Oubliez
un moment vos prédications morales, destinées, en général, à cacher vos
mauvaises actions, et intéressez-vous de plus près à la guerre. Elle a lieu
sans arrêt dans tous les domaines, le dernier, brûlant, étant celui des
monnaies. Voici donc un nouveau géant qui n’en est qu’à ses débuts : la Chine.
Ce n’est pas moral ? Eh non, c’est la guerre.
Contrairement à la
croyance américaine dans la toute-puissance du choc militaire frontal (erreur
au Vietnam, erreur et enlisement en Irak, prolifération du terrorisme), la
stratégie chinoise est comme l’eau : pas de forme fixe, fluidité, ténacité,
enveloppements, sinuosités, silence. Ouvrez ce livre magique, magnifiquement
illustré, votre bibliothèque l’attendait, il resurgit du fond des âges (Ve siècle avant notre ère), et, sans une ride, il vous montre clairement
l’essentiel.
Au moins, c’est net
: « La guerre repose sur le mensonge.» «Grande affaire des nations, elle est
le lieu où se décident la vie ou la mort, elle est la voie de la survie ou de
la disparition, on ne saurait donc la traiter à la légère. » Ce « Sun Tzu » (ou
Sun Zi) est le plus ancien traité de stratégie connu. Où était le monde
occidental à l’époque ? Vous auriez avantage à relire «l’Iliade » et «
l’Odyssée ». Mais ici, en passant, parmi ses commentaires inspirés, Jean Levi
ne craint pas de citer Mao lui-même comme continuateur de Sun Tzu, notamment
dans un texte de 1938, « De la guerre prolongée ». L’actuel président chinois
est-il le successeur de Mao dans un sens qui paraît carrément inverse ? Avec
les Chinois, tout est possible. Voyez l’impassible Hu Jintao, à Paris, citant
Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Hugo et Alexandre Dumas, devant un Sarkozy
fasciné par des contrats à milliards. Courtois, ce Chinois indéchiffrable,
principal banquier de la planète, n’a pas évoqué « la Princesse de Clèves ».
C’est dommage, il aurait dû.
« L’Art de la guerre » a été dix mille fois lu et relu, il le reste,
sauf par les intellectuels enfermés dans leurs préjugés. C’est un livre immoral
(comme Machiavel, après tout), mais d’une éthique très stricte. Ecoutez Shang
Yang : « Gouverner, c’est détruire, détruire les parasites, détruire ses
propres troupes, détruire l’ennemi. » Ici, le général est supérieur au
souverain, il agit selon les situations, c’est un « accoucheur du chaos »
(Levi), un vrai situationniste. Il est secret, impénétrable, léger, profond,
insaisissable. Il connaît parfaitement le terrain, les points forts et les
points faibles de l’adversaire. Il se connaît lui-même, surtout, mais cette
connaissance échappe à ses ennemis : « Je sais tout de l’autre, parce qu’il
ignore tout de moi. » Et voici quelques conseils : « Capable, passez pour
incapable ; prêt au combat, ne le laissez pas voir ; proche, semblez donc loin
; loin, semblez donc proche ; attirez l’adversaire par la promesse d’un
avantage ; prenez-le au piège en feignant le désordre ; s’il se concentre,
défendez-vous ; s’il est fort, évitez-le ; coléreux, provoquez-le ; méprisant,
excitez sa morgue ; dispos, fatiguez-le ; uni, semez la discorde. » Vous avez
le vertige ? Moi aussi. L’armée chinoise est partout et nulle part, elle est à la fois très structurée (hiérarchisation, sanctions) et
informe, car « le sans-forme domine l’ayant-forme». « J’oblige l’ennemi à
dévoiler ses formations sans jamais trahir ma forme. Je concentre mes forces,
l’ennemi disperse ses hommes ; je forme un corps unique, il est fractionné en
dix endroits ; attaquant à dix contre un, je me trouve toujours en supériorité
numérique. » Bref, j’attaque là où l’adversaire ne m’attend pas, je surgis
toujours à l’improviste. J’utilise une tactique de harassement, méthode qui
consiste à user l’ennemi jusqu’à épuisement total pour l’anéantir ensuite. Tout
cela n’est pas « bien », mais les embarras à ce sujet conduisent
automatiquement au désastre. «Une armée doit être preste comme le vent,
majestueuse comme la forêt, dévorante comme la flamme, inébranlable comme la
montagne. Insaisissable comme une ombre, elle frappe avec la soudaineté de la
foudre. »
Tout
repose sur le général, qui devient, en exposant sa vie, un personnage
métaphysique. « Le grand général est dépositaire d’un art dont nul discours ne
saurait rendre compte, aussi est-il mystérieux comme les dieux ; il voit ce qui
échappe à la vue des autres, aussi est-il infiniment clairvoyant. Qui sait
l’art de se rendre invisible et de tout voir ne
rencontrera pas d’ennemis dans les campagnes ni de pays pour se dresser en face
de lui. » Je ne peux pas être deviné puisque je suis capable de faire passer le
vide pour le plein et le plein pour le vide. Je m’appuie sur les mouvements de
l’adversaire, il travaille pour moi à son insu, ma force ne se présente que
sous les dehors de la faiblesse, elle est féminine (le masculin étant trop
voyant), je me propulse en avant en me tenant en retrait. Comme la guerre a
lieu à chaque instant partout, vous pouvez appliquer ce comportement insolite
en affaires, en politique, en littérature, en amour.
Le
chapitre 13 du « Sun Tzu » est le plus important. Il traite du renseignement et
de l’espionnage, autrement dit des agents secrets. « Il existe cinq sortes d’agents : les agents indigènes, les agents
intérieurs, les agents retournés, les agents sacrifiés, les agents préservés.
Lorsque ces cinq sortes d’espions sont simultanément à l’œuvre sans éveiller
les soupçons, le souverain a tissé un filet magique, lequel constitue le plus
précieux de ses trésors. » Un agent « sacrifié » est chargé de transmettre de
faux renseignements aux services ennemis : il sera donc démasqué tôt ou tard,
la pratique de la désinformation ayant ses limites. Quant aux agents doubles,
ils doivent être d’une « intelligence supérieure », ce sont les «intimes » du
commandement. En voici un, extraordinaire : le jésuite italien Giuseppe
Castiglione, dont vous pouvez admirer le rouleau parfaitement chinois de 1759.
Les jésuites avaient tout compris très tôt, ils n’ont pas été suivis par Rome,
grosse erreur géopolitique. La tombe du plus célèbre d’entre eux, Matteo Ricci,
est aujourd’hui très bien entretenue à Pékin. Qui a le meilleur service de
renseignement du monde ? La grande multinationale qu’est le Vatican. La récente
parution du dictionnaire chinois-français, le «Ricci », avant toute
publication en anglais, en est la preuve : sept gros volumes venant de Taipei,
plus d’un siècle de travail, patience et longueur de temps, guerre prolongée
dans l’ombre. Un improbable écrivain français de l’avenir le consultera.
La
première chose que Mao a demandée à Malraux, lors de la reconnaissance de la
Chine par la France, en 1964, a été de lui parler de Napoléon (donc de
Clausewitz). On oublie trop souvent cette initiative de De Gaulle, mettant fin
au cordon sanitaire occidental établi autour de l’Empire du Milieu. Bien entendu,
la cause des droits de l’homme doit être sans cesse rappelée aux Chinois, mais
un peu de respect, et moins d’ignorance, pour cette admirable civilisation
millénaire serait souhaitable. On rêve donc du toast qu’aurait pu
porter le président de la République française, en réponse aux noms de
Montesquieu et de Voltaire prononcés par son homologue chinois : « A Sun Tzu, à
l’art de la guerre ! »
Philippe Sollers
L’Art
de la guerre, par Sun Tzu,
traduit du chinois et commenté par Jean Levi, illustrations choisies et
commentées par Alain Thote, Nouveau Monde Éditions, 256 p. 49 euros.
Le
Nouvel Observateur du 2
décembre 2010