Philippe Sollers

« LA VISION DU MONDE DE GUY DEBORD PASSE PAR LA PENSÉE POÉTIQUE »

 

Guy Debord

 

Il existe, entre Guy Debord et vous, des points de rencontre : l'importance des lectures, une clandestinité revendiquée, l'intérêt pour la stratégie militaire...

 

Le point de rencontre, s'il y en a un, c'est la question du style. Non pas dans l'écriture, mais dans la façon de vivre. La phrase de Debord que je préfère et que je réemploie volontiers, c'est : «Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre.» Guy Debord a fait de son existence tout entière, avec un acharnement remarquable, jusqu'à la suppression de soi, une épreuve de liberté constante. En n'adhérant jamais à rien, et en restant toujours dans une position de clandestinité, autrement dit de guerre. Ce qui est impressionnant, chez lui, c'est cette fermeté, cette tenue. Ses façons de procéder sont absolument différentes des miennes — je n'ai pas choisi, comme lui, la position du retrait, plutôt celle de l'utilisation à haute dose de la technique médiatique, mais le but est le même.

 

 

Comment définiriez-vous la guerre de Debord, quel est l'ennemi?

 

L'ennemi, c'est le formatage des cerveaux, l'ignorance, l'analphabétisme virulent. « En poésie, c'est toujours la guerre »,  disait déjà Mandelstam.

 

 

L'importance des citations, dans l'élaboration de vos textes, vous est aussi commune. Citer un auteur, un poète, cela prouve, écrivez-vous, « une certaine continuité secrète et claire de l'Histoire et du temps » (1)

 

Debord est une bibliothèque ambulante. Sa culture est considérable, son art des citations le prouve. C'est aussi un grand poète. L'écriture de Debord, c'est de la grande prose, venue des maîtres du genre qu'il connaît par cœur : Saint-Simon, Retz, Bossuet... La poésie pense davantage que la philosophie, je le crois vraiment. La vision du monde et de l'Histoire de Guy Debord passe par la littérature, la pensée poétique. Ont compté pour lui Dante, Shakespeare, Cervantès, les historiens grecs, les poètes chinois. Et, du côté des écrivains français, Villon, Montaigne, évidemment Lautréamont...

 

 

Quel est, selon vous, le grand malentendu sur Guy Debord ?

 

On en fait un sociologue, ou un idéologue politique, alors qu'il est un grand écrivain métaphysique, voilà le grand malentendu. C'est un métaphysicien, et ce qui l'intéresse, donc, c'est la question du temps. Et celle de l'espace. Le corps de l'individu dans le temps et dans l'espace. La faculté de la poésie à inventer une façon singulière d'être dans le temps, à proposer une autre vision de l'Histoire, où les morts peuvent être plus vivants que les vivants. Tout cela est sévèrement réprimé par l'ignorance contemporaine. On a accusé Debord d'être complotiste, paranoïaque. Mais, bien sûr, il y a complot! De la marchandise, contre l'intelligence. Debord évoque à ce sujet le diable, « l'adversaire » — c'est en cela qu'il est métaphysicien.

 

PHILIPPE SOLLERS

Propos recueillis par Nathalie Crom

 

1.   Lire La Guerre du Goût (Folio n° 2880), Discours Parfait (Folio n° 5344).

 

Télérama 3297, 20/03/13

 

 

 

 

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