponible, mais pas dans le passé, immédiatement là. A la limite, ce
ne sont pas des citations mais des preuves qu’on avance en même temps qu’on
poursuit son discours. Ça n’a pas le statut de citations, ce sont des témoins
qui viennent renforcer la méditation fondamentale, laquelle les dépasse, les
réinsère... Il peut s’agir de détournements, le siècle est fécond dans ce genre
de choses, c’est posé dès le principe par Lautréamont dans ses Poésies.
Brusquement, l’illumination verticale c’est que l’on peut être pratiquement là
où on se situe partout à la fois comme présent. C’est un temps spécifique,
c’est un plus que présent, c’est le temps de la méditation qui peut passer
d’une chose à l’autre, avec le plus grand naturel, sans éloquence, parce qu’à
ce moment-là ce serait le Musée imaginaire à la Malraux...
S. Toubiana. Dont Godard se réclame beaucoup.
Ph. Sollers. Il y a cette tendance, mais Godard est beaucoup plus
pragmatique, convaincant, dans la mesure où il part de la forme et non pas des
idées qui s’enchaîneraient par des illustrations. Ce ne sont pas des illustrations,
ce sont des blocs formels, parfaitement invisibles, qui viennent là, et qui
tombent pile. L’Allemagne envahit la France : voilà Seurat. Il fallait y
penser ! Il faut aussi avoir vécu quelque chose comme un traumatisme
devant ce Seurat, avec sa fragilité... Ce sont des éléments très
biographiques.
A. de Baecque. Mais ces éléments, mis ensemble,
donnent une forme qui pense.
Ph. Sollers. Oui, c’est une forme qui donne forme, tout en étant très
autobiographique. Il y a, à chaque fois, on le sent, un choc biographique très
profond. Ça vient là pour dire : tiens, à ce moment-là, un élément de ma
biographie secrète passe par là. A la limite, cela pourrait devenir
interminable : pourquoi à tel moment ce Seurat ? A quoi vous a-t-il
fait penser ? Vous l’avez vu quand ? Godard nous l’a dit. Vous vous
en souvenez : on devrait faire un film uniquement avec des gens qui
seraient là et diraient : oui, c’est machin qui connaissait truc... On
s’était vus... Ça serait un fleuve interminable d’anecdotes. Ça, c’est la
divinité du concret qui est évidente. Autrement, ce sont des idées qui
s’incarnent avec des illustrations et qui conduisent à des massacres énormes,
sans que telle ou telle biographie s’y trouve directement impliquée.
S. Toubiana. Godard se sert des images des autres, dans ses films et dans
ces Histoire (s) du cinéma. Vous le faîtes aussi dans vos romans. Et surtout,
vous évoquez cette espèce de marché de l’art, ce trafic d ’art généralisé, mondialisé.
Le geste fondamental de Godard consiste à dire : ces images appartiennent
à tout le monde, pas question de payer des droits. C’est très courageux de se
mettre à dos tous les ayants droit.
Ph. Sollers. Très courageux ! Bravo ! Le trafic d’art est
incessant, sous un nuage de fumée culturel. Le 20 juin, il va y avoir un procès
parce que j’ai publié des extraits de la Conférence du Vieux Colombier,
d’Artaud. De plus en plus, les gens ne s’intéressent pas du tout au sens. Je
n’ai jamais touché un kopeck sur Artaud, je ne trafique pas les manuscrits ou
les tableaux. Les gens veulent la propriété matérielle, les droits, les
manuscrits. On vend des partitions de Mozart en les découpant : vous
voulez l’allegro ? C’est très juste et vrai de dire que tout ce qui a été
fait a été fait, par moments, pas toujours, dans un désir d’atteindre une
vérité. Et par conséquent, la vérité n’a pas de prix. Les morts n’ont pas de
prix.
S. Toubiana. Et on retrouve la position de sainteté de Godard : si
vous voulez m’attaquer, eh bien vous attaquerez un saint du cinéma !
A. de Baecque. Et je m’intègre moi-même dans cette
communauté de martyrs...
Ph. Sollers. Ce dont les gens ont le plus peur, c’est probablement de
savoir à quel point le temps est infini. Ça a l’exacte pertinence de montrer à
quel point chaque corps humain, dans la société qui le cerne, vit dans un temps
extrêmement réduit. Alors que c’est immense. Qu’il s’en déduise un sentiment
d’immensité me paraît une des grandes réussites de ces Histoire (s).
Immensité intense, parce qu’on n’a jamais le sentiment de s’ennuyer.
S. Toubiana. Avec une forte érotisation généralisée du sens.
Ph. Sollers. Oui, mais l ’érotisme, c’est le sens du temps. Toute perception
intense du temps est de toute façon érotique (rires). Sous telle ou
telle forme : une nuit parfois suffit. Ou trente secondes. Une perception
intense du temps. Là, ça y est. Il y a aussi le fait que, de temps en temps,
des textes sont lus. Lire un texte, c’est toujours avec risques et périls. On
n’est pas forcément, quand on lit un texte à haute voix, en train de comprendre
ce qu’on lit. Surtout si c’est un poème de Baudelaire par exemple. La pauvre
actrice qui lit Baudelaire pose sa voix totalement à côté, et son corps aussi.
Par conséquent, le témoignage cinématographique sera qu’il y a incompatibilité
totale entre l’image et le sens du son. C’est très difficile de tricher avec
la poésie. Les acteurs, avec la poésie, sont récusés presque dans leur
totalité : il suffit de leur faire réciter un poème.
A. de Baecque. C’est curieux que Godard ne lise pas
lui même ces poèmes. Il y a des moments où lui-même lit du Victor Hugo, à
d’autres moments on sent une pudeur...
Ph. Sollers. Souvent, maintenant, quand on me demande des leçons
d’écriture, je laisse tomber le manuscrit qu’on me tend, et si la personne est
intéressante, je lui demande de réciter un poème par cœur : j’arrête mot
par mot. La voix ne peut pas tricher. Le style de Sarah Bernhardt, qui est
encore celui d’Apollinaire, si vous écoutez les enregistrements
d’Apollinaire : « Ouvrez-moi cette porte où je frappe en
pleurant... », et qui est encore celui d’Aragon et de Malraux, eh bien
c’est aussi le XIXe siècle ! Quand on voit les images d’actualité 1900, on
se dit que Proust a gagné, parce qu’on voit ces corps bouger, ils sont tous
morts, on n’entend pas leurs voix, et on se dit que c’est Proust qui avait
toutes leurs voix, dans leurs nuances : tantôt graves, tantôt aiguës,
quand le sens change, quand on ment... Je crois beaucoup à ces choses-là :
c’est mon travail de romancier de savoir comment les voix en disent plus long
que I’œil sur les corps.
S. Toubiana. Ce sont aussi des voix d’avant la reproductibilité
technique.
Ph. Sollers. Oui. Diogène, penseur cynique s’il en fut, dit qu’il est
curieux que pour reconnaître du bronze on tape dessus, alors que pour les
hommes on se contente de les regarder (rires). Il a raison : il
faudrait un peu taper dessus pour voir... Il faut la voix. Que ça résonne !
Je crois que Godard s’est rendu compte de ça.
A. de Baecque. Dans les Histoire(s), ça
résonne de plusieurs façons différentes, exactement comme Godard pratique des
montages très différents, d’images, de bruits, de citations...
Ph. Sollers. C’est évidemment un chef-d’œuvre de montage. Il y a eu
oblitération du montage pendant très longtemps. Le montage est inquiétant par
définition, il n’a pas forcément bonne réputation. Or c’est là que tout se
passe, il me semble. Au millimètre près. Travail de très haute précision, dont
les gens n’ont pas la moindre idée. Quels sont pour vous les génies du
montage ?
S. Toubiana. Eisenstein, Vertov, Hitchcock, Lang, Godard... Les cinéastes du plan : il faut pratiquer l’art du plan pour avoir un art du montage.
A. de Baecque. C’est aussi le montage qui donne la
personnalité : les citations qu’utilise Godard appartiennent à tout le
monde, mais sa manière de les rapprocher n’appartient qu’à lui.
Ph. Sollers. C’est symphonique.
A. de Baecque. Est-ce qu’on pourrait imaginer la
même entreprise dans un livre ?
Ph. Sollers. Paradis (rires). Imaginez qu’il n’y a pas que
le siècle à dire, il y a tous les siècles ! C’est très difficile,
pour le cinéma, compte tenu de l’énorme quantité d’images en si peu de temps.
Mais imaginez ce que peut être l’immense quantité de mots si l’on se mesure à
tous les siècles. Si vous voulez être à la fois chez Héraclite, Parménide, dans la Bible, chez les Chinois, chez Joyce, Proust, Diderot ou Sade... Mon
problème d’intégrale devient alors extraordinairement concentré. C’est son Paradis,
en somme, que fait Godard, sa Saison en enfer. De toute façon, c’est le
geste, plus ou moins ample, on peut le faire sentir par fragments, d’un
artiste fondamental du XXe siècle. C’est la ressaisie, ou le recueillement, ou
le faire sentir que le temps a changé de substance. Faire sentir ça.
II s’agit donc de tout ce qui s’est déroulé, dans telle ou telle contrainte,
linéaire, ou dans telle ou telle époque, puisque nul ne peut, ou ne pouvait,
sauter par-dessus son temps, comme dit Hegel. Mais justement, nous ne sommes
pas dans la situation de l’esprit absolu, nous sommes dans ce faire sentir
autre immaîtrisable, incontrôlable, contrairement à ce qu’ont cru, alors que
c’était en train de leur péter dans la gueule, ceux qui ont fait des massacres
pour ce contrôle supposé. Ils continuent, d ’ailleurs, sous d’autres formes.
Qu’appelle-t-on penser ? II y a un moment, à mon avis
extraordinaire, où Heidegger cite Nietzsche pour définir l’esprit de vengeance.
Qu’est-ce que l’esprit de vengeance ? C’est, dit Nietzsche, le « ressentiment
de la volonté contre le temps et son "il était" ».
Là-dessus, vous pouvez rester un certain nombre de
mois, ou d’années, à réfléchir à toutes les implications que cela suppose.
Qu’est-ce que ne pas éprouver, sans arrêt, le ressentiment de la volonté
contre le temps et son « il était » ? A ce moment-là, vous
n’êtes plus dans l’esprit de vengeance, mais dans la célébration absolument
indéfinie du temps.
S. Toubiana. Mais le cinéma est né dans cette définition même : son
handicap s’y trouve, en même temps que sa puissance.
Ph. Sollers. Voilà ! Eh bien, le geste de Godard est une tentative
d’exorcisme.
S. Toubiana. Le cinéma n’est qu’un il était, en même temps qu’il
affirme une volonté d’inscrire du temps qui dure.
Ph. Sollers. Oui, mais est-ce qu’il ne se venge pas ?
S. Toubiana. Ce sont les spectateurs qui se vengent du cinéma, parce qu’on
ne peut pas vivre dans la fascination du spectacle sans avoir envie, à un
moment où un autre. de se venger, de « donner le
change », de s’en libérer.
Ph. Sollers. Manque d’amour.
S. Toubiana. D’où le mépris !
Ph. Sollers. A la place du temps retrouvé.
A. de Baecque. Vous disiez que Proust a gagné par
rapport aux actualités. Alors, est-ce que Godard gagne, et par rapport à
quoi ?
Ph. Sollers. Je crois que, pour employer une expression triviale, il
ramasse la monnaie du cinéma. Sauf surgissement d’un chef d’œuvre de pensée et
de méditation aussi fort, je ne vois pour l’instant pas d’équivalent. C’est une
question de pensée : au lieu où il se place, d’habitude il n’y a personne
pour penser. Il le pense, donc il ramasse. Je pense ce qu’il y a à penser quand
personne ne pense, donc j’ai raison. Avant d’être rejoint là où il est... (rires).
Autant essayer de rejoindre Proust, par exemple, c’est très compliqué...
A. de Baecque. Vous parliez du ici et maintenant de notre séance de visionnement, le 28 mars dernier. Or, nous risquons d’être
très peu à les voir, ces Histoire(s) du cinéma...
Ph. Sollers. Ce n’est pas grave : ça a eu lieu ! Nous étions
dans un appartement, les rideaux tirés, Godard nous montrait ses cassettes...
C’est le geste de penser qui compte, à la limite, personne n’en aurait
connaissance que ça aurait eu lieu quand même. Une fois que c’est pensé, chose
étrange, inouïe, c’est comme si tout le monde était au courant. Tant pis pour
ceux qui ne s’en rendent pas compte, mais il devrait le penser par eux-mêmes, savoir
que quelque chose comme ces histoires devait exister quelque part. S’ils
pensent par eux-mêmes, avec leurs moyens, sur d’autres sujets... Il me semble
que quelqu’un qui pense approuve automatiquement le geste de Godard, se
retrouve chez lui.
A. de Baecque. En sortant de cette séance de
visionnement, vous avez dit à Godard cette phrase : tu m ’as fait
gagner du temps.
Ph. Sollers. C’est ce que je voulais dire. Quand on pense, on gagne du
temps, et quand on ne pense pas on en perd énormément. A la recherche du temps
perdu : là c’est du temps retrouvé. Ce qui suppose un investissement de
mémoire, une information gigantesque, un filtre pour retenir tel ou tel détail. tel plan, tel enchaînement dans tel film. Cela suppose
un travail considérable...
S. Toubiana. Et aucune faute de goût !
Ph. Sollers. Voilà ! Appelons goût, le filtre des filtres qui, à
partir d’un travail considérable sur un ensemble de détails quasiment infinis,
va faire que vous choisissez tel plan ou telle séquence. C’est pour ça que les
citations, quand elles sont vraiment, exactement là où il faut, sont beaucoup
plus que des citations. C’est du vivant qui prouve du vivant. Le problème,
c’est qu’il ne faut pas être en défaut lorsqu’arrive la citation... Je reçois
des textes d’universitaires, on ne fait que lire les citations, c’est
tellement plus simple ! En général, ils ont fait un petit effort, ils ont
découpé mais vous pouvez vous passer de ce qu’ils disent. C’est le cas des
philosophes aujourd’hui. Pas comme chez Montaigne ! C’est un très grand
art, la citation, il faut que le corps qui est là, vivant, soit à la mesure de
tout ce qu’il cite. Et que ça respire en même temps. Quelqu’un m’a dit à propos
de Studio : Rimbaud arrive là naturellement... Plus grand
compliment je n’attends pas ! Si Rimbaud arrive comme ça, dans la foulée,
ça va...(rires). Si Manet arrive dans la foulée, c’est fort !
A. de Baecque. Il y a une masse énorme dans ces Histoire(s),
mais beaucoup de choses reviennent souvent, comme si Godard fonctionnait dans
son atelier, dans son petit studio...
Ph. Sollers. Studio (rires) ! Il suffit que quelqu’un
se mette à penser, avec très peu de moyens, très simplement — ce qui prouve
que penser est un art — pour que ça vienne et que ça demande à s’orchestrer.
C’est la puissance de la logique, si elle est vraiment fondamentale. Un
musicien fait ça, Stravinski a fait ça, Joyce aussi.
S. Toubiana. Contrairement à ce que vous dites, Godard utilise beaucoup
de moyens technologiques, mais il les domine.
Ph. Sollers. C’est la méditation qui l’emporte, la cogitation incessante.
La technique s’adapte à la « visionnarité » :
il voit tout le temps, et ensuite il met en œuvre.
S. Toubiana. C’est un voyant proliférant.
Ph. Sollers. Mais ce n’est pas contradictoire que ce soit si proliférant
et que ça tienne sur quelques pilotis. Il faut simplement des convictions, qui
sautent aux yeux et à l’oreille. La mise en place du narrateur : le micro,
le tac tac de la machine à écrire, la lumière, les
livres. Voilà une attitude liturgique. Ou alors la position debout, avec le
livret, comme un chef d’orchestre : j’appelle les haut-bois,
les trompettes... J’appelle les morts, les voix, les plans, tout ça c’est
pareil. C’est une messe, pour ce protestant c’est bien... C’est sa Missa solemnis (rires). C’est une grande messe
solennelle, il y a tout le monde, tous les morts, tous les saints, tous les
martyrs...
A. de Baecque. C’est extrêmement baroque, ce n’est
pas du tout protestant ...
Ph. Sollers. Mais je lui donne ma bénédiction apostolique (rires) :
Amen ! Pasolini est quand même très présent, avec L’Évangile selon
saint Matthieu, avec cette voix forcenée qui vous dit qu’il ne faut pas
prier, sauf dans le secret. C’est une position ascétique de moine artisanal,
c’est la tentation de saint Godard : le cinéma se présente comme une
énorme fantasmagorie dont il s’agit de dégager l’essence. C’est inspiré,
quoi ! Il faut être bien seul pour faire ce travail ! Mais si on est
habité, il faut aller jusqu’au bout.
Philippe Sollers
Entretien réalisé à Paris le 8
avril 1997.
Les Cahiers du cinéma n°513,
Mai 1997
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