Philippe Sollers

 

 

 

 

Janvier 2024, N°81

 

 

 

Bernard-Henri Lévy

Sollers à travers les âges

 

(extrait)

Depuis qu’il l’a rencontré en 1977 et au fil des décennies, Bernard-Henri Lévy n’a cessé d’écrire sur Philippe Sollers. Textes rassemblés et présentés par Félix Le Roy.


Bernard-Henri Lévy et Philippe Sollers lors d'une réunion publique de l'organisation SOS Racisme

Bernard-Henri Lévy et Philippe Sollers, Paris, 28 mars 1985

L’amitié

 

Il faut dire dès maintenant, en préambule, le fort sentiment d’amitié qui a lié Philippe Sollers et Bernard-Henri Lévy. Le second a souvent évoqué cette belle amitié d’écrivain à écrivain :

 

« Sollers, justement. L’amitié entre deux écrivains (et, peut-être, l’amitié tout court) : non pas, comme on le croit souvent, une pratique de l’échange, du dialogue, du pour-parler interminable, de la causerie approfondie, mais juste le contraire – une connivence si aiguë, une entente si bien établie, qu’elles se passent quasiment de mots et ramènent la conversation à sa dimension la plus minimale. Laconisme de l’amitié. Rareté de la parole amie. L’amitié – ou la parole réduite à sa forme sténographique. » 
Bernard-Henri Lévy, « Bloc-notes » du Point, 5 octobre 1996.

 

Dans Purple Magazine, en 2009, BHL répond aux questions d’Olivier Zahm. Ce dernier évoque l’amitié avec Sollers, ce « compagnon secret », une « amitié forte, intense et, sur la durée, à toute épreuve » nous dit le philosophe :

 

Olivier Zahm : Philippe Sollers. L’écrivain essayiste Philippe Sollers, votre ami, votre compagnon secret…

Bernard-Henri Lévy : C’est vrai que j’ai parfois le sentiment, quand on se voit, qu’on est comme deux agents secrets, représentants de je ne sais quelles puissances alliées et se voyant de loin en loin pour échanger, entre une tasse de thé et un verre de whisky, comme dans un roman de Graham Greene, quelques informations de qualité.

O. Z : Pour plus d’efficacité ?

BHL : Disons qu’il y a cause commune.

O. Z : Politique ?

BHL : Oui. Donc littéraire

O. Z : Vous avez aussi en commun une même passion pour les femmes, pour l’érotisme, pour une vie libertine.

BHL : Je ne sais rien de la vie de Philippe Sollers. 
Il ne sait rien de la mienne. Nous ne parlons jamais de ces choses.

O. Z : Sans doute, mais les deux grands séducteurs de la scène littéraire française, c’est lui et vous.

O. Z : Admettez que vous partagez, tous les deux, le même goût pour le secret et la vie privée…

BHL : Là oui. Absolument. Le secret comme un art de vivre. L’art du secret.

O. Z : Alors ?

BHL : Alors je dirai que ce qui nous rapproche le plus c’est le goût de la littérature, d’abord. Et puis, ensuite, le goût du siècle, de ce siècle, de cet instant en tant qu’il est notre présent. Vous connaissez le mot de Voltaire : « Ah, le beau siècle que ce siècle de fer ! » ? Eh bien cette idée, le principe selon lequel c’est cette époque-ci qui est la bonne, qu’il n’y en a pas d’autre, qu’on n’a pas d’époque de rechange et que c’est là qu’il faut jouer, que c’est là qu’il faut gagner, que c’est ça qu’il faut décrire, raconter, critiquer, ce principe qui commande de vivre sans nostalgie, sans dépression, sans mélancolie, et sans indiscrétion non plus, eh bien voilà, oui, ce qui nous rapproche.

En tout cas, le fait est là : on réalise le tour de force de se voir très régulièrement, de rire beaucoup, de se parler d’un nombre infini de choses, sauf de nous-mêmes ! Pas de confidences. Pas d’intimité. Je ne connais aucun de ses secrets. Il ne connaît aucun des miens. Et cela fait une amitié forte, intense et, sur la durée, à toute épreuve. »

 

Bernard-Henri Lévy, Purple Magazine, propos recueillis par Olivier Zahm, 2009. Repris dans Questions de principe 11. Pièces d’identité, Grasset, 2010.

 

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Bernard-Henri Lévy est un bon lecteur de Philippe Sollers. Nombreux sont les livres de l’auteur de Femmes et de Paradis qu’il a évoqué dans la presse, non sans une certaine jubilation. En avril 1986, BHL donne sa lecture du Théorie des exceptions de Sollers :

 


« Je vois trois bonnes raisons au moins de lire, toutes affaires cessantes, le dernier livre de Sollers.

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La première c’est qu’il y a peu d’écrivains capables, par les temps qui courent, de nous parler avec autant d’éloquence et de compétence de littérature que de science, de musique que de peinture, de théorie informatique que d’histoire des religions ou de la psychanalyse.

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La seconde c’est que je n’en vois pas beaucoup non plus qui puissent se targuer de réunir ainsi, sans y rien raturer ni ajouter, des textes d’âge différent, écrits il y a parfois dix ou vingt ans mais qui, mis bout à bout, dans l’ordre linéaire du livre composé, n’en paraissent pas moins, tout à coup, miraculeusement contemporains – je n’en connais pas qui, en d’autres termes, aient si peu varié dans leurs choix fondamentaux et se soient, n’en déplaise à la légende, finalement si peu trompés.

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Et puis, la troisième raison, enfin, c’est qu’à travers tous ces textes, à travers ces vagabondages littéraires ou artistiques, il y a une question clef qui, peu à peu, se pose, s’impose, s’entête et domine l’ensemble. Cette question c’est, en un mot, celle du statut, dans notre culture, de ce monstre très singulier qu’elle appelle un écrivain. Même si Sollers n’est bien évidemment pas le premier à s’en soucier, il reste qu’il le fait avec une élégance, une insolence et, pour tout dire, une intelligence dont nous avait déshabitués le prêchi-prêcha environnant. Car un grand écrivain, nous explique-t-il en substance, c’est déjà quelqu’un qui, par principe, ne peut pas être un prêchi-prêcheur. C’est quelqu’un qui, en aucun cas, ne peut jouer les maîtres de morale ou de vertu. C’est quelqu’un qui, le voudrait-il, serait physiologiquement incapable de donner à ses semblables je ne sais quelles raisons de vivre, de croire et d’espérer. Et le comble est que, à tout prendre, il n’est vraiment ce qu’il doit être – un grand écrivain, précisément – que lorsqu’il est en mesure de démanteler, au contraire, les pauvres raisons de vivre, de croire ou de persévérer dont les humains, dans leur détresse, peuvent être tentés de se bercer.

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C’est le cas de Kafka, par exemple, répétant aux optimistes qui l’entourent que le monde n’est que meurtre, lynchage généralisés. C’est celui de Faulkner clamant que l’Histoire est un horrible mélange de bruit et de fureur conté par un idiot. C’est celui de Joyce, encore, acharné à démentir l’idée, si rassurante pourtant, d’une langue naturelle, naturellement offerte aux sujets parlants. C’était celui de Baudelaire déjà, non moins acharné à dissiper l’illusion d’une harmonie possible des chairs, des désirs ou des étreintes. Bref, c’est le cas de la plupart de ces écrivains que l’on a pris l’habitude, Dieu sait pourquoi, de baptiser « modernes » quand tout leur effort semble être, en fait, de réintroduire en littérature l’idée, le dogme d’un péché originel dont la modernité, justement, avait cru pouvoir se passer. La vérité, nous dit Sollers, toujours, c’est qu’il n’y a pas d’entreprise littéraire majeure qui, en ce siècle comme au précédent, ne se soit astreinte à ce face à face difficile, parfois tragique ou mortel, avec le fond de haine ou de maléfice qui est, même si elles n’en ont pas toujours conscience, le plus obscur secret des sociétés.

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De là, bien entendu, la sourde malveillance dont ils sont fatalement victimes de la part desdites sociétés.

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De là ce climat de méfiance, de suspicion ou d’exclusion où ils sont toujours, peu ou prou, tenus de vivre.

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De là que, contrairement aux apparences, aux discours officiellement tenus, aux honneurs mêmes qu’on leur prodigue, il n’y a pas une communauté au monde qui ne travaille de toutes ses forces à empêcher leur émergence.

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Et de là, quand ils émergent tout de même et que, par un incalculable concours de circonstances et de coups de chance, ils réussissent à déjouer les forces qui les condamnaient, l’irrémédiable solitude où ils se complaisent eux-mêmes. Car il est difficile, n’est-ce pas, de savoir tout ce qu’ils savent sans en tirer quelque leçon. Il est difficile de connaître la vérité de l’odieux petit manège sans être tenté, fût-ce en rêve, de s’en excepter. Et l’on voit mal comment ils pourraient clamer que le monde n’est qu’une succession de meurtres et de massacres sans se résoudre, comme dit l’autre, à bondir hors du rang des meurtriers…

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L’écrivain vit, dira-t-on ? Il partage le sort commun ? Il va, il vient, il souffre, il se bat même ou il « milite » de la même façon, après tout, que le plus modeste militant ? Oui, bien sûr. Mais il ne faudrait pas beaucoup pousser Sollers, il me semble, pour lui faire dire qu’il y a dans cette agitation toute une part de feinte et de semblant. Il ne faudrait pas longtemps le solliciter pour lui faire admettre qu’ils sont là, ces écrivains, sans être tout à fait là, absents à notre monde tout en y étant présents. Et je ne suis pas loin de penser moi-même qu’on verrait beaucoup plus clair, par exemple, dans le fameux problème de « l’engagement » des clercs si l’on acceptait de prendre la mesure de toute cette dimension de comédie qui s’y trouve probablement investie – comme si tous ces combats, toutes ces adhésions absurdes et parfois inexplicables étaient comme un tribut qu’ils acquittaient, pour prix de leur monstruosité, à la communauté dont ils s’écartent.

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Philippe Sollers lui-même pourrait bien être, du reste, l’illustration de cette règle. Il pourrait bien avoir été plutôt, à l’heure de ses ferveurs politiques, le vivant témoin de cette tentation. Et s’il a changé depuis ce temps, s’il a gagné en lucidité ou, ce qui revient au même, en profondeur, c’est qu’il ne se sent plus contraint, par exemple, quand il parle de Joyce, de nous dire que Finnegans Wake est aussi le grand livre antifasciste des années 30 ; c’est qu’il ne se sent plus sommé, quand il discute des Démons de Dostoïevski, d’en faire aussi le précurseur de la pensée anti-totalitaire d’aujourd’hui ; bref c’est qu’il ose à présent, et pour la première fois peut-être, aller au bout de l’intuition qui était de toute éternité la sienne même s’il reculait parfois devant ses risques et périls : l’apparition d’un écrivain est un phénomène déchirant, bouleversant, exorbitant à toute espèce d’entendement politique ou communautaire.

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Cela aussi, Théorie des Exceptions nous le dit. Et ce n’est pas le moindre mérite, à mes yeux, de ce livre que de nous donner à lire l’itinéraire d’un esprit qui, peu à peu, au fil des pages et des années, se départit de ses pesanteurs.

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Insoutenable légèreté de Philippe Sollers. »

 

 

https://www.grasset.fr/livre/la-regle-du-jeu-ndeg81-9782246833994/

 

 

 

 

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