Reprenez le début du Cœur Absolu paru en 1987, et vous y verrez évoqué le commencement de la Passion selon saint Jean. D'abord ce chaos menaçant, puis ce cri qui surgit, associé à un martyr qui n'est autre que le Père Popieluszko, dont le corps a été battu, ligoté et jeté dans la Vistule par quatre flics de la police communiste. Je ne peux pas considérer autrement que comme un signe des temps le fait qu'un pape polonais aille se recueillir sur la tombe de  ce martyr. Quand j'avais à traiter cela, dans une violente indignation froide - ce qu'elle doit être pour trouver les mots-, je n'ai trouvé que la Passion selon saint Jean. Je me suis rendu compte qu'il y avait lieu de faire parler cette Passion. Ce dire musical me paraissait seul à la mesure de cet événement dont personne ou presque ne mesurait la profondeur criminelle. Nous sommes toujours trop accommodants avec le crime. Ce ne sont pas les élus qui s'accommodent des damnés, c'est nous qui nous accommodons trop bien, toujours, du crime auquel nous ne donnons pas le réel qui convient.

Philippe Sollers, La Divine Comédie, Desclée de Brouwer, 2000, Folio, n°3747

Le Coeur Absolu

 

La béatification du père Jerzy Popieluszko‎, 6 juin 2010, Varsovie

 

 

Philippe Sollers

Le Cœur Absolu

 Toujours vivant ?... Oui... C’est drôle... Je ne devrais pas être là... Flot de musique emplissant les pièces... Elle se souvient de moi, la musique, c’est elle qui m’écoute en me traversant... Qu’est-ce que c’est ?... Voyons... Oui... Bien sûr... Saint Jean... Le début... Nuages... Formation des nuages... Rideau soufre... Horizon glissant... C’est lent, et long, et large, et groupé, noir, liquide... Je suis dedans, maintenant, pas de doute... J’ai dû mettre la radio, tout à l’heure, sans m’en rendre compte... En me levant pour faire chauffer le café, odeur du pain grillé, coup sourd du courrier et des journaux derrière la porte... Il faudrait aller les chercher... Mais pas moyen. Je suis paralysé, là, dans mon lit, petit jour fermé dans la chambre. Neuf heures moins vingt. Je repars dans le sommeil. Les voix me portent. Elles descendent avec moi dans l’eau...

 

Herr, unser Herrschen, dessen Ruhm

In allen Landen herrlich ist!

 

   Quelle histoire, ce Herr... Et ils n’arrêtent pas de le répéter... Chœur décidé, unanime... Soufflant, soulevant, souffletant, souffrant... Herr !... Herr !... Herr !... Et encore Herr !... Herr!... Herr !... Et puis les autres mots enveloppés au passage comme des feuilles brassées par le tourbillon des bouches et des gorges... Herr !... Ça plonge, ça remonte, ça reste suspendu, ça se remet à dériver, pour être repris plus bas, en source, en crête, en abîme ; c'est une supplication pour la fin des corps et du temps... Étendu, je me laisse aller, je me plie...

Seigneur, notre Maître, dont la gloire

emplit l'univers,

Montre-nous que par ta Passion,

Toi, Fils de Dieu,

pour tous les temps,

Tu as triomphé même

dans la plus profonde humiliation...

   Tous les espaces... Tous les temps... Zu aller Zeit... Verherrlicht worden bist... Et ça recommence sur le Herr... Herr !... Herr !... Et encore... Ça pourrait durer indéfiniment... Je pourrais redire ça, moi aussi, sans cesse... Entre fatigue et délire... Non. Debout. Informations.

   « L'ombre de l'inspirateur occulte a plané sur la pre­mière journée du procès des quatre policiers inculpés qui s'est ouvert jeudi au milieu d'un impressionnant déploie­ment des forces de l'ordre. Ce commanditaire inconnu a été évoqué dès l'ouverture des débats dans la salle d'audience du tribunal où avaient pris place les quatre accusés, tous fonctionnaires du département chargé des cultes au ministère de l'Intérieur. Ces derniers risquent de huit ans de prison à la peine de mort. »

   La peine de mort ? Tu parles...


...

 

   Tant pis pour le vieux monde... On le laisse couler... On l'abandonne, on ne le regarde même pas disparaître, le temps s'arrache à toute allure, terrorisme en chaîne, on est pressés... Ce meurtre m'intéresse, pourtant... En Pologne... Ce curé battu à mort dans une voiture et jeté à l'eau... Voyons... Les types qui ont fait ça sont quatre, comme par hasard... Pekala, Chmilewski, Piotrowski, Pietruszka... Trente-trois ans en moyenne... Brutes classiques... Les flics sont les mêmes partout... Chmilewski, depuis l'assassinat, est affecté de tremblements nerveux, de tics, de bégaiements... L'État bredouille juridiquement dans sa bouche... « J'avais l'impression qu'il ne vivait plus. J'ai vu sur son front des traces de sueur. Par hasard, j'ai touché sa main. Elle était froide. Mais je ne me suis pas posé la question de savoir si nous jetions à l'eau un homme vivant ou un homme mort. »

   Avant, il y avait eu la « séance d'immobilisation ». Avec un « bâton spécial », donc. Cinquante-cinq centimè­tres de long, entouré d'étoffe. « Il hurlait sous les coups. » « Il martelait le coffre de ses poings. » Et puis le ligotage avec une corde reliant le cou aux pieds en passant par le dos. « Il s'est étouffé dans son propre sang. »

   Les bougies, les œillets blancs et rouges en forme de S et de V, Solidarité et Victoire, devant l'église de l'Assomption, en face du tribunal...

   Les messes en plein air : trente mille personnes...

   Et voici l'avocat d'un des assassins, s'épongeant sans cesse le front, et plaidant l'homicide involontaire : « Si mon client avait eu l'intention de tuer, il se serait servi d'un revolver. En réalité, l'aumônier est mort en paix en s'étouffant lui-même. Mon client est un homme nerveux et impulsif, soit, mais il sait aussi être pondéré : il n'a jamais battu sa femme, son épouse ne l'a jamais trompé, et il ne l'a jamais trompée non plus. »

   Ici, éclat de rire général. Tout le monde rigole. Les juges, les autres avocats, les accusés, la famille de la victime et même sa mère, toute l'assistance... Mais qu'est-ce qui leur paraît si drôle ? Le fond du grand Truc ?

   « L'Église dit Piotrowski - élégant, gravure de mode - prive les policiers de leurs dimanches en famille, puisqu'un prêtre organise ce jour-là des manifestations anti-socialistes. D'ailleurs, un des évêques a collaboré autrefois avec la Gestapo. »

   Ben voyons.

   Pietruszka, lui, quarante-sept ans, directeur adjoint au département des cultes au ministère de l'Intérieur, parle, sans rire, des « principes de l'humanisme socialiste ».

   Pendant ce temps, la police est là, avec ses canons à eau et ses hélicoptères survolant la foule.

   Liliane Homégan, envoyée spéciale de Vibration, écrit un petit article sur le recueil de sermons de la victime. Elle les trouve conventionnels. « Style curé. »

   J'allais vous le dire.

   Liliane est une critique littéraire très cultivée. Elle aime le Surréalisme, la grande poésie hermétique. A cette hauteur, comment ne pas éprouver de la commisération, voire même un léger mépris, pour les sermons d'un pauvre curé polonais parlant, par exemple, de Satan et du sang criant d'Abel à propos d'un jeune garçon battu à mort dans un commissariat ? La forme de ces prédications vous paraît simpliste ? Sans doute, sans doute...Vous trouvez pompeux, cucul, gnangnan, de qualifier ce nouveau crime, comme l'a fait un autre pauvre curé, d' « incarnation du mal et des ténèbres » ? Sans doute, sans doute... Vous n'êtes pas dans le mal et les ténèbres, vous, ni dans l'ordure physique des flics, vous, ni dans l'asphyxie tordue d'un coffre de voiture, vous, vous ne connaissez que l'obscurité inspirée...

 

...

 

Philippe Sollers, Le Cœur Absolu, Gallimard, 1987, Folio n°2013

 

 

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