Comme
toujours, ici, vers le dix juin, la cause est entendue, le ciel tourne,
l'horizon a sa brume permanente et chaude, on entre dans le vrai théâtre des
soirs. Il y a des orages, mais ils sont retenus, comprimés, cernés par la
force. On marche et on dort autrement, les yeux sont d'autres yeux, la
respiration s'enfonce, les bruits trouvent leur profondeur nette. Cette petite
planète, par plaques, a son intérêt.
C'est le
18 septembre 1846 que Le Verrier écrit sa fameuse lettre à Galle. Celui-ci la
reçoit le 23 et, la nuit suivante, profitant d'une carte récente et corrigeant
une légère erreur de calcul, observe pour la première fois au télescope la
présence de Neptune. On dit que Le Verrier avait mauvais caractère. Possible.
J'aime son nom, parmi d'autres. J'aime qu'Henri Beyle, plus connu sous le
pseudonyme de Stendhal, note qu'il a commencé la rédaction de ses souvenirs le
20 juin 1832, «forcé comme la Pythie». Il a quarante-neuf ans, il est à Rome.
Il s'arrête le 4 juillet de la même année, abandonnant son manuscrit sur ces
mots : « La chaleur m'ôte les idées à 1 h 1/2. » On devrait tout laisser
inachevé, c'est mieux. Souvent, Stendhal n'écrit pas son nom d'état civil
Beyle, selon l'orthographe, mais Belle. Il se trouvait laid, gros, une tête de
boucher italien. « Les yeux qui liront ceci s'ouvrent à peine à la lumière. »
Oui. « Mes futurs lecteurs ont 10 ou 12 ans. » Oui, oui.
J'entends
à peine Luz au premier étage. J'ai fermé les rideaux,
je déclenche à nouveau les diapositives, j'envoie les tableaux, leurs détails.
Je me lève, je remue les bras, je me répète des phrases du genre : « Se
remettre dans son corps avec mystère, minute après minute, pas à pas, nuages, fin
d'après-midi, plan fixe. » Je ferais mieux d'expliquer mon hallucination de
tout à l'heure au jardin : le crâne, bien tenu en main, après la mort,
sensation de plaisir intense. Ou bien : le cadavre tombant, verticale immédiate
dans l'autre sens, sceau d'opacité, pyramides opposées, lumière. Un croquis
pourrait représenter un léger personnage à la renverse, flèche de squelette
vers le bas, flèche d'esprit, si l'on veut, vers le haut, flash du
commencement, ciel et terre. « Dans ma jeunesse, quand j'improvisais, j'étais
fou. » Oui encore. Nouvelles lignes, nouvelles couleurs.
J'ai
changé. L'expression est faible, mais quelle autre employer? Je ne vais quand
même pas écrire un récit fantastique, style: personne ne se doute que j'ai pris
la place de l'autre, de celui qui m'a précédé sous cette forme, il est sorti et
je suis entré, la substitution est passée comme une lettre à la poste. Ce ne
serait pourtant pas un mauvais sujet : imaginez un acteur confronté à mille
détails quotidiens, aux proches, obligé d'attendre, d'observer, de se reprendre
- « ah oui, j'avais oublié » -, paraissant de plus en plus égaré, atteint,
tumeur, gâtisme, alors que c'est le contraire (il s'habitue, il va mieux). On
se regarde dès qu'il a le dos tourné, air entendu, accablement des épaules. Le
même, l'autre. Le même dissimulant qu'il est habité par l'autre, mais lequel,
depuis quand, à partir de quoi, dans quel but? Maladie ou ruse? Son vieux goût
maniaque du secret, par principe, pour rien? Pourquoi le croire davantage
aujourd'hui qu'hier ou avant-hier? En réalité, personne - ni père, ni mère, ni
frères, ni sœurs, ni fonctionnaires, ni femmes, ni amis, ni enfants - ne
remarquerait le remplacement, et la découverte serait là, dérisoire, énorme.
Certains
sarcophages romains ou africains du premier siècle de notre ère portent les
initiales suivantes : NF. F. NS. NC. Il faut lire, en latin : NON FUI. FUI. NON
SUM. NON CURO. C'est-à-dire : « Je n'ai pas été, j'ai été, je ne suis pas, je
ne m'en soucie pas. » Je me demande d'où et comment cette inscription est
arrivée jusqu'ici, derrière les fusains et le puits. Grand bloc de pierre, pas
de nom, lettres, quelqu'un. Pendant la vie, j'imagine, la formule devait être:
« Je n'ai pas été, je suis, je ne serai pas, qu'importe. » Ou encore, en hébreu
(mais seul Dieu, n'est-ce pas, avait le droit de le penser): « Je suis qui je
suis, je serai qui je serai, à bientôt, l'année prochaine ou dans quelques
siècles. » Ou encore: « Je n'ai pas été, j'ai été, je suis, je ne serai pas,
je serai de nouveau, et alors? » Pourquoi le verbe être devrait-il être à ce
point central? Quel aveuglement oblige à penser qu'on ne peut pas être et avoir
été? Petit papier cousu dans la veste, illumination, ivresse, nuit de feu,
joie, joie, pleurs de joie, tout ça. « Le dernier acte est sanglant, quelle que
belle que soit la comédie en tout le reste; on jette enfin de la terre sur la
tête, et en voilà pour jamais. » Pour jamais? Qui peut le dire? Et ainsi de
suite, toujours le film (cris des enfants sur les quais, sirènes des bateaux
dans l'ombre).
Luz est descendue jusqu'à la piscine, maintenant, elle
flotte sur le dos en regardant le laurier-rose sous lequel, dans dix minutes,
elle ira s'allonger. Elle nage mieux que moi, on évite de se baigner ensemble,
j'irai plus tard, quand elle dormira dans sa chambre, avant le dîner. Qu'est-ce
qu'elle lit, là-bas, dans son paréo blanc sur les coussins bleus? Le Dernier Nabab, dernier roman plutôt
raté de Fitzgerald, mort d'une crise cardiaque à Hollywood, le 21 décembre
1940, dans l'indifférence générale (guerre en Europe, nazis à Paris,
préparatifs de Noël). Il avait commencé la veille le chapitre six. Note finale,
en capitales: « L'ACTION EST LE PERSONNAGE. » Ou bien, l'interrogation devant
le miroir, à six heures du soir : « Est-ce que j'ai le visage de la mort? » Ou
bien, rythme idéal : « La soirée était douce, inoffensive, immobile, avec les
innombrables autos du samedi. » Elle verra aussi une marque dans la marge pour
: « Il n'y a pas de deuxième acte dans la vie d'un Américain » et pour : «
Fille semblable à un disque, sans rien de gravé sur l'autre face. » J'ai dû
mettre aussi un trait à côté de: « Astucieusement formulé, le contraire de
chaque idée généralement admise peut rapporter une fortune » (il faudra que je
lui demande si, en lisant cela, elle a pensé à Richard).
Qui
êtes-vous dans la nouvelle réalité? Une apparence. Qui étiez-vous avant de
naître? Une inapparence. Qui serez-vous une fois
gommé? Une désapparence. On ne disparaît plus, on désapparaît. Les disparus, autrefois, avaient une chance de
réapparaître (mémoire, documents, revenants, cultes), les désapparus,
autre substance, non. Est-ce qu'ils vont sentir, tout de suite, là, que je suis
en train de les transformer en virtualités, en esquisses? Oh non, vous n'allez
pas recommencer! Quoi? Vous prétendez perturber le marché en retrouvant le
geste intérieur des peintres? Le système nerveux perdu? Les veinules de
l'ancienne affaire? Les doigts, le globe, les déliés, les plis, la touffe
insolente, les préparations rouges, blanches, les glacis, les frottis, les
empâtements, le dessin direct au pinceau? Toiles, bois, cuivres?
Comme ça, de chic, avec des phrases et des mots? Devant nous? Mais l'espace est
depuis longtemps confisqué, cher monsieur, et le temps de même ! Vous n'avez
pas la carte, la grille, le code d'accès! Spectre assigné, comme tout le monde! Somnambulez! Dégagez! Vous allez retarder la vente! Geena, il y a deux mois, à New York:
- Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas
trop savoir.
- Quoi? L'argent?
- Mais oui. Très
compliqué et très simple. Tu ne sais rien du Temple et des deux colonnes :
Sotheby's et Christie's. Après, forêt des cathédrales, basiliques, églises,
chapelles. Ou si tu veux : musées, galeries, collections visibles,
invisibles...
- Dis-moi.
- Trop long.
- Prends-moi dans
ton réseau.
- Peut-être.
Après tout, on a besoin de gens comme toi. Tu sais regarder, tu voyages,
personne ne s'occupe de ton emploi du temps, tes bizarreries sont plus ou moins
admises, tu sais être discret, écouter au troisième degré, rouage pour nous,
terrain d'observation pour toi... On y pense.
Huit
heures du matin, cinquante-deuxième rue ouest, trente-troisième étage sur
l'Hudson, vitres teintées noires des gratte-ciel bourrés de bureaux, sensation
coupante, trouée de lumière, au fond, de droite à gauche... Radio, programme
classique continu, sonates, petit déjeuner, thé, café... Quel changement de Geena, aussi, dans les dernières années; quel remodelage
accéléré dans le bain d'acide... Elle:
- Tu vis comment
aujourd'hui? Toujours Bella?
- Toujours.
- Ta fille?
Fleur?
- Douze ans.
Progrès au piano.
- L'inspiratrice
de l'année?
- Personne (je
mens).
- J'ai quelqu'un
pour toi.
…
Philippe Sollers, La Fête à Venise, roman, Gallimard, 1991, Folio n°2463