PHILIPPE SOLLERS, GAMMES DE GRÈCE
Par Mathieu Lindon
|
|
Souvent, les
romans de Philippe Sollers sont des promenades dans la culture de son temps,
c’est-à-dire dans l’histoire et la géographie, puisqu’ici et maintenant ne sont
jamais seulement ici et maintenant. Beauté commence en Grèce où le narrateur se trouve avec son amante, la pianiste
Lisa. Le pays est aujourd’hui celui de «la dictature bancaire» : «La dette
engendre la culpabilité, et si vous ne remboursez pas, c’est de votre faute.
Les banques organisent le ravage, mais sont très morales. Vous devez expier
votre péché d’exploités.» Mais la Grèce, c’est évidemment aussi le pays de Zeus
et de Pindare, celui du temple d’Athéna Aphaia où on peut lire l’inscription
mise en épigraphe du roman : «Immortelle est la beauté.» Sinon il y a Bordeaux,
le «fatal voyage» qu’y fit Hölderlin en 1802, selon les mots de Schelling
à Hegel, Bordeaux qui est aussi la région où naquit le tout récent octogénaire
qu’est Philippe Sollers. «On peut préférer les hurlements du rock à Bach, ou
les convulsions d’un chanteur pop à Mozart. Ce n’est pas mon cas, et c’est
pourquoi j’aime Lisa.» Chacun ses goûts, évidemment. «La beauté sur fond noir,
voilà le vrai. Exemple : je suis dans une fête avec une folle, près d’une
fenêtre ouvrant sur une cour. Tout à coup, après m’avoir passionnément embrassé,
elle me dit : "Jette-toi par la fenêtre pour voir si je jouis." Elle
me pousse, mais elle a trop bu, elle n’a plus la force. Pour cette révélation,
j’ai de l’amitié pour elle.» Philippe Sollers se plaît à s’exposer à
l’accusation de misogynie, et l’artiste américaine Judy Chicago fait les frais
des critiques de son narrateur - mais Marcel Duchamp aussi avec ses «inventions
légendaires de l’art dit "moderne" ayant fasciné
les Américains».
«Les sociétés
changent de peau, comme les serpents, mais le venin reste le même, et il y a
seulement des mutations dans la desquamation. Tous les serpents ne sont pas
venimeux, mais ils n’en sont parfois que plus dangereux», ceux qui étouffent,
ceux qui ingurgitent. «Vivre, c’est défendre une forme», «Webern aimait citer»
cette phrase de Hölderlin, assure le roman. Alors, quand des «pantins
islamistes» s’acharnent «sur des statues antiques» : «Voilà des formes qui
contiennent un soleil divin insupportable, il faut donc les réduire en
poussière comme si elles n’avaient jamais existé. La Contre-Beauté sent la
Beauté, ça la brûle. La Beauté est insolente, elle ne croit qu’à elle-même,
elle insulte la loi et la foi.» «La mort est minable» mais «le nom d’Allah» la
rehausserait ? Allons donc. Et tel crime, dont est coupable un jeune Afghan
exilé, devient «ce "crime abject et inqualifiable" (comme dit un
ministre qui vient donc de le qualifier)», la culture vacille, la culture mue.
Heureusement, il y a le rêve, il y a «rêvrer», le verbe qui décrit «cet
épanchement du rêve dans la vie réelle, et de la vie réelle dans le rêve, cette
porosité gravitationnelle qui annule l’opposition entre intérieur et
extérieur». «Je rêve vrai, après quoi je suis dix fois plus réveillé, ce qui me
donne l’impression que tout le monde dort. Ça s’agite beaucoup, mais ça dort.»
Malgré son admiration pour Georges Bataille, Philippe Sollers n’est pas dans
son camp quand il faut énumérer les rapports entre la mort et l’érotisme. Il en
voit un cependant : «Faire comme si on avait disparu entre deux rendez-vous.
Quelle joie de se revoir vivants !» Le néant, on en sort.
Souvent, les
romans de Philippe Sollers sont des portraits du joueur qui les écrit ou les
raconte, des études de stratégie dans les guerres du goût et du dégoût. Dans un
des multiples brefs chapitres de Beauté intitulé «Innocence» : «"Vous n’avez pas honte ?"/ […] Vous devriez
avoir honte de vivre une histoire d’amour, quand la misère et la souffrance
déferlent sur la terre entière. Honte de votre enfance riche et protégée, honte
de votre apologie de la gratuité, honte de vous prélasser en musique avec une
jeune femme étrangère, honte de votre élitisme égoïste et de votre emploi du
temps dégagé.» Le chapitre s’achève ainsi: «- "Vous n’avez pas honte ? -
Non."» C’est le goût du malheur qui serait «réactionnaire» et Pascal
Quignard en prend pour son grade, traité de «Houellebecq en beaucoup plus chic»
- on doute que le mot chic soit ici laudateur, c’est comme si on définissait
Philippe Sollers comme un honnête homme au sens ancien de l’expression, ça
l’effarerait sûrement. Mais il n’y a pas non plus à être dupe de toutes les
images que l’écrivain souhaite donner de lui-même comme si cette insolence-là
de tout maîtriser était elle aussi un signe de sa liberté proclamée. De toute
façon, il y a Lisa pour accueillir ce qui se dit du narrateur de Beauté : «Elle sait que je suis fou,
mais j’ai mon charme.»
Mathieu Lindon
Libération du 4 –
5 février 2017
Philippe Sollers, Beauté,
Gallimard, 2017
|