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"L’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil. Le monde n’a pas disparu, mais on dirait qu’il a été retourné pour reprendre son cours céleste. Tout est maintenant immédiat, le temps ne coule plus, et le plus stupéfiant est que personne ne semble s’en rendre compte. Plus de sept milliards d’humains genrés poursuivent leur existence somnambulique. Rien à voir avec un jugement dernier, la notion de jugement a été effacée en route. Tout est détruit, mais rien ne l’est."
Ph. S.
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Le Figaro
du 21 avril 2022
De
l’Atlantide au temps retrouvé
Par Thierry Clermont
En attendant son chant du cygne qu’il nous a promis, autour
des « corps glorieux », Philippe Sollers a éclairci sa voix, qu’il a chargée de
tabac, posé ses jalons, pris quelques chemins de traverse et préparé ses
trilles, en chauffant ses vocalises. Nous l’avons rencontré à Paris, il y a
quelques semaines, le temps d’un entretien impromptu et vagabond autour de son
nouvel opus, sobrement intitulé Graal, 70 pages à peine de déambulations
littéraires et intimes autour des thèmes de l’Atlantide et de la quête de ce
fameux Graal, au gré de ses humeurs. Un nouveau gai savoir, entre baguenauderie
et rêverie, caprice et fantaisie. « Je cherche désormais l’intensité dans la
brièveté, comme Anton Webern», nous confiait-il, en
ajoutant: « Vous connaissez, j’imagine, son “Das Augenlicht”, pour chœur et orchestre: chef-d’œuvre! »
La conversation roule, mêlant évocations de son nouveau livre
et des précédents, comme Paradis, associant
flashs d’actualité aux bribes esquissées de ce Graal qu’il développe
devant nous, revenant sur quelques-uns de ses jalons cardinaux, Proust (ses
églises et ses aubépines), Sade, Gide (« Un extraordinaire masturbateur, embêté
par son christianisme.»), Bataille, Lacan. Et Rimbaud, qu’il démarque en
ouverture, à la manière d’une ritournelle inépuisable : « L’éternité est
sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil.» Son commentaire : « Tout est maintenant immédiat, le
temps ne coule plus et le plus stupéfiant est que personne ne semble s’en
rendre compte.»
« Vaste empire merveilleux » et dont la disparition reste un
mystère, la mythique Atlantide lui permet d’aborder au fil des pages aux échos rebondissants, d’autres îles : Lesbos chantée par
Baudelaire, Corfou, Patmos, l’homérique Ithaque et sa chère Venise, qu’il a délaissée
depuis la disparition de Dominique Rolin. Et bien sûr l’île de Ré, son lieu de
retraite, où, rappelle-t-il, Choderlos de Laclos fut
en garnison et où il conçut le projet Les Liaisons dangereuses. L’occasion
pour Sollers de s’étendre sur « le grand remplacement qui a déjà eu lieu, à
savoir celui des hommes par les femmes ». De critique, son regard sur notre
monde et nos contemporains s’est fait mordant, voire acrimonieux, mais toujours
avec un certain humour. Aux souvenirs de lecture s’ajoutent les remémorations
intimistes, dans la tonalité des plus belles pages de son autoportrait Agent
secret, et livrées au lecteur, comme cette tante, une « femme atlante »,
qui l’initia par jeu à la sexualité alors qu’il était adolescent. Ou encore sa
rencontre avec le pape Jean- Paul II, à Rome, en 2000.
Au bout d’une demi-heure de conversation, il nous confesse, à
demi-mot, et dans un sourire altéré par son fume-cigarette, sa « révélation
très tardive », ainsi formulée : « La vraie vie consiste à vivre sa propre
mort. » Une manière de saisir son propre Graal, « son temps retrouvé », selon
ses mots.
Il y a bientôt un demi-siècle, au moment de la publication de son Cœur absolu,
Sollers déclarait: « L’existence est une illusion d’optique : la littérature est là pour la renverser. » On aimerait le
croire encore.
Thierry Clermont
Le
Figaro du 21 avril 2022
Sollers ésotérotique
par Guillaume
Basquin
12 avril 2022
Voici
donc "Graal", dernier roman en date de Philippe Sollers, soit un
scandale qui passera probablement inaperçu par les bientôt huit milliards
d’humanoïdes qui peuplent cette planète. Il y a les somnambules, et les
quelques autres, solitaires, chanceux, régnant sur leur propre royaume : « Vous
êtes l’unique roi de votre royaume, et vous le suivez de nuit comme de jour. »
Comment, après plus de soixante-cinq livres
(nous avons compté sa bibliographie), Philippe Sollers, ogre des lettres
françaises, pourrait-il avoir quelque chose de nouveau (titre de l’un de ses
romans, d’ailleurs) à nous dire ? Comment ne pas se répéter ? lasser le lecteur
? Oui, Sollers compose un assez court ouvrage sur ses thèmes de prédilection,
qu’il semble recycler (la gnose, les Mystères catholiques, les amours entre un
adolescent mâle et une femme plus âgée, de la famille ou pas) ; mais il compose
désormais ses « romans » comme des variations du dernier Beethoven : des quatuors,
après nous avoir déjà donné ses grandes symphonies (Lois, H, Paradis, Femmes, Une vie divine, Les voyageurs du temps, etc.).
Peu d’instruments (une clarinette, un
violoncelle, peut-être une flûte), mais du pur concentré d’attaques légères à
la plume (avec son éternelle encre bleue de Venise, dont il est encore une fois
fait mention dans ce livre, comme private jokeou talisman). Concentration. Poing en plein dans le mille, l’un des derniers
tabous de nos sociétés occidentales : « Heureux le garçon de 15 ans qui
a été initié sexuellement par une femme atlante, dont le corps a été élu à ce
sujet par la Parole Suprême. » Précision du tableau : « Elle accomplit là, souvent sans le savoir, un rite millénaire de
l’Égypte antique ou des hétaïres grecques qu’on peut admirer sur des vases
d’avant notre ère. » (Mais qui le sait encore ?)
Philippe Sollers © Jean-Luc Bertini
Cette éducation décisive (qui rendra
l’écrivain non religieux et non-croyant en matière de sexualité) nous vaut ici
deux nouvelles incarnations de l’ogre : en Atlante, puis en Migrant. Premier
mouvement : en Atlante très tôt capable de sauver son âme grâce à la gnose,
cette philosophie selon laquelle il est possible de connaître les choses
divines. Cette philosophie étant ésotérique, sa connaissance se doit d’être initiatique ; raison pour
laquelle Sollers affirme, en y insistant, que ce sont trois femmes atlantes
qu’il a eu la chance de connaître qui l’ont initié aux « continents disparus » et à « leurs stabilités inaccessibles » : « Les femmes atlantes apprennent très tôt aux jeunes garçons à se
caresser pour imiter les femmes en train de se donner du plaisir. »
Initiation et raison sont donc indissociables. Et fascisme et bêtise sexuelle
tout autant, de façon symétrique.
En bon Atlante, Sollers vit encore dans une
réincarnation réelle (pour lui) de l’île mythique de l’Atlantide, sous forme de
fragment, soit l’île de Ré – où le navigateur du temps à l’encre bleue de
Venise sera enterré, dans le cimetière des aviateurs anglais d’Ars-en-Ré. Au
milieu de l’écoulement immobile du temps, c’est l’éternel retour du même :
« Au bord de l’Atlantique, je bois un verre de vin à la gloire de
cette île et de son passé fastueux. » Second mouvement : en
Migrant primordial (d’où le M majuscule) qui ne se laisse enfermer dans aucune
case, aucun parti : « La plupart du temps, le Migrant
ne dort pas, ou à peine. » Il n’est « pas repérable, et ferait un terroriste parfait » ;
« il ne croit pas aux complots […]. Il semble surtout vouloir préserver sa vie et pouvoir se
déplacer dans des identités multiples » (ce qu’autrefois
l’écrivain appelait ses IRM, pour « Identités Rapprochées Multiples »).
La gnose (du grec gnôsis, connaissance)
est une doctrine philosophico-religieuse selon laquelle le salut de
l’âme passe par une connaissance (expérience ou révélation) directe de
la divinité, et donc par une connaissance de soi. D’où cette
déclaration : « Toute sa vie, un descendant des
Atlantes recherchera ce Graal perdu, avant de s’apercevoir qu’il l’a en lui, et
qu’il n’y a aucune séparation à faire entre intérieur et extérieur. »
On sait que Paul de Tarse fut l’un des premiers penseurs chrétiens à utiliser
le terme : le gnostique est un chrétien accompli. C’est pourquoi Sollers
aime affronter les Mystères chrétiens dans ses romans (on le lui a suffisamment
reproché (« papiste ! », etc.) ; sur la dernière page
de Graal, on peut lire : « le tombeau est vide » ; « et tout est dit ».
Le Graal, indiqué par le titre, est à la fois
la recherche du Saint Calice, et la connaissance de soi. On le sait, le Graal
est un objet mythique de la légende arthurienne, objet de la quête des
chevaliers de la Table ronde ; à partir du XIIIesiècle, il est assimilé au Saint Calice (la
coupe utilisée par Jésus-Christ et ses douze disciples au cours de la Cène, et
qui a recueilli le sang du Christ) et prend le nom de Saint Graal. Mais
qu’est-ce vraiment que le Graal pour Sollers ? un calice ? une coupe ? un vase
? ou encore une illusion, une chimère, un fantasme ? Non, c’est, pour
l’écrivain, le Verbe absolu et créateur de monde, cette Parole primordiale : en
passant au présent le début de l’évangile de Jean, cela donne ceci : « Le Verbe est avec Dieu, / et le Verbe est Dieu. »
Déclaration stupéfiante pour tout écrivain conséquent, n’est-ce pas ?
Sollers va jusqu’à inventer (puis s’attribuer)
une œuvre d’un auteur anonyme du XVIIIe siècle,
« publiée, comme beaucoup de livres de cette époque, “à Cythère” en
mai 1789 » : Les Mystères sexuels de
l’Atlantide. Bien sûr, ce volume, « quasiment
introuvable et, par conséquent, recherché par les amateurs »,
n’existe pas et doit être attribué à l’imagination de Sollers lui-même :
« L’auteur de ce livre ahurissant va même jusqu’à appeler Graal les
séances incestueuses qui ont lieu dans une improbable Villa des Mystères. »
(À Bordeaux, donc, pour les connaisseurs de l’œuvre.) C’est là que les jeunes
mâles « sont ensuite livrés au choix des femmes, ce qui, on s’en doute,
produit une civilisation absolument contraire à la nôtre, embarrassée depuis
toujours, dans le contresens sexuel ».
Résumons : trois femmes atlantes (une
tante, une servante basque espagnole [« les partenaires ne parlent pas
forcément la même langue, mais les gestes sont là »], une
femme-écrivain plus âgée), une île réelle qui redouble une île engloutie, un
réfugié du Temps en exil perpétuel : roman !
Guillaume
Basquin
En attendant Nadeau, 12 avril 2022
L’Atlante Sollers
La chronique de Vincent Roy
Si votre bibliothèque comporte un « Enfer », vous
pourriez être tentés d’y enfermer Graal, le dernier roman de Philippe Sollers.
Mais, a contrario, si elle comporte une section intitulée
« Paradis », alors ce petit livre si dense pourrait sans doute s’y
trouver comme chez lui. A vous de voir. C’est une affaire de goût.
Graal est publié aujourd’hui, en 2022, à Paris et non à Cythère, il y est
question du matriarcat, de la sexualité, ou plutôt de l’éducation sexuelle des
Atlantes en général et de celle de l’un d’eux en particulier, le narrateur.
Bon, voici le postulat : « Au lieu de
‘’péché originel’’, expression religieuse qui évoque aussitôt un dérapage
sexuel, on devrait s’habituer à dire ‘’virus originel’’, l’être humain en étant
infecté d’emblée et n’arrêtant pas de se réinfecter lui-même ». Le
narrateur, lui, justement, est génétiquement différent, entendez que son
système immunitaire le rend résistant au « virus originel ».
Pourquoi ? C’est un Atlante donc un lointain descendant des habitants de
l’Atlantide, cette île paradisiaque dont parle Platon, notamment dans le Timée.
L’Atlante d’aujourd’hui recherchera toujours le Graal perdu. Voilà, c’est
simple : « Les femmes Atlantes apprennent très tôt aux jeunes
garçons à se caresser pour imiter les femmes en train de se donner du plaisir.
Lorsqu’ils sont en âge de donner du sperme, elles les initient en douceur (…)
Ils sont ensuite livrés au choix des femmes, ce qui, on s’en doute, produit une
civilisation absolument contraire à la nôtre, embarrassée depuis toujours dans
le contresens sexuel ». Le Graal n’est pas donc ce que vous avez
toujours cru, ou ce qu’on a bien voulu vous en dire. Le vrai mystère est là.
Grâce à cette initiation, inutile de dire qu’il n’y a pas de
trafic sexuel, pas de féminicides, peu de criminalité
dans l’Atlantide. De cette initiation, il est bien entendu « interdit
de parler » à notre époque. Il reste que, nous dit Sollers,
n’étant plus initiés, les garçons d’aujourd’hui « doivent rester
ignorants des femmes le plus longtemps possible, basculer gays, ou rester
conventionnellement hétéros ». D’où le contresens sexuel. Est-il utile
encore de préciser que l’Atlante, et partant, le Migrant Atlante devenu
terrien, guidé par son « Graal intérieur dont la vibration
l’accompagne », n’est visé par aucune plainte de femmes. Ses gènes
ont, dans leur mémoire, dans leur disque dur, le souvenir qu’il a été élevé
dans une égalité stricte avec les filles, « chacun et chacune
étant poussé dans sa solitude, ce qui est impossible pour les embrouilles
sexuelles et sentimentales terriennes. L’égalité entraîne l’attention, le
respect, l’ironie ; la réserve, l’audace ». Lautréamont est un
bon exemple de Migrant Atlante.
Trouver, retrouver votre Graal, nous dit Sollers, et tout
rentrera dans l’ordre. N’écoutez pas la société qui vous explique qu’il est à
jamais perdu. Elle ment. Rimbaud (autre Atlante considérable), pourtant, vous
avait jadis annoncé la grande nouvelle. Et l’auteur des Folies
françaises de la reprendre à son compte : « L’éternité
est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au
soleil ».
Vincent Roy
L’Humanité, 1er Mars 2022
Philippe Sollers, ou l’avènement du Graal intérieur, par Annick Geille
Philippe Sollers défraie la chronique avec
« Graal » (Gallimard). Biblique, magnifique, sulfureux. Il s’agit
d’une rêverie éveillée : une soif d’Atlantique, sorte de jubilation
textuelle. La mort semble vaincue. Jésus et l’évangéliste Jean circulent librement. Le Verbe triomphe. Le plaisir est bel
et bon. Libres comme l’auteur, ces splendeurs textuelles vont enchanter les uns
et choquer les autres. Brillant et nécessaire : appel d’air bienvenu en
ces temps déprimants
C’est l’une des surprises de ce « Graal », si le
roman semble appartenir au domaine du rêve éveillé, il participe d’une sorte
d’optimisme tranquille, qui le distingue radicalement des autres romans de
Sollers. Un optimisme désespéré, certes, mais optimisme tout de même. Une sorte
d’élixir des sirènes -Atlantes, breuvage miraculeux qui rend au narrateur sollersien son bien : l’espérance. Règne ainsi dans
« Graal » un plaisir charnel tranquille, (révélé par les souvenirs du
narrateur) sans oublier le plaisir du texte, celui que l’auteur se plaît à
exprimer, comme s’il jubilait d’avoir trouvé son trésor. « L’amour
on ne le sait pas assez, consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il
faut quand il faut », précise le narrateur de « Graal » qui
ajoute « Pour un Atlante conscient une telle rencontre est exceptionnelle
et comporte une chance sur des millions ». Comme le
souligne Antoine Gallimard dans sa lettre à Sollers, le narrateur revisite le
mythe de la quête du Graal (cf. le calice contenant le sang du Christ).
L’auteur débarrasse mine de rien le christianisme de sa haine de la chair( en particulier la chair des femmes), et de sa
détestation du plaisir charnel. Rédevient l’Atlantide sollersienne. « Graal » est le roman d’un
avènement. Jésus étant l’ami des artistes, écrivains et philosophes tels
Platon, Baudelaire, Laclos, Borgès, Sade, ce bréviaire
du libertin ne le choque pas. « Les papes ont détourné le lieu
biblique vers la Grèce antique, elle-même inspirée par son vieil ennemi
englouti, l’Atlantide »
L’air marin chasse la tristesse qui pouvait subsister. Le
narrateur semble avoir accès « aux secrets jalousement gardés », tels le temps, la mémoire, l’éternité. L’apôtre Jean est son
guide (« arrivé le premier au tombeau. Il voit, et il croit. ») (l’Évangile selon Jean est le plus important en matière de christologie,
car il énonce implicitement la divinité de Jésus : le Verbe incarné)
Philippe Sollers est formidable : chaque fois qu’il nous
offre un nouvel ouvrage, quittant pour l’occasion son refuge d’Ars-en-Ré d’écrivain
légendaire, il parvient chaque fois à nous surprendre. Nous le lisons avec
délectation, et le lecteur faisant toujours « la moitié du chemin »
comme le rappelle Modiano, nous poursuivons avec Sollers rêveries et
conversation.
Dans « Graal », le récit s’enrichit de moments
fictionnels brouillant les pistes car l’auteur est extrêmement pudique ;
là encore, comme chaque fois avec Sollers, les séquences existentielles sont
réinterprétées- voire transfigurées -parla force et les subtilités de son
imaginaire. « Vivre avec Dieu, ne fut-ce qu’une semaine est un
émerveillement continu, seconde par seconde ». Ce que l’apôtre Jean
confirme dans « Graal » : « Il y a encore beaucoup d’autres
choses qu’a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une, je pense que
le monde lui-même ne suffirait pas à contenir les livres qu’on en
écrirait » Conclusion de Sollers :« Jean a bien vu ce qu’il a
vu, le tombeau est vide. » Mozart et Bach sont présents. L’océan et la
solitude inspirent l’auteur : « Graal » est un noble texte qui
détruit la mort.
Annick Geille
Atlantico
Sollers, en Ré majeur
Pascal Louvrier
Le Spectacle est continu. À peine le Covid (provisoirement) terminé, voici la menace nucléaire. Le flot de désinformations
arrive à la vitesse des réseaux sociaux, c’est le plus que présent de
l’indicatif, impossible de vérifier, et cela n’a pas d’importance puisque le
camp du Bien a désigné la nouvelle guerre à soutenir, le nouvel homme à
abattre. Sollers, lui, poursuit son inlassable dénonciation de la société. Il
le fait de façon féérique. Il voyage dans le temps, clandestin définitif qui
sait qu’il faut fuir le banc de sardines. Chaque année, au printemps, il nous
donne des nouvelles de la planète surpeuplée et de l’extension des névroses de
l’homme occidental. Le constat est édifiant, mais il refuse le nihilisme
entretenu par les fonctionnaires du culturel. Son discours n’est pas
sécuritaire et mortifère. Il convient de jouir, au contraire, et de laisser
l’Esprit Saint dans un corps sain guider nos pas joyeux. Son nouveau roman est
la clé pour entrer dans ses livres qui ne sont qu’un. Il le nomme Graal. Il ne part pas à sa recherche
car, dit-il, il est en lui.
Comme il est en chacun de nous, à condition de prendre le
temps de le comprendre. Il nous parle de l’Atlantide, dont il est l’un des
survivants. Après l’engloutissement de l’île mythique, une petite parcelle est
restée hors des flots bleus. C’est l’île de Ré, en particulier la bande de
sable du Martray, d’où émet sans relâche la boîte
noire Sollersienne. L’écrivain rappelle qu’il a la
« chance d’avoir échappé aux communautés. Chance d’avoir toujours
privilégié le hasard, la surprise, l’inattendu, l’instant. » Cela lui
permet d’écrire des évidences qui le sont de moins en moins puisque la société
ment là-dessus comme sur le reste : « L’amour, on ne le sait pas assez,
consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il faut, quand il faut. »
Sollers a reçu une éducation sentimentale particulière et très efficace, même
si les dévots du nouvel ordre moral la condamne.
Développée par l’une
de ses sœurs, puis l’une de ses tantes, qui aimait coudre. L’écrivain révèle un
épisode incestueux précis : « Elle me demande de me déculotter, et,
de temps en temps, en feignant de réparer un ourlet, elle a un geste pour me
piquer légèrement les couilles avec une aiguille. » Un livre, vite, pour
dénoncer cette misérable famille ! Pas du tout. Sollers poursuit : « Elle aime ça, moi aussi, et
surtout la façon fascinante dont elle joue avec son dé, qu’elle enlève et remet
à son doigt. » Plus aucune initiation aujourd’hui, il faut maintenir
l’ignorance dans ce domaine comme dans tous les autres. La sexualité doit se
résumer à la procréation (médicalement assistée si possible). Quant à la femme,
« par une naissance, apporte la mort. » Depuis son roman Femmes, qui ne pourrait plus être publié
en 2022, Sollers n’a pas bougé d’un millimètre. Ainsi comprend-on mieux la
détestation dont il est l’objet.
Bien sûr, et avec gourmandise, l’écrivain souligne les petits
jeux promotionnels du Spectacle. Comme celui de ce présentateur littéraire de
télévision qui « vend » le roman « bouleversant » de sa
compagne. Dans quel but ce jeu truqué ? Sollers : « Les
histoires portent en général sur les relations étroites, voire fusionnelles,
entre les filles et leurs mères mortes, mourantes, délaissées ou très
déprimées. » L’industrie pharmaceutique à de beaux jours devant elle.
Résultat de cette entreprise de démolition programmée ?
L’homme occidental est devenu une chiffe molle qui ne croit plus à rien.
Sollers, encore : « À 30 ans, il est déjà usé par l’alcool et les
drogues. À 40 ans, il est vieux. À 50 ans, il se met à faire la morale à tout
le monde. À 60 ans, il est en prison pour féminicide. »
Sans oublier ses trois doses qui font de lui un citoyen respectable.
Un roman de Sollers agit toujours comme le soleil du matin sur
les marais salants de son île, avec, à gauche, l’étrange clocher noir et blanc
d’Ars qui veille au grain.
Pascal Louvrier
Causeur
Graal, Philippe Sollers, par Philippe Chauché
« L’éternité est
sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil ».
« La lumière du Graal est immortelle. Elle brille jusque
dans les ténèbres, mais les ténèbres ne peuvent pas la saisir ».
Entre ces deux phrases, un roman s’est déployé. Un court
roman inspiré par le Graal, l’apôtre Jean, Rimbaud, les Atlantes, et les
heureuses expériences sexuelles du narrateur en état de jeunesse inspirée.
Comme toujours chez Philippe Sollers, la parole est d’or, elle transforme le
plomb, autrement dit la moraline dominante,
en or fin, et elle ne doute pas un instant, comme chez l’apôtre Philippe, que
la résurrection se déroule sous nos yeux, de notre vivant – « La vraie vie
consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort ». Comme
toujours, Philippe Sollers mise sur la chance, la joie, le bonheur, la musique,
la mémoire, l’attraction des corps inspirés, et sur son art romanesque qui
trouble et enchante le roman depuis 1958.
Dans ce nouveau livre, le narrateur explorateur de son corps
unique se fait Atlante, fils de l’Atlantide, cette île engloutie, ce paradis,
que l’on affirme perdu, oublié, inventé. Ici la France : un Atlante parle
aux Atlantes ! L’art romanesque ne s’est jamais aussi bien porté. Je
répète, l’art romanesque ne s’est jamais aussi bien porté.Ce petit roman métaphysique et
très incarné vibre du sang réellement versé par le Christ sur la croix, et
recueilli par un calice disparu et devenu l’objet de mille spéculations, comme
l’Atlantide ; et le narrateur prouve qu’il n’en est rien, ou tout au
moins, que des résonnances œuvrent encore dans le monde, et qu’il suffit de
savoir voir, comme les apôtres face au Ressuscité. Philippe Sollers est un
écrivain des résonnances, les troubles des hommes et du Monde s’immiscent dans
ses romans, ils en constituent des strates, sur lesquelles il bâti son œuvre en
solitaire, si près et si loin du tumulte social, il n’est pas seul contre tous,
il est seul dans sa diversité particulière et dans sa gaité intempestive.
« La Parole Suprême jouit de la parole en tant que
parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger qui
préfère l’expression “cheminement vers la parole”, chemin qui ne mène nulle
part, mais là où il faut, en pleine Forêt-Noire ».
Graal est un roman qui se fait chair, comme le Verbe des Écritures.
Finalement tous les romans de l’écrivain de l’Ile de Ré – cette Suite française
de l’Atlantide– sont, et se font chair. Pour le vérifier il suffit d’ouvrir
avec délicatesse votre ancienne édition d’Une Curieuse solitude, celles
de Paradis ,Femmes, des Folies
Françaises ou encore de Passion fixe ou bien des Lettres
à Dominique Rolin – son grand roman d’amour –, le verbe y est
enchanté, joyeux et perçant. L’écrivain perce des secrets que l’on dirait bien
gardés. Partons du principe, pour bien lire ce roman, qu’un livre réussi ne
peut être que le Graal indestructible de l’auteur, son calice
où bouillonnent les mots et les phrases, sous l’œil d’un Atlante, qui en est le
premier lecteur et l’auteur. Les Atlantes qui l’accompagnent ? Athanase
Kircher, Baudelaire, René Guénon, Borges, mais aussi et c’est capital dans le
roman, sa tante et ses sœurs. Graal pourrait être le rêve éveillé
d’un écrivain contemporain, ou celui d’un Atlante, qu’une heureuse concordance
des temps a projeté dans ce siècle et donc dans ceux qui l’ont enfanté et
enchanté.
Philippe Chauché
LA CAUSE LITTÉRAIRE
L’INTERVALLE
« Tout est détruit, rien ne l’est » Philippe
Sollers, Graal
par Fabien Ribery
Il y a indéniablement une forte dimension gnostique dans
l’œuvre de Philippe Sollers, le simple relevé de quelques titres en
témoigne : Paradis (1981), Le Lys d’or (1989), Illuminations (2003), Une
Vie divine (2006), Discours parfait (2010), Médium (2014), L’Ecole du mystère (2015), et le dernier-né, le plus
explicite peut-être, Graal.
Peu s’en sont rendus compte, mais Philippe Sollers est un
Atlante, soit, dans l’écoulement immobile du temps et l’éternel retour du même,
un de ces élus ayant vécu/vivant encore pleinement dans l’île mythique de
l’Atlantide, soit, pour en donner une représentation à peu près concrète,
Venise/l’île de Ré – où le navigateur à l’encre bleue sera enterré.
Pour être un élu, il faut avoir été désigné et spécialement
initié lorsque l’on est jeune homme par des femmes, tantes attentives ou
prostituées, aux profondeurs du savoir sexuel (jouissance à sec, plaisir
féminin, rire).
Qui penserait qu’un homme né en 1936 ne possède
physiologiquement plus toute sa tête/mémoire, et encore moins sa substance
vitale, se tromperait grandement.
Voici donc Graal, soit un scandale qui sera
probablement inaperçu par les sept milliards d’humanoïdes genrés courant à leur perte en applaudissant
frénétiquement devant le spectacle de leur propre déchéance.
Il y a les somnambules, et les quelques autres, solitaires,
chanceux, régnant sur leur propre royaume.
Mais qu’est-ce que le Graal ? une coupe ? un
vase ? un fantasme ? Non, le verbe absolu créateur de monde, cette
Parole primordiale décrite notamment dans les traités tantristes, et que Saint
Jean appelle Dieu.
« Le cri d’amour sonore, impossible à simuler, est un
écho de la Parole Suprême. La majorité des mâles hétéros sont sourds, et se
laissent facilement abuser. »
L’amour est un miracle, mais il existe : « L’amour,
on ne le sait pas assez, consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il
faut, quand il faut. Pour un Atlante conscient, une telle rencontre est
exceptionnelle et comporte une chance sur des millions. »
Bien entendu, rater cette chance serait criminel, de l’ordre
d’une damnation éternelle.
« La vraie vie, écrit l’ésotériste migrant (passage qui
enchantera sûrement Valentin Retz et Catherine Millot),
consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort. C’est une
révélation très tardive, une révolution radicale. En langage théologique, dans
la résurrection des morts, il s’agit des ‘corps glorieux’. »
Le Mal ? « Il y a un Graal de vie, unique, et
apparemment introuvable, mais il y a aussi un Graal de mort, qui, lui, est
légion, et plein de répliques. Qui possède l’arme atomique possède le Graal de
mort. »
Trop en dire exposerait l’initié à un déchaînement
d’incompréhension et de haine, il sera discret, secret, essentiellement
silencieux, et s’enchantera des intersignes parsemant son quotidien.
« Pour l’instant, le réfugié atlante rêve qu’il est à
Jérusalem, en train de participer, de nuit, au Saint-Sépulcre, à une cérémonie
à laquelle il ne comprend pas grand-chose, mais dont il devine qu’elle
appartient à l’Eglise invisible, fondée ici par Jean,
il y a deux mille ans. Peu importe, il n’a pas besoin d’explications, sa foi le
soutient et le porte, il pense toujours que toutes les choses obscures doivent
être éclairées un jour. C’est un homme des lumières, fait pour la nuit. »
Et le tombeau est vide.
Fabien Ribery
L’INTERVALLE
Graal par Philippe-Emmanuel Krautter
Ni disciple des Monty Python, encore moins un vénérateur des Chevaliers de la fameuse table, Philippe
Sollers, ou tout au moins le narrateur de son dernier roman, ne part pas en
quête du Graal, mais l’a trouvé depuis bien longtemps… C’est en terre atlantide, jadis prospère et de nos jours
cachée sous des immensités d’incertitudes et de révisionnismes, que se
trouve la source de ce continent disparu « mais toujours actif atomiquement, et génétiquement dans l’ombre ». Comme à
l’accoutumée, Sollers avance dans l’ombre, en plein soleil. Ce nouvel Atlante
amoureux des îles sait que ces dernières sont reliées à ce royaume éternel,
source vitale où puise ce jouisseur absolu. Mais nulle trivialité dans ces
évocations – même si quelques détails dont Philippe Sollers a le secret
pourront émoustiller ou choquer, c’est selon. Le propos est ailleurs et sert
une voie, la fameuse voie, non rectiligne qui mène à la mort après avoir vraiment vécu.
Être « l’unique roi de son royaume », avoir cette chance de parler
une langue intérieure à l’heure de l’assourdissement général, sans oublier les
initiations matriarcales, telles sont les directions qui mènent à ces
continents disparus, éternel retour. Le roman confie à qui peut encore entendre
et surtout lire : l’Atlante se ressent comme immémorial et cultive le
secret comme le silence sans oublier son immense mémoire, qualités qui font
cruellement défaut à notre amnésique quotidien. L’amour comme la foi composent
ces espaces où le verbe se fait chair et habitavit in nobis ainsi que le rappelle saint Jean.
Cette présence nourrit les plus grands artistes depuis les premiers temps de
l’humanité, dès les premières grottes ornées. Nulle bondieuserie dans la pensée
de Sollers, mais dans notre monde « dégraalisé »,
un mystère joyeux demeure que cultive l’auteur, ces pages en témoignent.
Philippe-Emmanuel Krautter
LEXNEWS
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