Philippe Sollers

 

L'INFINI n°124

 

L’INFINI 124 Automne 2013

 

Sommaire

 

Philippe Sollers, Jeunesse du surréalisme            

 

Céline en Allemagne            

 

Le sexe des Lumières           

 

Vitesse de Sartre           

 

Heidegger en passant           

Nicolas Idier, La musique des pierres            

Jacqueline Risset, Les instants les éclairs            

Pierre Marlière, Libertinage et langage            

Jean-Hugues Larché, Virtuosité du cœur            

Éric Marty, La jeune fille noire photographiée nue            

Alain Jaubert, Turner erotique           

 

 

Éditions Gallimard

 

La Révolution surréaliste


 

Philippe Sollers

 

PHILIPPE SOLLERS

HEIDEGGER EN PASSANT

(extrait)

...

   Nous entrons dans l’ère planétaire du nihilisme, qui se caractérise par l’évaluation systématique, par le règne meurtrier sans appel de la valeur. Avec sa formulation de «transvaluation des valeurs» au profit de la «volonté de puissance», Nietzsche demeure dans la métaphysique. Il est même le dernier grand métaphysicien, celui qui, avec Hegel, achève la métaphysique occidentale. Un discours qui se présenterait naïvement comme anti­métaphysique et qui demeurerait insuffisant vis-à-vis de l’histoire de la métaphysique resterait nul et non avenu. Ce serait l’une des ruses les plus grossières du nihilisme contemporain, à laquelle se laisse prendre un certain nietzschéisme. À cet égard, permettez-moi de remar­quer que l’étoile des philosophes pâlit. En effet, la chose n’a plus besoin d’eux. On les reverse donc, avec d’autres, au salariat de la bien-pensance. Admirez, dans ce secteur, le mouvement pavlovien à l’endroit de Heidegger. Lisez en diagonale la presse à prétention intellectuelle et vous verrez, vring ! vring !, l’agression permanente contre celui qui dénoue le nœud du nihilisme. Qu’il soit l’objet d’une exclusion aussi obsessionnelle montre que l’en­jeu est brûlant. Les gens qui font semblant de vous comprendre sont parfois moins avertis que ceux qui vous agressent : il est légitime d’attendre de ses ennemis une compréhension qu’il est rare de trouver parmi ses alliés. Un ostracisme violent est toujours très bon signe. Vous commencez à peine à en faire l’expérience.

 

  Ce que je fais comme écrivain a un rapport avec la répétition. Mais la répétition ne signifie pas réitération uniforme du toujours identique. Au contraire, elle ramène «ce qui en retrait s’abrite dans l’ancien». Il y aurait une scène à faire en montrant Sartre recevant avec stupeur cette lettre de 1945 où Heidegger évoque comment «la richesse insondable de l’être s’abrite dans le néant essentiel». Qu’est-ce que c’est que ça ? Eh oui ! Le néant essentiel, à condition d’en faire l’épreuve, nous introduit, et lui seul, «dans la richesse insondable de l’être». Et vous savez ce qui se passe ? Je crois que c’est assez bien montré dans Paradis. C’est l’effroi ! Voilà la réaction la plus courante devant ce bizarre cadeau offert par le néant essentiel. Le sujet recule avec horreur. «Oh non ! dit-il. Je n’en suis pas digne... C’est trop pour moi ! je ne m’aime pas à ce point ! je ne le mérite pas !» Pauvre sujet ! Comme s’il était question ici d’évaluer ce que vaut tel ou tel ! Enfin quoi ! Lorsqu’on vous propose la richesse insondable de l’être, raisonner encore en termes de valeurs me semble à la fois mesquin et grotesque. Le sujet a déjà du mal à s’imaginer qu’il jouit; quant à étendre cette jouissance à l’être même et à son insondabilité il en éprouve un violent vertige. C’est vraiment trop pour lui ! Sa représentation le lui inter­dit, et il y tient, à sa représentation: d’ailleurs il ne fait aucune différence entre elle et ce qu’il est. Sans elle, il deviendrait fou. Il y en a à qui cela arrive: on aurait tort de le mettre en doute. Alors, hein, cette histoire du néant, permettez qu’il s’en garde, le sujet, comme de la peste. On lui propose, en somme, une jouissance à laquelle il pense ne pas avoir le droit. La richesse insondable de l’être, Messieurs, ne fait pas partie des droits de l’Homme. C’est ainsi que le sujet humain va rester tris­tement «un canard aux lèvres de vermouth», préférant de beaucoup l’estime que lui donne son empêchement à la perte des repères subjectifs que lui procurerait sa jouissance. Admettons pour rire qu’il ait lu Hegel, Nietzsche et même, allez, Heidegger, il préférera quand même son esclavage. Il y tient, oh oui, et cela non tant en vertu d’un défaut de nature que pour cette simple raison: la représentation qui le définit ne peut pas sup­porter cette jouissance incalculable. Autrement dit, si on pouvait réembrayer sur la fin du XIXe siècle, cela l’arrangerait. Il y a le « naturalisme », bien sûr, increvable et toujours réacclimaté par la marchandise. Mais il n’y a pas que cela. On peut raffiner. Remettre en circuit, par exemple, l’idéologie du père de Lautréamont (contre le fils, bien sûr), ce positivisme tant décrié mais au fond si utile. Ah, Auguste Comte ! L’époque est mûre pour ce retour des vieux décors. Elle ne demande qu’à le plébisciter.

 

  Pas question, donc, de se débarrasser du cadavre du roman familial : vous n’êtes pas sans savoir que les esclaves tiennent à leurs photographies. Pas moyen de quitter le terrain vermineux du réalisme naturaliste, pas moyen non plus d'aller plus loin qu’une rumination historiciste stérile. Pourtant vous avez, au XXe siècle, beau­coup de cartes qui vous permettraient de reposer à neuf les questions de la métaphysique. La carte Picasso... la carte Joyce... Il y a en d’autres... Malgré ces atouts, on constate chez les contemporains une surdité militante à l’endroit de la grande poésie. De ce point de vue, la peinture est poésie, n’est même que poésie. Sans Eschyle, pas de Bacon. Sans Baudelaire ou Rimbaud, pas de Cézanne.  Sans Góngora et sans Apollinaire, pas de Picasso. J’ai beau rapprocher ces noms, je rencontre peu d’effets : on ne veut pas voir, on ne veut pas com­prendre. Lire Finnegans Wake, regarder Picasso, écouter Stravinsky, cela revient toujours à faire une expérience poétique. Il faut donc que la propagande ne cesse de prétendre que l’art du XXe siècle n’a pas eu lieu. La propagande ne nous recommande qu’une chose : accepter notre disparition et même la hâter par un suicide biotechnique. J’observe avec curiosité ceux qui refusent obstinément d’appliquer la phrase de Lautréamont selon laquelle «l’homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres». Personnellement, je trouve cette formule très raisonnable et je m’efforce de la suivre. Ce qui me vaut d’ailleurs l’exécrable réputation que vous savez.

 

   Différents états permettent de faire l’expérience du néant. On a beaucoup mis en valeur — c’est le cas de le dire — l’ennui, l’angoisse. On a peu insisté sur la joie. Mais quant à l’effet sur la perception des étants, cela revient à peu près au même: il y a des questions de tempérament qui viennent de l’animal humain mais, entre nous, cela n’a pas beaucoup d’intérêt. L’art sort les hommes de leur corps, en les arrachant à la représentation qu’ils s’en font ; il l’a toujours fait et continue de le faire en ne cessant pas d’être. Que par hypothèse il n’y ait personne pour voir un Picasso n’a aucune impor­tance. Le tableau est là, et il opère. En un sens il n’y a plus besoin de peintres, ni même d’écrivains. En revanche, pour qu’il y ait de la musique, il faut encore des musiciens : personne ne peut faire semblant de jouer d’un instrument, alors que l’on peut — du moins, en apparence — simuler un goût pour la littérature ou pour l’art. Combien de prétendus écrivains n’ont pas la plus minime idée de ce qu’est la littérature ? En fait, presque tous... Je serais tenté par un éloge dithyrambique de LA pianiste : sans elle, le concert n’a pas lieu. Au fond, la musique fait entendre ce qu’il en est du négatif placé où il doit l’être ; la littérature aussi, lors­qu’elle atteint ce que vous appelez la zone du risque. C’est rare, et de plus en plus.

 

  L’être personnel, dans sa liberté, exprime ce qu’il veut : l’angoisse, l’ennui, la répulsion, la joie la plus extrême, peu importe ; ce qui compte, c’est le négatif en lui-même et non pas l’évaluation rabaissante qu’en fait le clergé nihiliste. Celui-ci se renouvelle mais il conserve sa note de fond rédemptionniste : il accorde une valeur à la souffrance, c’est comme ça. Il ne peut s’empêcher de comptabiliser le manque. Chaque sujet est par lui éva­lué en fonction d’un au-delà, qui n’est pas nécessairement chrétien, qui l’est même rarement de nos jours. Le clergé a un problème avec l’être personnel en liberté : sa présence implique, Messieurs c’est très grave, qu’une personne n’en vaut pas une autre, à moins de n’être plus ni libre ni personnelle. On retrouve ici la célèbre phrase qui achève Les mots de Sartre : «tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’im­porte qui». Remarquez comment Sartre insiste sur la valeur et comment il la résorbe dans le n’importe qui. Or personne n’est n’importe qui. Et sûrement pas l’être personnel. Combien peu nombreux sont ceux qui misent sur la souveraine légèreté du néant ! Combien rares ceux qui restent capables de faire ce pari. En géné­ral, cela finit par une crise d’identité. D’où un notable vieillissement. Restez donc jeunes: pensez le néant. «Oh que le néant est beaucoup !» s’est écrié un jour l’incroyable Baltasar Gracián. Il savait ce qu’il voulait dire.

 

 

Philippe Sollers

Éloge de l'infini, Folio n°3806, 1999

Propos recueillis par Yannick Haenel et François Meyronnis

 

 

 

photo Sophie Zhang

 


L'INFINI n°124, Automne 2013

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