Philippe
Sollers
Sacré
Jésuite
Il suffit,
aujourd’hui encore, de prononcer le mot « jésuite » pour provoquer
immédiatement, surtout en France, un préjugé de rejet. Il y a des mots comme
ça, « manichéen », « machiavélique », ou encore, autrefois,
quand on ne comprenait pas quelque chose, « c’est de l’hébreu » ou « c’est
du chinois ». Jésuite veut donc dire, depuis longtemps : faux,
dissimulé, hypocrite, diabolique, noir, comploteur, pervers. En comparaison,
nous sommes authentiques, vrais, francs, honnêtes, moraux, fraternels, purs.
N’allez pas me dire qu’un jésuite a pu être un penseur et un écrivain de génie,
et qu’il reste, de nos jours, d’une actualité et d’une modernité brûlantes. C’est impossible, je n’en crois rien. Et
pourtant, si. Et le voici : Baltasar
Gracián (1601-1658) enfin rassemblé et magnifiquement traduit et annoté
par son connaisseur hors pair : Benito Pelegrín.
Ce que les
historiens, après le concile de Trente (1545-1563), appellent la Contre-Réforme
catholique ouvrant sur le baroque est en réalité la fondation d’une nouvelle
religion qui n’a plus que des rapports lointains avec l’ancien programme
doloriste. Les puritains protestants et jansénistes auront réussi ce
prodige : susciter une contre-attaque révolutionnaire dont nous sommes
encore éblouis. Gracián, par ses traités, participe pleinement de ce
débordement fulgurant. Jamais l’espagnol, comme langue, n’est allé à une telle
splendeur. Concentration, concision, multiplicité des points de vue,
intelligence, spirales, renversements, voltes, tout se passe comme si Dieu,
qu’on a voulu cadrer, simplifier, asservir, canaliser, et, en somme,
embourgeoiser, ressurgissait dans sa dimension insaisissable, incompréhensible,
libre, infinie, aristocratique. Gracián inaugure une religion de l’esprit
« à l’ombre du Saint-Esprit ».
Le christianisme et son Verbe se transforment en philosophie des Lumières. Ça a
l’air extravagant, mais c’est ainsi. Contre l’aplatissement et le moutonnement
qui menacent (avenir du capitalisme), il s’agit donc de former des singularités
irrécupérables. « Que je te désire
singulier ! », dit Gracián, en commençant par un coup de
maître, à 35 ans : « le Héros ».
Suivront « le Politique »,
« l’Honnête homme »
(« El Discreto »), « Oracle manuel », « Art et Figures de l’Esprit »,
tous écrits sous le nom de Lorenzo Gracián (prénom de son frère) pour ne pas
trop choquer l’autorité de la Compagnie. On le rappelle à l’ordre ? Il
continue de plus belle. Il est aussi insolite qu’insolent, il peut compter sur
un mécène éclairé, il touche ses droits d’auteur, il temporise quand il faut,
persiste en cavalier seul. A la fin de sa vie, encore un grand roman sous
pseudonyme, le « Criticón » mais en même temps, sous son vrai nom de
religieux, un « Art de communier »,
merveille de rhétorique mystique. En somme, une guerre incessante, avec l’énergie
du diable au service de Dieu. C’est un Castiglione en plus profond, un
Machiavel en plus affirmatif et lyrique. Il va être très lu, pillé, imité dans
toute l’Europe. Il inspire les moralistes français (La Rochefoucauld), est
traduit par Schopenhauer, trouve, évidemment, l’oreille de Nietzsche. « Les grands hommes ne meurent jamais »,
dit-il, et c’est vrai : il est là, paradoxalement, comme un auteur
d’avenir (on dirait qu’il pense en chinois). Le monde est un néant, le néant
est « beaucoup »,
mais le langage, en lui-même, est plus encore. Regardez, écoutez, ce qui a lieu
dans « l’intense profondeur du
mot ». « Le style est
laconique, et si divinement oraculaire que, comme les écritures les plus
sacrées, même dans sa ponctuation, il renferme des mystères. »
Le Héros
n’est pas le Prince, il peut être n’importe qui, vous, moi, quelqu’un d’autre,
la porte du Ciel est ouverte, mais le mensonge règne et il faut donc s’armer
pour lui échapper. « Que tous te
connaissent, que personne ne te comprenne, car, par cette ruse, le peu paraîtra
beaucoup, le beaucoup infini, et l’infini plus encore. » Le Héros
n’est l’homme d’aucune communauté ni d’aucun parti, il s’exerce, il se protège,
il est d’une « audace avisée »
ou d’une « intelligente
intrépidité ». Le néant du monde est son adversaire, il ne joue
donc jamais le coup que ce dernier suppose, et encore moins celui qu’il désire.
Qu’est-ce qui domine ? La bêtise, la méchanceté. « Tous ceux qui le paraissent sont des
imbéciles, plus la moitié de ceux qui ne le paraissent pas. » Ça
fait du monde, avide, acide. Faut-il pour autant se retirer de la scène ?
Main non, au contraire.
Il peut y
avoir un art de paraître, souterrainement allié à la plus lucide solitude. Pas
d’ascèse, de l’entraînement ; pas de martyre, l’écart. Tout est, autour de
vous, manœuvres d’intérêts sur fond de jalousie, de ressentiment, de
vengeance ? Aucune importance : vous saurez « détourner, en la nourrissant, la
malveillance. » Faites travailler vos ennemis, ils ne demandent que
ça. Mais soyez sur vos gardes : « Peu importe d’avoir raison avec un visage qui a tort. »
Heureusement, grâce à l’acuité de votre esprit (agudeza, le grand mot de Gracián,
qui évoque la pointe de l’épée et le piqué de l’aigle), vous ne craindrez pas
le hasard ; « Que l’esprit
peut être grand dans les occasions subites ! » L’esprit est
une chance, un éclair, une allusion au royaume des anges. C’est la raison pour
laquelle ce disciple de Loyola peut aller jusqu’à dire : « Il faut user des moyens humains comme s’il
n’y en avait pas de divins, et des divins comme s’il n’y en avait pas
d’humains. » Là, évidemment, tout le monde crie au cynisme, alors
qu’il s’agit simplement de la division des pouvoirs. De toute façon, vous savez
à quoi vous en tenir sur la puissance et la gloire : « La gloire ne consiste pas à être le premier
dans le temps mais dans la qualité. »
Gracián a
toujours insisté pour que ses livres soient publiés en format de poche. Vous vous baladez avec lui, vous le lisez, vous le relisez,
comme Nietzsche ou Tchouang-tseu. Vous tombez
sur : « Tout doit être
double, et plus encore les sources de profit, de faveur, de plaisir. »
Ou bien : « Comprendre était
autrefois l’art des arts. Cela ne suffit plus, il faut deviner. »
Ou bien : « N’attendez rien
d’un visage triste. » Ou bien : « Le malheur est d’ordinaire un effet de la bêtise, et il n’y a pas de
maladie plus contagieuse. » L’esprit, lui, est « ambidextre », il parle toujours
sur deux versants à la fois, avec deux qualités principales : l’aisance,
le goût. « On mesure la hauteur
d’une capacité à l’élévation de son goût. » Ce que vous devez
faire ? « Jouir,
lentement ; agir, vite. » Vous êtes à la recherche du temps
perdu ? « On doit cheminer à
travers les espaces du temps jusqu’au coeur de
l’occasion. » Et ce, inattendu, fabuleux, extrême : « En résumé, être saint, car c’est tout dire
en un seul mot. » Vous ne vous attendiez pas à cette nouvelle
définition de la sainteté, je suppose.
C’est que
vous n’avez pas encore compris la nouvelle anatomie : « regarder les choses en dedans ».
Voyez comme font les saints : « Ils savent grandement déchiffrer les intentions et les fins, car ils
possèdent en permanence le judicieux contre-chiffre. L’imposture ne peut se
vanter que de rares victoires sur eux, et l’ignorance encore moins. »
Mieux, quand Gracián veut faire son propre panégyrique, voici comment il parle
d’un prince napolitain : « Rien
n’égalait la maîtrise dont il faisait preuve dans les situations les plus
désespérées, son imperturbable raisonnement, son brio d’exécution, l’aisance de
son procédé, la rapidité de ses succès. Là où d’autres pliaient le dos, lui
plongeait la main dans la pâte. Sa vigilance ne connaissait pas l’imprévu, ni
sa vivacité la confusion, dans une surenchère d’ingéniosité et de sagesse. Il
put perdre les faveurs de la fortune, fors l’honneur. »
Philippe Sollers, Discours Parfait, Gallimard, 2010, p. 142- 146
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