Martin Heidegger meurt
le 26 mai 1976 à Fribourg. Le 28, il est enterré dans son lieu natal de
Messkirch. Devant sa tombe ouverte, son fils Hermann lit des extraits de poèmes
de Hölderlin choisis par son père. Il est question de la Grèce antique, vaste
salle de fêtes, dont la mer forme le sol, et les montagnes les tables. Le
temple de Delphes sommeille. Les paroles qui atteignent leur but au loin
scintillent peut-être quelque part, là où le grand destin résonne, mais il
faudrait qu'un dieu apparaisse pour qu'une clarté renouvelle tout, le ciel, la
terre, la mer. Cela dit, ne rêvons pas : le temps n'est pas venu, la puissance
de dévastation fait rage, le divin n'atteint pas ceux qui n'en font pas partie,
et pourtant, chacun suit son chemin, et parvient jusqu'où il peut aller.
Un témoin digne de foi
a vu Heidegger mort :
« Qui a vu Heidegger
étendu dans son cercueil sait quelle paix, quelle conscience en paix émanait de
son visage. » On aime à le croire, et c'est une mauvaise nouvelle pour les
calomniateurs affairés. Le mystère de la foi (mais laquelle ?) est là.
Le dossier politique
de Heidegger a été étudié en long, en large, à l'envers, à l'endroit, à
l'envers, puis, de nouveau, à l'envers, sans qu'on puisse vraiment expliquer
comment Hitler, ce vulgaire possédé hystérique, cette folle tordue, a pu, ne
fût-ce que dix secondes, séduire ce penseur avec ses gesticulations, ses appels
au meurtre, et ses cris. Pourtant, c'est simple : ce penseur de premier ordre a
été un petit catholique humilié, fils d'un tonnelier sacristain de sa paroisse.
Cette mauvaise origine en pays protestant a pesé lourdement sur lui, sa
carrière philosophique universitaire a toujours été marquée de ce point rouge,
mal effacé par son mariage avec une luthérienne bon teint. Il est médiéval, ce
garçon, humble, authentique, modeste, dissimulé, mais d'une prétention
gigantesque. Comme il a du génie, il découvre que la vérité vient de beaucoup
plus loin que ce qu'on a cru jusqu'à lui.
Il se faufile dans le
grec, arrive à parler directement avec Parménide, Héraclite ou Anaximandre,
radiographie Platon, connaît Aristote par cœur. Comme tous les Allemands, il
est bouleversé et encore humilié par la Première Guerre mondiale. Un
redressement est-il possible ? Peut-être, et voici un agité du bocal.
L'Université va mal, on pourrait s'appuyer sur lui pour la réformer en
profondeur. Il est vrai que ce futur criminel est profondément illettré, mais
quoi, la situation est désespérante, la force pourrait y remédier. Le penseur
est professeur (excellent), il croit à l'enseignement. Il prend ses
responsabilités, devient Recteur pendant un an, et déchante vite. Ce n'est pas
le renouveau, mais l'enfer,
À vrai dire, le
penseur n'aime pas la splendeur catholique. L'Italie lui échappe, il la
traverse les yeux fermés, sa femme est de mauvaise humeur. La Renaissance, le
Baroque lui semblent des dépenses aristocratiques inutiles, ça ne pense pas, ça
va dans tous les sens, l'explosion gratuite des corps le gêne. Il n'est pas
allé à Bordeaux comme Hölderlin, Apollon et Dionysos ne lui parlent que par
intermittence. Aphrodite ne l'attire pas. Il se sent solidaire d'un peuple
imaginaire qui fonce vers sa destruction. Impossible de lui faire goûter Titien,
il préfère un mauvais Van Gogh, et, tactique oblige, après la guerre, fait
semblant d'aimer Cézanne, Braque, Char, Camus s'il le faut, mais sûrement pas
Watteau, Fragonard, Manet, Picasso (Elfriede, devant ces rodomontades et ces
fanfaronnades, fait la tronche). Il pense que « les femmes brunes sur le sol de
soie » qu'évoque Hölderlin à Bordeaux sont de solides Allemandes blondes. Il se
rend compte que Hitler travaille, au fond, pour Staline, donc, plus tard pour
l'Amérique. Cela dit, il diagnostique comme personne le règne planétaire de la
Technique et l'avènement de l’ersatz.
L'énorme quantité étant devenue qualité, l’ersatz (mot allemand) pullule. Un écrivain existe s'il a vendu 100 000 exemplaires (ou
plus), sinon, c'est un marginal paresseux, un rêveur, un assisté, une créature
de musée. Être, désormais, c'est être remplaçable, a justement pronostiqué le
penseur, et les remplaçants, dans le Spectacle mondial, affluent de toute part,
en peinture, en musique, en littérature. Entre deux matches de foot, regardés
avec passion à la télévision, chez son voisin (le penseur avait une vive
admiration anticipatrice pour l'équipe d'Allemagne), le penseur pouvait encore
suivre du doigt une partition de Bach. De toute façon, il pensait, la plume à
la main, du matin au soir, et même pendant son sommeil. Cela donne une œuvre
considérable, en cours de traduction difficile.
Essayez de vous
acclimater, en français, à « aître », « estre », « avenance », « allégie », et
autres forgeries sourdes, et vous irez vite boire un verre de Voltaire. Tout se
passe comme si les traducteurs n'avaient plus de corps pour penser. Le penseur
essentiel devient une machine détraquée et obscure, la proie de descendants
déprimés des tranchées de 1914 et de 1940, on dirait une ligne Maginot
installée en pleine Forêt-Noire. Une telle contorsion révèle un désir de
recouvrement et d'échec.
Et pourtant, vous avez
l'impression de le comprendre facilement, le penseur, il vous encourage à toute
heure. Vous trouvez, malgré lui, que le français est plus physiquement « grec »
que l'allemand, et que Nietzsche avait raison sur ce point. Le « miracle
français », dictature d'une minorité aristocratique (et puni comme tel), est
supérieur au « miracle grec », mais ce point ne peut pas être saisi par le
penseur, à cause de ses préjugés de classe. Tout ce qui est d'origine modeste
déteste les miracles à commencer, depuis longtemps, par les Français eux-mêmes.
J'aime que Voltaire ait écrit, à la fin d'une de ses lettres : « On a voulu
m'enterrer, mais j'ai esquivé. Bonsoir. »
Vous aimez les
penseurs, vous n'avez pas besoin de parler grec, latin, hébreu, allemand ou
chinois. Vous êtes de l'avis de Spinoza pour qui tout ce qui est beau est
difficile autant que rare, difficile pour lui, mais facile pour vous. Le vrai
éclate dans la splendeur du beau. Si c'est laid, c'est faux. Vous admirez le
courage de Spinoza dans son temps obscur, mais vous ne partagez pas la devise
de son sceau « Caute », prudence.
Vous n'avez plus besoin aujourd'hui, quand tout va à la dérive, d'être cauteleux. Au contraire, tout vous
sourit, de l'audace, encore de l'audace. En revanche, vous approuvez la
proposition suivante : « La fausseté consiste en une privation de connaissance
qu'enveloppent des idées inadéquates, autrement dit mutilées et confuses. »
Vous percevez l'infini
partout. Vous savez que « Dieu s'aime lui-même d'un amour intellectuel infini
», et que « la Joie (Laetitia) est le
passage de l'homme d'une moindre perfection à une perfection plus grande ». Joie,
Tristesse, Amour, Haine, Connaissance, vous avez l’horloge enchantée qu'il faut.
La joie agit, la tristesse pâtit. Vous trouvez que Casanova, lecteur de
Spinoza, a eu raison d'écrire à l'une de ses maîtresses : « Sois gaie, la
tristesse me tue. »
Vous ratifiez la
formule suivante, victoire sur vos tendances libidineuses : « La béatitude
n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même. » Vous sentez et vous
éprouvez que vous êtes éternel, et c'est comme si vous aviez écrit :
« Quand l'Esprit se
contemple lui-même, ainsi que sa puissance d'agir, il est joyeux, et d'autant
plus qu'il s'imagine plus distinctement lui-même ainsi que sa puissance d'agir.
»
Notez le mot distinctement.
Philippe Sollers, L’École du Mystère, p. 61 – 66
© Gallimard 2015
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