GUERRE ET PAIX
par Jacques Henric
On le sait, Philippe
Sollers est un grand lecteur de Clausewitz et de Sun Tzu.
Il a su très tôt qu'une connaissance de l'art de la guerre était une efficace
propédeutique pour qui nourrissait l'ambition d'écrire. De toute guerre, y
compris celle du goût, qui n'est pas la moins
violente. Et que dire de la guerre des sexes. Si nous doutions de la réalité de
celle-ci, les affrontements actuels des pro- et anti-mariage gay nous la
remettraient crûment en mémoire. La paix par l'unisexe? Tu parles! Guerre « fatale
et immémoriale », rappelle Sollers, et ce ne sont ni Freud ni Lacan, ni l'antique
tragédie grecque, ni les écrits bibliques, ni la grande littérature universelle
qui le contrediront. Ce constat fait, après maintes
enquêtes menées sur le terrain et dont rendent compte ses romans, de Femmes à L'Éclaircie (mais le tout premier, Une curieuse solitude, ouvrait déjà la voie), Sollers, lui, propose
une méthode pour aménager au sein de cette guerre des « pauses, des intervalles,
des éclaircies». «Mieux on fait la guerre, mieux on goûte la paix. La paix en
pleine guerre, voilà le sujet.»
ON NE NAÎT PAS HOMME
Sa méthode? Celle des
peintres: faire des portraits. Des portraits de femmes, comme l'ont fait ses
peintres élus: Titien, Watteau, Tiepolo, Fragonard, Manet, Picasso... Ses
modèles-femmes? Luz, dans La Fête à Venise, France dans Les
Folies françaises, Dora et Clara dans Passion
fixe, Reine dans Le Lys d'or,
Lucie dans L'Éclaircie... Des noms
inventés, des êtres de fiction ? Toutes ont existé, toutes ont offert généreusement
au portraitiste leur personne bien incarnée pour l'aider à mettre «en pleine lumière»
ce fameux «continent noir» des femmes qui n'a pas fini de mettre en émoi,
parfois en ébullition, souvent en déroute, le «continent homme». Toutes ont
formé cette chaîne d'êtres singuliers qui ont mis en situation un homme, lui
plus que tout autre absolument singulier, d'écrire dès les premières lignes de
son tableau de portraits, détournant Simone de Beauvoir, «On ne naît pas homme,
on le devient...». Id. pour
l'écrivain. Voilà donc par quel «chemin dangereux», par quelles voies semées
d'embûches, un homme est devenu homme, et cet homme écrivain, et cet écrivain
cet écrivain-ci: Philippe Sollers. Les obstacles à franchir par l'enfant promis
à sa carrière «d'homme», Sollers en rappelle quelques-uns: famille, religion,
armée, morale, pressions sociales de toute nature. Comment résister, venir à
bout du «programme mortel» qu'on lui a préparé? Quels complices ce «réfractaire
de naissance» va-t-il trouver pour échapper au plus vite à cette goulue, la
société, qui mâchonne tout cru ses enfants pour les recracher sous la forme
d'une pâte molle, grise, indifférenciée, modelable à souhait? Les femmes!
Plutôt des femmes. Pas toutes,
quelques-unes. Des uniques. On est très loin de l'injonction de Méphisto à
Faust, dans la pièce de Goethe, «Voir Hélène en toute femme ». La Femme, avec Sollers, n'est pas la
bienvenue.
SA PROTECTION DE FÉE
Les élues, parce qu'elles
sont les premières, les initiatrices, les femmes aimées, sont nommées, le
lecteur les a déjà rencontrées dans ses romans, plus particulièrement dans son
livre autobiographique Un vrai roman. Mémoires.
La mère, d'abord, à qui l'homme en devenir d'homme dit devoir beaucoup. En
positif comme en négatif, précise ce fils en apprentissage de rébellion, ce qui
est un bon commencement, une utile préparation pour
entrer au cœur même de la «substance féminine». Il y a aussi les sœurs, qui
complètent son information, et les tantes. Et puis, étape cruciale, quand le
jeune mâle a alors 15 ans, la nouvelle femme de ménage qui, elle, en a 30. Elle
arrive du Pays basque espagnol (une anarchiste qui a fui le franquisme). «Belle
femme brune, chaleureuse, ironique», ayant déjà beaucoup vécu. Elle s'appelle
Eugenia, elle est le personnage du premier roman, Une curieuse solitude. Coup de foudre réciproque. Sexe au poste de
commande. La fréquentation des prostituées complétera la formation de
l'adolescent. À 22 ans, c'est la rencontre avec Dominique, une femme écrivain.
Elle a 45 ans. Qui l'a croisée peut confirmer le jugement de Sollers: «La plus
belle femme du monde», présente dans plusieurs de ses romans, comme lui l'est
dans les siens sous le nom de Jim. Le portrait qu'il en fait, comme les pages
consacrées à celle qui deviendra sa femme, Julia, ont la légèreté, la grâce et
la profondeur de ses peintres admirés. Avec Dominique, c'est l'histoire d'une
très longue fidélité. Il est le témoin bouleversé de ses derniers jours de vie
à l'hôpital de l'Hôtel-Dieu: «Je l'ai accompagnée jusqu'au bout de façon déchirante.
Je vis sous sa protection de fée, et, si je lui demande de me faire signe, sa
réponse est simple : écris, et je serai là. Et elle est là.»
ON A TOUCHÉ AU VERS
Julia, c'est l'étrangère.
Elle arrive de Bulgarie, elle a 25 ans, lui 30. Autre coup de foudre, et le
début d'un autre long voyage. Elle est belle, elle aussi, avec sur le visage
les traces d'ancêtres venus d'Asie. Une intelligence et une culture rares. Elle
sera de l'aventure de Tel Quel. On
sait quelle brillante carrière universitaire internationale sera plus tard la
sienne. Aragon a cru qu'elle était l'Elsa de Sollers. Mauvaise pioche. Elle ne
l'était pas plus que la Simone de Sartre ou la unetelle d'untel. Des muses pour
Sollers, ces femmes? Oui, et quelque formes et figures qu'elles prendront dans
ses romans. Voici les aimées, les géniales, les merveilleuses, les généreuses,
les libres, les étrangères, les fées un peu sorcières, mais aussi les «toxiques
et les grotesques», car toutes sont pour lui «inspiratrices d'un aspect fondamental
du réel».
Comment, demain, dans ce
vaste enfer du meilleur des mondes qu'on nous prépare où femmes et hommes seront
fondus dans un magma indifférencié, lira-t-on Portraits de femmes? L'archive d'un monde révolu ? Un ultime acte
de résistance à la molle terreur qui s'abat sur nos démocraties. «On a touché
au vers», écrivait Mallarmé il y a près d'un siècle et demi. Aujourd'hui, c'est
à la langue tout entière qu'on touche. Quel Molière ou quel Voltaire dira
demain sur le mode de la tragi-comédie ce que nos actuels morts-vivants en ont
fait? Pas de panique cependant, nulle désespérance : on lira ailleurs, très
loin, au cœur de la Patagonie ou en Chine - ou qui sait, dans les astres? - ces
enquêtes de notre voyageur du temps.
On les lira avec les meilleures qui les ont précédées, celles de Casanova, de
Diderot, de Laclos, de Stendhal, de Joyce... Et de faire le pari qu'elles
seront accessibles dans le maintenant et le toujours des «siècles des
siècles.»
Jacques Henric, Art press,
février 2013
Philippe Sollers, Portraits de
femmes, Flammarion
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