Philippe Sollers

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Roland Barthes, Philippe Sollers, Stanislas Ivankov, 1972, Colloque de Cerisy « Vers une Révolution culturelle : Artaud, Bataille ».

L'antifascisme de Barthes

 

 

 

   Je ferai un éloge politique de Roland Barthes. D'autant plus politique que nous sommes en plein bouleversement de ce pays qu'on a appelé autrefois la France, qui est dans un état de putréfaction avancé, où on voit se dessiner très bien un passé qui ne passe pas et revient sous la forme de ce qu'il faut bien appeler le fascisme. Barthes est à ma connaissance le seul écrivain français qui, très tôt, d'instinct - il faut souligner cet instinct - a compris le phénomène fasciste français. Il ne faut pas espérer comprendre ce qui s'est passé sous différentes formes totalitaires, qu'elles soient communistes ou strictement fascistes, ou qu'elles soient entre les deux de façon grise, si on ne fait pas référence à une politique de Barthes. Une conscience qu'il a très jeune, nous en avons la preuve par le petit groupe qu'il fonde au lycée Louis-le-Grand. Il a 19 ans, nous sommes en 1934, l'année des émeutes fascistes. Il réagit immédiatement en fondant avec quelques camarades de lycée un petit groupe antifasciste. À 19 ans, c'est remarquable. Mais c'est bien avant encore que son corps a compris quelque chose du corps fasciste, qui l'a profondément révulsé. Quand je dis « corps fasciste », il suffit de regarder ce qu'on voit constamment dans l'information, l'extraordinaire vulgarité, le populisme qui se développe à nouveau, sur ce fond qui n'a jamais été vraiment analysé et qui est toujours recouvert par ce qu'on nous dit.

 

   Le corps, aussi, parce que Barthes a dû vivre tôt avec la maladie, la tuberculose, donc dans une certaine distance. Avec, d'autre part une passion pour la littérature et le langage lui-même. Donc pour savoir ce qu'il faut comprendre à la politique de Barthes, il faut aller au-delà des commémorations, même si elles sont légitimes. C'est Gide dans un premier temps et puis le langage. Qu'est-ce que cela veut dire ? Voilà un corps très attentif, qui perçoit que la société ment. Alors on va étudier systématiquement et très rationnellement - Barthes est un protestant des Lumières - la façon dont ladite société se représente. Ce qui donne des livres majeurs comme Le Degré zéro de l'écriture et Mythologies. Le portrait de l'abbé Pierre est un chef-d'œuvre. Le magazine Elle est décrit comme un journal tout à fait intéressant par ses symptômes. Barthes est très minutieux, il a une énorme documentation, c'est de la sociologie de haut niveau, rien à voir avec ce qu'on lit désormais dans des commentaires journalistiques brouillés. C'est aussi une vision du système de la mode. Comment la société habille-t-elle son mensonge dans ce déferlement de mode ? C'est tout à fait précurseur de ce qui sera appelé ensuite la société du spectacle, même si Debord ne fait pas référence à Barthes, a même une méfiance à son égard et ne l'a peut-être pas vraiment lu. Mais Barthes est le premier, politiquement, à envisager la société comme un spectacle. Un spectacle permanent de mensonges traversé évidemment par l'argent, à chaque instant. Ne jamais oublier que Barthes a été brechtien et marxiste, d'une certaine façon. Nous parlions souvent de Marx, on se disait qu'on était les seuls dans ce pays hexagonal, avec Althusser qui de son côté essayait de montrer que personne n'avait jamais lu Marx, surtout pas les communistes - de même que les catholiques ne lisent pas la Bible.

 

   Barthes est donc le précurseur de l'analyse impitoyable du Spectacle, ce qui est extraordinairement politique. Je crois qu'aujourd'hui, il referait des Mythologies. Des portraits, la façon dont les politiques se présentent, la façon dont la télévision fonctionne, en boucle. La façon dont l'information est évacuée... On est dans un autre temps. Le temps où Barthes écrit est encore un temps lourd, un temps où l'on peut montrer du doigt le réalisme socialiste. Ce qui est intéressant dans le cas de Barthes, c'est que sa critique n'est jamais idéologique, nourrie d'un quelconque espoir en vue de l'avenir. Ça c'est le rôle de Sartre, il suffit de relire les Situations. Rien de cela chez Barthes. C'est sa grande singularité. Tout le monde est sommé, à partir de sa jeunesse, d'être d'un côté ou de l'autre, l'URSS ou le fascisme. Cela déchire tout le paysage. Barthes, lui, n'est jamais du côté d'une « ensemblisation sociétale » comme on dit aujourd'hui. De plus en plus, il va être attiré par les singularités, il va écouter comment les gens parlent, comment ils réagissent, souvent sans réfléchir, comment tout le monde est envahi de clichés. Le « clichisme », voilà l'ennemi. Pas de parole nouvelle sur le plan politique, on le voit aujourd'hui, alors qu'il est mort en 1980.

 

   Il a eu cette invention merveilleuse qu'il appelle « le babil », par référence à la tour de Babel. Mais la tour de Babel est un mythe grandiose biblique. Le « babil » est autre chose : Barthes souffrait du bavardage. Il écoutait toujours généreusement, il répondait aux lettres, mais il ne supportait pas « le babil ». Je peux témoigner du fait que quand on dînait avec lui ce n'était pas pour faire du « babil ». Il y a deux individus qui m'ont paru extraordinaires dans les rapports que j'ai eus avec eux, avec qui parler voulait dire quelque chose, c'est Barthes et Lacan. Il y aurait d'ailleurs lieu de faire aussi un Lacan politique. Tout ça a l'air très loin dans le temps. Pas du tout. L'écart se creuse entre eux et les intellectuels qui sont en vue, à la mode, qui ne s'intéressent pas vraiment à la politique. Ils s'intéressent à des idéologies politiques, ce qui n'a rien à voir. La politique, c'est le savoir vivre concret au présent. Avec la distance que l'on doit avoir sur la société, la distanciation. C'est central pour le regard que Barthes porte sur toute chose, et tout individu. Il forge une formule magnifique pour aujourd'hui qui est un temps de violence, d'ignorance, de fanatisme, d'illettrisme exponentiel. Barthes serait ahuri de voir avec quelle rapidité on peut se passer de toute la bibliothèque, du latin, du grec, de Voltaire, tout cela entraînant une formidable mégalomanie des gens qui sont ignorants. C'est ce qu'il appelle « l’arrogance des paumés », une grande misère, mais sûre d'elle-même. À son époque, « l'arrogance des paumés » est là, certes, mais il faut se battre contre des systèmes très lourds, totalitaires. Il faut garder le mot fasciste, sinon c'est un peu confus. Il y a eu un fascisme fasciste, il y a eu un fascisme communiste, désormais on peut parler d'un islamofascisme. Je ne sais pas ce que Barthes en dirait, il ne faut pas faire parler les morts, encore que pour moi Barthes ne soit pas mort, mais très vivant.

 

   Puisqu'on parle de fascisme, on ne peut pas ignorer sa phrase, qui a suscité tant de commentaires, « la langue est fasciste ». C'est une déclaration très étonnante, qui m'a surpris. Forcer à parler serait le fait de la langue elle-même. Ce qui est aussi très politique. On est entré depuis longtemps dans une société de surveillance, ce qui faisait beaucoup réfléchir Barthes. On serait parasité par le fait d'être forcé à parler. Il se situe toujours devant ce rapport de force qui consiste à forcer à avoir des opinions, à forcer à être de tel ou tel côté. Il avait un goût très profond du secret, du retrait. Politiquement on rentre là dans la prise que l'idéologie peut avoir sur toute formulation. Barthes, même s'il me laissait faire avec gentillesse, n'était pas un explorateur des extrêmes. Il y a une phrase de Kafka qui dit les choses d'une façon plus extrême que Barthes ne l'aurait fait : « La vérité ne détruit rien. Elle ne détruit que ce qui est détruit. » Barthes sentait cela très fortement, très sensible comme il l'était à la question de la mort. La mort de sa mère a été un cataclysme, le Journal de deuil est très émouvant. Tout cela redoublé du drame qui aurait eu lieu si sa mère avait appris son homosexualité. C'est ce qu'on peut appeler une certaine limite politique de Barthes. Ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, comme on le lui reproche souvent dans la militance gay, qu'il aurait dû être militant. Ce n'est pas la conception que Barthes se faisait de sa propre homosexualité, qui est toujours teintée d'un désir qui reste le plus souvent insatisfait. Mais c'est une question politique et on est en plein dedans avec le mariage pour tous, la procréation assistée, etc. Qu'aurait-il eu à dire là-dessus? Je ne sais pas mais je sais qu'il se serait certainement beaucoup intéressé à la façon dont la société actuelle se ment à travers ses procédures de renseignements et de diffusion d'informations qui s'effacent. 

 

 

PHILIPPE SOLLERS

LE MONDE // HORS-SÉRIE ROLAND BARTHES

JUILLET-AOÛT 2015

 

Roland Barthes

 

 

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