On ne s'étonnera jamais
assez des constructions mythologiques transformant un écrivain en référence
obligatoire pour définir ce qui échappe à la réalité, surtout lorsqu'elle
devient de plus en plus réelle. « Biblique », « homérique », « dantesque », «
shakespearien», « sadien », « balzacien », « kafkaïen »... Cependant, il
arrive assez rarement que la référence, d'obligatoire devienne aussi contradictoire
: des tonnes d'interprétations de Kafka semblaient le cantonner dans le
cauchemar, l'absurde, l'horreur quotidienne administrative — et voici
qu'on nous dit de plus en plus souvent que la bonne clé serait le comique.
Kafka devient un joyeux garçon athlétique, un simulateur expert en canulars, un
plaisantin à dormir debout. Le Procès, Le
Château, La Métamorphose, mais c'est à se tordre de rire, d'ailleurs Kafka lui-même riait aux éclats en les
lisant à ses amis... D'une exagération à l'autre? Appelons Kafka, en effet, ce
point d'excès et d'incertitude, cette vibration inquiète de la critique, tantôt
déprimée, tantôt trop gaie pour être gaie. Où est le vrai Kafka ? Prophète du
malheur indicible des camps, comme de la ruine de l'Europe centrale ? Théosophe
? Kabbaliste ? Intelligence suprême du roman inutile ? Fonctionnaire de
l'absurde ? Farceur ? Juif honteux ? Juif essentiel? Malade? Tranquille employé
d'assurances? Habitué des bordels? Amoureux transi? Séducteur rusé, serpentin?
Halluciné complet? Analyste froid et lucide? Kafka bouge, s'évanouit, revient;
son regard vous transperce, vous hante : yeux brûlants des photos, dandy noir
lumineux...
Mon hypothèse est qu'on ne veut rien savoir de Kafka. Ou le moins
possible. C'est un déclencheur automatique de perturbations d'identités. Par
rapport à lui, nous nous sentons immédiatement coupables, « nous l'avons tous
tué », son histoire nous dépasse, vertige, migraine, amnésie, nausée. Rire
nerveux. Frisson angoissé. Personne ne veut d'un Kafka simple dans sa
complication apparente, ni d'un Kafka compliqué parce que sa simplicité touche
à une évidence toujours niée : la littérature. Vous vous intéressez à la littérature ? Mais non, ce n'est pas vrai, JAMAIS. Ce qu'est
venu dire Kafka, c'est cela, rien d'autre. La Bible, tenez, est une énorme
opération de littérature qui, d'ailleurs, se continue sous nos yeux. Attention,
pas n'importe comment ni à travers n'importe qui. Kafka est le dossier brûlant
de QUI a écrit la Bible — ou plutôt de qui continue à écrire malgré elle.
Il a gagné d'être presque un nom imprononçable (bien que répété sans cesse),
sous la forme d'une initiale : K. C'est Monsieur Bible en cavale : «Dieu ne
veut pas que j'écrive ; mais moi, je dois. »
Bien sûr qu'il est
complètement désespéré, Kafka — et à juste titre. D'abord, il y a la
bêtise de toujours, indéracinable et pyramidale. On imagine très bien les littérateurs
lents de son temps, à Prague, lui disant sans arrêt: « Vous êtes trop intelligent
pour être romancier. » Sa famille, elle le trouvait déjà trop intelligent pour
être normal. L'ennui, avec l'intelligence (c'est Flaubert qui parle), c'est
qu'elle a des limites, tandis que la bêtise n'en a pas. Or, précisément, la
littérature pratiquée de façon intensive rend de plus en plus intelligent parce
qu'elle peut jouer d'un océan de bêtises, il s'agit d'une malédiction qui ne
laisse rien dans l'ombre, surtout pas le fait, par exemple que Dieu ne semble
pas avoir envisagé la bêtise comme étant une dimension radicale de sa créature.
Dieu lui-même est-il bête ? Voilà une possibilité rarement évoquée. On le
trouve existant, inexistant, inconscient, absent lorsqu'il devrait être là, ou
ayant réponse à tout depuis toujours— mais bête? « Dieu n'est pas romancier », disait Sartre pour embêter
Mauriac. Que voulez-vous, il y a des gens béats d'admiration devant l'histoire
humaine. Quelle richesse, pensent-ils, quelle invention ! Ce n'est pas le cas
de Kafka. Il trouve tout ça filandreux, glauque, empêché, vulgaire, et lent, et
lourd — d'une lenteur ! d'une lourdeur ! On
dirait un mauvais rêve, et je vous le prouve en détail. Des romans ? Mais j'en ai des milliers dans mes tiroirs,
je peux vous en faire autant que vous voulez, il n'y a qu'à démarrer et la
suite vient toute seule, lisez Préparatifs
de noces à la campagne, le laboratoire de Monsieur K., le recueil de ses préparations
subtiles et empoisonnées, son studio de métamorphoses. Le narrateur a vraiment,
en un tour de phrases, la possibilité d'emprunter telle ou telle apparence,
telle ou telle intériorité, il est éveillé en rêve, il rêve en pleine rue,
parmi vous il se retrouve dans un buisson incompréhensible bien en voyage, il
change de fonction, de formes, c'est beaucoup plus grave qu'une banale histoire
d'insecte, il peut se dire de tous les points de vue à la fois.
Exemple I : « C'est ma
vieille ville natale et j'y suis revenu. Je suis un bourgeois aisé, je possède
dans la vieille ville une maison qui a vue sur le fleuve. C'est une vieille
maison à deux étages avec deux grandes cours. J'ai une entreprise de charronnage
et, dans ces deux cours, on scie et on tape toute la journée. Mais dans mes
appartements, sur le devant de la maison, on n'entend rien de tout cela, un
profond silence règne, et la petite place qui borde la maison et qui, fermée de
tous côtés, ne s'ouvre que vers le fleuve, cette petite place est toujours
vide. Les pièces que j'habite, de grandes pièces parquetées un peu obscurcies
par des rideaux, sont meublées avec de vieux meubles; enveloppé dans une robe
de chambre ouatée, j'aime bien aller et venir entre eux. » (On s'y croirait,
n'est-ce pas, inutile de continuer, Kafka s'arrêta là. Vous avez bien lu « tout
un roman » en dix lignes ?)
Exemple II : « Don
Quichotte dut émigrer, toute l'Espagne se moquait de lui, il s'y était rendu
impossible. Il voyagea dans le sud de la France où il rencontra çà et là de
braves gens avec lesquels il se lia d'amitié ; en plein hiver, au milieu des
pires fatigues et des plus grandes privations, il franchit les Alpes, puis il
parcourut les basses plaines de l'Italie du Nord, où toutefois il ne se sentit
pas à son aise, et arriva enfin à Milan. »
C'est tout. Un mauvais
écrivain en aurait fait un livre.
«Je suis une mémoire
devenue vivante, dit Kafka, d'où l'insomnie.» Il faut lire Cervantès et Kafka ensemble. Kafka est du Cervantès
accéléré.
S'il parle si souvent, dans son Journal ou ses lettres, de son sentiment
d'effondrement, d'incapacité, de paralysie; de sa sensation permanente d'être «
guetté » — c'est qu'il a mis en marche un engrenage d'une grande rapidité
(Le Verdict écrit en une seule nuit)
et qu'il redoute la vengeance de l'esprit de pesanteur, le Diable lui-même
(digression, frein, retard, allusions incompréhensibles et sans doute stupides,
malentendus, maladies et malveillances comme organisées, on n'arrivera jamais,
il neige, « il y a un but mais pas de chemin, ce que nous nommons chemin est
hésitation »). Quelqu'un de né pour la vitesse pure et condamné au métier d'arpenteur? Un séducteur inné obligé de penser au mariage? Un
voyageur tous terrains forcé de vivre à Prague — horloge arrêtée ? Un
juif tchèque parlant le yiddish et virtuose de l'allemand entendant par avance
dans l'allemand sa propre destruction programmée par la chape de plomb
philosophique ? Tout cela, tout cela, et bien d'autres choses encore.
L'expérience de K. est urgence. « L'évolution humaine : une croissance de la
puissance de mort. »
Kafka est le romancier du péché originel
(qui n'est pas du tout un péché courant). Qu'on l’appelle, avec Freud, «
refoulement originaire » ne change que la manière de le percevoir. Les gens,
les habitants, les passants pourraient peut-être faire un effort de conscience?
Se réveiller? Briser l'envoûtement ? Prendre une décision ? Mais non. Ils ne
mentent pas, ils sont mensonge. Et pourtant
: « Tout le monde ne peut pas voir la vérité, mais tout le monde peut l'être. »
Mais comment ? « Il me semble parfois que je comprends le péché originel
mieux que personne. » La réponse se trouve dans les Lettres à Milena, elle est fantastique, comment personne n'y a-t-il
pensé avant lui ? Eve, dit K., a cueilli la pomme et l'a montrée à Adam parce
qu'elle la trouvait belle. Le péché a seulement été de la mordre. « Jouer avec
n'était sans doute pas permis, mais n'était pas interdit non plus. » Il fallait
jouer, et non pas avaler la pilule de reproduction mortelle. Milena n'arrête
pas de psychologiser sa relation avec Kafka (son
mari, etc.), mais il est imbattable en psychologie, et pour cause, c'est un
tacticien et un stratège de première grandeur, et, parfois, le jugement tombe :
«Ta jalousie, au bout du compte, n'est qu'un souhait de mort. » Manger la pomme
et souhaiter la mort sont une seule et même passion. Préférer la mort, n'est-ce pas étrange ? Pourquoi ? Parce qu'elle
égalise. Et ceci, qui est terrible : « Une chose, pourtant : n'oublies-tu pas,
parfois, quand tu parles de l'avenir, que je suis juif? [Ici, Kafka écrit deux
mots en tchèque : jasné, nezapletené,
ce qui signifie : simple, clair. Il
reste dangereux d'être juif, même à tes pieds. » (Milena, l'audacieuse et
progressiste Milena, mourra à Ravensbrück le 17 mai 1944 à la suite d'une opération
du rein pratiquée trop tard.) Le jeu de Kafka ou de K. avec les femmes
(inoubliable Frieda du Château) est
le suivant : ce sont des alliées parce qu'elles sont internes à la mécanique, mais
ce sont en même temps des ennemies parce qu'elles ne peuvent pas — ne
peuvent pas vouloir - en démasquer le fonctionnement.
Et voilà pourquoi le crime est innocent et interminable, tandis que l'innocence
est criminelle par définition. C'est tragique, en effet. Et aussi, mais en abîme,
très comique. Et d'ailleurs, cette histoire de Paradis serait à reprendre de
fond en comble (espérons que quelqu'un s'en occupera un jour) : « Si ce
qu'on prétend avoir été détruit dans le Paradis était destructible, ce n'était
rien de décisif. Si c'était indestructible, nous vivons dans une fausse
croyance. » Kafka se prenait-il pour le Messie ? Mais bien sûr. Aucun grand
écrivain ne peut d'ailleurs faire autrement, c'est logique : « Parfois, dans
son orgueil, il a plus peur pour le monde que pour lui. » Comme j'aime cette
phrase griffonnée comme par hasard : « Nous sortons des tombeaux et nous
voulons aussi parcourir le monde, nous n'avons pas de plan précis »...
Que pouvait penser Milena en recevant des
lettres de ce genre : «J'ai été envoyé comme la colombe de la Bible ; je n'ai
rien trouvé de vert, je rentre dans l'Arche obscure» ? Trouvait-elle, malgré
son amour pour K. (qu'il exagérait peut-être un peu? Et nous? Savons-nous lire? N'avons-nous pas besoin de nos
imbéciles romans ? Notre vie n'est-elle pas un roman impubliable ? Comparable à
tous ceux qui se publient pour rien ?
Il est là, Kafka, comme d'habitude,
immobile, mais sa main court sur le papier, dans la nuit. La chambre de l'Arche
l'emporte au-delà de nous, ce n'est pas demain qu'il y aura quelque chose de
vert dans les parages. Sauf... Peut-être...
« Il n'est pas nécessaire
que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N'écoute même pas,
attends seulement. N'attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le
monde viendra s'offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire
autrement, extasié, il se tordra devant toi. »
Philippe Sollers, La Guerre du Goût,
Gallimard, Folio n°2880
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