Voilà plus de dix ans que je réclame en vain des fouilles pour retrouver les restes de Casanova, en Bohême. Il est enterré dans une petite église désaffectée, en pleine forêt, non loin du château baroque où il a écrit, treize heures par jour, «Histoire de ma vie». Une plaque gravée en témoigne, et l'ironie de l'histoire veut qu'elle soit rédigée en allemand: Jakob Casanova, Venedig 1725-Dux 1798.
Allons, un bon mouvement : qu'on retrouve un tibia, un fémur, un radius, un cubitus, un bout de crâne, une dent, qu'importe. Il faut en finir avec la légende tenace et intéressée d'un Casanova mythique qui n'aurait pas existé. Une fois retrouvées, ces traces seront inhumées en grande pompe à Venise, en face du palais ducal, puisqu'il s'est évadé là, par les toits, de la sinistre prison des Plombs (le récit de cette évasion a fait sa fortune dans toute l'Europe).
Ce sera beau: cérémonie solennelle, en présence de tous les corps constitués, armée, police, patriarche, et exécution d'un air de «Don Giovanni» de Mozart, puisque, des documents le prouvent, il a mis la main, en 1787, à Prague, au livret de cet opéra. Pas d'hommes politiques, ce jour-là, pas de mannequins, d'acteurs, d'actrices, de couturiers, de publicitaires, de cinéastes. De la tenue, du sérieux, en hommage à cet aventurier de génie, l'un des plus grands écrivains français de son temps et de tous les temps. Ce Vénitien a écrit sa vie en français? Mais oui, et voilà tout de suite un autre problème.
Au début de 2010, le manuscrit de Casanova (petite écriture serrée et noire) arrive enfin à Paris venant d'Allemagne. Il est offert, moyennant 7,5 millions d'euros, à la Bibliothèque nationale où il est exposé ces jours-ci. L'histoire de ce manuscrit est un roman fantastique. Il paraît d'abord en allemand, puis en français censuré par un universitaire (c'est la version qu'a lue Stendhal), puis intégralement, mais il va falloir établir une version critique définitive en Pléiade. Là encore, longue dissimulation, falsifications, légende. Casanova devient le prototype du séducteur, tout le monde le connaît, mais personne ne l'a lu.
Eloge de l'inceste
L'extrême vulgarité de notre époque continue à en faire un cliché, genre DSK ou Berlusconi. Vous dites «Casanova» et tout le monde prend un air entendu, la moindre élue socialiste s'indigne. Finalement, le XVIIIe siècle n'en finit pas d'être refoulé dans les têtes, et Balzac avait raison de faire dire à l'un de ses personnages: «Je ne sais rien déplus calomnié dans ce bas monde que Dieu et le XVIIIe siècle.» La liberté de Casanova reste un scandale, et personne ne tient à savoir qu'il a fait plusieurs fois l'éloge de l'inceste entre père et fille. Ecoutez ça:
«Je n'ai jamais pu concevoir comment un père pouvait aimer tendrement sa charmante fille sans avoir au moins une fois couché avec elle. Cette impuissance de conception m'a toujours convaincu, et me convaincra encore avec plus de force aujourd'hui que mon esprit et ma matière ne font qu'une seule substance.»
Et il raconte ça, l'animal, parmi bien d'autres aventures qui font rêver, depuis deux siècles, les esprits les plus éveillés. Existent-ils encore? Peut-être. Il dépense beaucoup son corps, Casanova, et, en même temps, il le pense. C'est un philosophe en action, le contraire d'un assis. Parfois, il force la dose, il tombe malade, il se soigne, il guérit. C'est un alchimiste de lui-même, expert en manipulations diverses, un joueur constant, qui finit par vous dire avec insolence: «Rien ne pourra faire que je ne me sois amusé.»
Il tombe souvent amoureux, mais enchaîne les aventures les plus improbables, trompe ceux ou celles qui veulent être trompés, vit sans temps mort, se bat en duel, enchante Voltaire, trouve le temps de traduire «l'Iliade», s'intéresse à des tas de choses étranges. Il a cette formule sublime: «Je déteste la mort, parce qu'elle détruit la raison.» Et encore: «Je sens que je mourrai, mais je veux que ce soit malgré moi: mon consentement sentirait le suicide.»
Comment ne pas être jaloux de Casanova? Il a tout pour plaire, donc pour déplaire. Cette jalousie inévitable a surtout frappé les metteurs en scène, et c'est normal. Casanova, dont la vie est un film permanent, écrit, est l'anti-cinéma même. D'où un certain nombre de vengeances spectaculaires. Ettore Scola force le pauvre Mastroianni à des contorsions ridicules. Casanova ne peut être que vieux, il est impératif qu'il se traîne comme une mécanique usée et vaguement gâteuse, une loque poudrée et fardée. Mais le comble de la haine amoureuse est ici représenté par Fellini, que Casanova rend fou.
Pour Fellini, Casanova est «un écrivain ennuyeux, un personnage bruyant, irritant, lâche, un courtisan empanaché qui empeste la sueur et la poudre de riz, un grossier personnage, plein de suffisance et de vantardise, et qui, en plus, veut toujours avoir raison». Fellini insiste: «La compétition devient impossible, il traduit du latin et du grec, sait tout l'Arioste par coeur, sait les mathématiques, déclame, fait l'acteur, parle très bien le français, a connu Louis XV et la Pompadour. Mais comment peut-on vivre avec un con pareil ?» Bref, Casanova est un «fasciste».
Oui, vous avez bien lu, un fasciste. Evidemment, nous n'avons pas besoin de consulter le bon docteur Freud pour comprendre que Fellini n'en peut plus de ressentiment physique (son film le montre bien). Et il continue : «J'ai lu Casanova avec une défiance et une rage croissantes, en arrachant les pages : chaque fois que j'avais fini une page, je ne la tournais pas, je la déchirais... L'ennui a été de me plonger à contre-coeur, avec répugnance dans le XVlIIe, et c'est devenu peu à peu une forme de refus total.»
Voilà qui a le mérite d'être franc, et d'illustrer une opinion plus partagée qu'on ne pense. Une telle crise de nerfs à propos de Casanova et de la liberté du XVIIIe siècle est bien là, sans arrêt, à l'état larvé. A outrance, outrance et demie: si Casanova est «fasciste», alors Fellini est un inquisiteur typiquement stalinien. Ecoutez bien: l'espèce en est courante, à droite comme à gauche. Insensibilité, manque d'imagination, refoulement, impossibilité de lire... Laissons donc la parole au grand Casanova. Il vient de s'évader, il est libre:
«J'ai alors regardé derrière moi tout le beau canal, et ne voyant pas un seul bateau, admirant la plus belle journée qu'on pût souhaiter, les premiers rayons d'un superbe soleil qui sortait de l'horizon, les deux jeunes barcarols qui ramaient à vogue forcée [ ...], le sentiment s'est emparé de mon âme, qui s'éleva à Dieu miséricordieux secouant les ressorts de ma reconnaissance, m'attendrissant avec une force extraordinaire, et tellement que mes larmes s'ouvrirent soudain le chemin le plus ample pour soulager mon coeur, que la joie excessive étouffait: je sanglotais, je pleurais comme un enfant qu'on mène par force à l'école.»
Voilà, n'est-ce pas, un style fasciste caractéristique. Casanova a-t-il existé et mené une vie fabuleuse? Oui. Son récit est-il un chef-d'oeuvre? Oui. Il est providentiel que son manuscrit ait survécu à tout. Comme quoi Dieu existe, et privilégie les audaces. Ça alors.