Philippe Sollers : « Ni
remords ni erreurs. Assez de “moraline” »
ENTRETIEN
Le Figaro du 25 février 2021
propos recueillis par Thierry
Clermont
photo : Francesca Mantovani/Gallimard
LE FIGARO - Dans Agent secret, vous vous dévoilez,
revenant sur votre enfance. C’était le moment d’un retour sur vos premières
années ?
Philippe SOLLERS - Il était important de montrer mon univers
avant que je ne devienne écrivain. Je ne suis pas né en publiant en 1958 mon
premier roman : j’ai vécu avant. On y voit un petit garçon un peu triste,
marqué par l’occupation allemande, avec au rez-de-chaussée de la maison
familiale à Bordeaux les soldats de la Wehrmacht. Les photos familiales ont
aussi leur importance : le portrait de ma mère qui y figure, sur une photo de
1938, avec son visage incroyablement moderne. Oui, je voulais revenir sur cette
enfance magique, enchantée, comme La Flûte de Mozart. D’où cet ouvrage,
plus intime, plus profond, enrichi d’images que je montre pour la première
fois.
L’heure du bilan aurait-elle sonné ?
Après bientôt 85 ans de vie, et plus de 60 ans de création
littéraire, je suis désormais dans la rétrospective, ou plutôt, car je n’aime
pas le préfixe « rétro » qui me gêne, je dirais que je suis dans une mémoire
perpétuelle.
En ouverture d’Agent secret, vous reprenez ce mot
de Samuel Beckett : « J’ai toujours écrit pour une voix », déjà cité dans La
Guerre du goût. Quelle est cette voix, et à qui s’adresse-t-elle ?
Par la voix et pour la voix. La voix, c’est tout simplement
le corps et l’âme. Henri Meschonnic disait qu’elle
était « l’intime extérieur ». Dans un monde marqué par la dévastation
généralisée, pas même masquée, par la communication à tout-va et l’expression
régressive, les voix singulières, celles qui m’intéressent, deviennent rares,
car l’ignorance est omniprésente. Le danger, c’est l’effacement de la
bibliothèque, des grandes voix d’hier. Et qui aujourd’hui peut se vanter
d’avoir eu un destin, une voix exprimée par-dessus celle des autres ?
Une nouvelle fois, vous affirmez : « Je suis un
hors-la-loi. Un réfractaire radical. Un anarchiste absolument organisé, un
agent secret. » Vous le pensez vraiment ? On peut donc être rebelle dans le
cadre d’une institution comme Gallimard par exemple, tout en ayant eu tous les
honneurs, ou presque ?
Oui, justement ! Réfractaire dans le cadre d’une
institution, sinon ça ne sert à rien. Être anarchiste dans le désert n’a aucun
intérêt. Donc, je suis au cœur du système, avec des pas de côté. Ne nous le
cachons pas : les adultes mentent et les enfants le savent. Et aujourd’hui, le
mensonge est permanent et palpable, pas seulement sur les réseaux sociaux, dans
les discours des hommes politiques. Et tout est devenu "social" : les plans
de licenciements, les réseaux… Dieu même est devenu sociétal.
Quel regard portez-vous sur le monde ?
Le monde d’aujourd’hui est ennuyeux. Je n’aimerais pas avoir
22 ans de nos jours, car toute perspective est fermée, interdite. Du coup, le
passé nous apparaît comme miraculeux. Et ça ne me fait même pas enrager. Je
préfère réagir par l’ironie. C’est une arme considérable mais qui n’est plus
comprise. Elle est en train de disparaître, comme l’esprit français et l’esprit
des Lumières. Ne trouvez-vous pas que nous sommes en plein détraquage humain,
avec ce post-empire numérique ? Comme je le dis dans Agent secret, nous
voilà dans une période extrêmement tendue, qui montre par tous les côtés ce qui
ressemble à un désir de totalitarisme. On en revient encore et toujours à
Rimbaud, ce remarquable camarade de combat, comme je l’ai dit dans mes
entretiens avec mon amie Josyane Savigneau (Une
conversation infinie).
Rimbaud, donc, que vous citez, parmi tant d’autres, à la
fin de votre nouveau roman, Légende. On ne compte plus d’ailleurs dans
votre œuvre les épigraphes, les exergues, les hommages, les emprunts, les
commentaires, les démarquages…
C’est que chez moi, tout est œuvre ! Donc, La Fontaine, que
je reprends à mon compte : « J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique… »
Et Hugo, qu’on ne lit plus guère : « Dans le frais clair-obscur du soir
charmant qui tombe… »
Ailleurs, vous citez Ezra Pound, le proscrit, qui a fini
ses jours à Venise et qui écrivait en français : « J’aime donc je suis », ou en
latin : « Amo ergo sum »….
Superbe, n’est-ce pas ? J’avais croisé Pound à plusieurs
reprises à Venise, ce comble de la splendeur catholique. Tintoret, Véronèse,
Vivaldi, Stravinsky… À partir de 1963, j’y passais le mois de juin et de
septembre, chaque année, avec Dominique Rolin, sur la Giudecca.
Et cette Venise est au centre du Cœur absolu… Vous
manque-t-elle, aujourd’hui ?
Venise a été le pôle magnétique de mon existence. Depuis la
disparition de Dominique Rolin en 2012, je n’y suis plus retourné.
Comment considérez-vous la publication de votre
correspondance choisie avec Dominique Rolin, par rapport à vos autres livres ?
Je me répète : tout est œuvre. Dominique est restée ma
jeunesse jusqu’au bout. C’est elle qui a enchanté Venise. C’était la féerie qui
dure, à l’écart, comme je l’ai écrit.
Dans Agent secret, on lit : « Je suis venu, j’ai
vécu, j’ai rêvé. Vivre, ainsi, c’est comme si j’avais déjà vécu. » Ça ressemble
à un épilogue, non ?
Ma tombe est déjà là, sur l’île de Ré, près de la maison
familiale d’Ars. J’y ai fait sculpter ces mots de Hegel : « La rose de la
Raison dans la croix du présent », car la rose est un motif de réconciliation.
Je serai à côté du carré des aviateurs alliés abattus pendant la guerre.
Enfin, puisqu’on est dans cette mémoire perpétuelle,
auriez-vous des regrets, des amertumes ? De la résipiscence ?
Non. Pas du tout. On a essayé de m’inculquer le sentiment de
culpabilité dès l’enfance, mais je connais le film. Non, merci : ni remords ni
erreurs. Assez de « moraline ». Je ne suis pas dans
la morale, et je ne l’ai jamais été.
|