Le vin rend noble
Poussin, Bacchanale
Le Point : L'interdiction de parler positivement du vin sur Internet a été
envisagée, on évoque une taxation pour raisons sanitaires, et le monde vitlcole dénonce une stigmatisation de sa filière... Boire
du vin aujourd'hui serait-il devenu hors la loi?
Philippe Sollers : Le procureur impérial, du temps de
Napoléon III, qui a requis contre Baudelaire et Flaubert s'appelait Ernest Pinard.
En effet, il ne faut pas confondre le pinard avec le vin. Il ne faut pas non
plus confondre le pinard que buvaient les héroïques poilus en 1914 - sans quoi
il n'y aurait pas eu la possibilité d'une boucherie pareille - avec le vrai
vin. J'évoque Pinard parce qu'il a réussi à faire condamner Baudelaire, mais
combien de vers de Baudelaire nous restent-ils qui célèbrent le vin ! Je vous
en cite quelques-uns, parce que c'est beau de mettre de la poésie dans un
magazine : « Aujourd'hui l'espace est splendide / sans mors, sans éperons, sans
bride / partons à cheval sur le vin / pour un ciel féerique et divin ! » Le vin
est partout chez Baudelaire. In vino veritas. Comment
voulez-vous que la loi puisse s'appliquer à cela ? Le vin est un art. Et c'est
évident que derrière ces mesures hygiéniques, ces présupposés de santé, il y a
un projet d'annihilation du goût, une atteinte aux sensations du corps humain.
La France devient-elle puritaine et hygiéniste?
Je pense que
la France n'a jamais été aussi réactionnaire. Nous sommes en pleine régression
dix-neuviémiste, mais sans la grandeur du XIXe
siècle. C'est pour ça que d'emblée je vous ai parlé de Pinard. Partout, vous
pouvez vérifier à quel point la pruderie est en bon chemin. Tout signal de
plaisir personnel, de culture et singularité dans le goût est suspect. C'est
une tyrannie potentielle. Nous sommes revenus en IIIe République, mais sans son
génie. C'est un recul absolu.
Roland Barthes écrivait dans « Mythologies» que le vin
est notre « boisson-totem » à nous, Français, à l'image du lait de vache
hollandais ou du thé anglais…
Ce temps est
en train de disparaître. Ça ne veut pas dire que les gens vont cesser de boire
du vin. Mais la pression s'accentue pour qu'ils ne boivent plus, pour qu'ils ne
fument pas, pour qu'ils ne s'aperçoivent pas que leur corps a des sens
différents. Vous avez cinq sens. Mais, aujourd'hui, vous devez être scotché à
la Toile ou la télévision. L'optique prend toute la place. Le goût va
disparaître, l'ouïe est très atteinte aussi.
Le vin, donc, a toute sa place dans votre guerre du
goût?
Absolument.
Le vin est un chapitre essentiel de mon existence personnelle.
« Je suis né dans le vin », dites-vous à propos de
votre enfance en Gironde.
Je suis né à
100 mètres à peine du Château Haut-Brion, qui produit un graves. Le pays par
lui-même est tout à fait enchanté. Si vous prenez du sud jusqu'au nord, vous
avez les sauternes, avec le Château Yquem. Ensuite,
en remontant, vous avez les graves autour de Bordeaux, puis vous montez encore
et vous arrivez à la splendeur des margaux. On me dit qu'il y a du vin
ailleurs. Moi, je veux bien le croire, mais je ne suis pas totalement
convaincu.
Votre culte exclusif des bordeaux vous a fait déclarer
que le bourgogne, c'est « de la boisson pour sauces ». N'est-ce pas du
chauvinisme viticole?
Ce n'est pas
du chauvinisme ! C'est une conviction fondée (rires). Je sais ce que c'est de
dormir sur un bon vin, ou de moins bien dormir avec un vin qui n'aura pas été
très bon.
Quels sont les liens entre vin et littérature?
Je crois que
l'hommage le plus beau reste de Baudelaire. Le vin est inséparable pour moi
d'une certaine dimension poétique. Dans Don
Giovanni, Mozart fait chanter ces vers: « Vive les femmes, vive le bon vin,
soutien et gloire de l'humanité. » Le vin, c'est de la musique!
« Enivrez-vous de vin, de poésie, ou de vertu à votre
guise, mais enivrez-vous ! » écrivait aussi Baudelaire. Vous approuvez?
Je cosigne.
Il n'est pas obligatoire d'aimer le vin. Mais, enfin, il vous manque l'ivresse.
Une ivresse lucide. C'est ça qui est aujourd'hui visé, un certain état de joie,
de jubilation, de plaisir. Le contraire du poivrot, entre parenthèses, car on
n'est pas là pour s'abrutir. Mon propos n'est pas moral, mais esthétique. Le
vin affine les sensations, et cela dérange une tyrannie de l'égalité,
hygiénique et neutralisante, qui vise à faire des bons esclaves pour les
marchés financiers. L'ivresse maîtrisée, ce qui est le cas avec des bons vins,
dérange énormément, car l'ivresse est toujours décrite comme un relâchement, un
rabaissement. Or être ivre de façon consciente et maîtrisée est dangereux pour
tout pouvoir, car on devient réfractaire à toute propagande et idéologie.
Votre plus beau souvenir œnologique?
Je garde
précieusement chez moi un certain nombre de bouteilles qui ont été de grands
moments, qui commémorent un vin extraordinaire bu lors de fêtes intimes. On ne
peut pas vraiment boire du bon vin dans une communauté trop grande. C'est la
musique de chambre, et cela suppose un art de la conversation. II y a quelque
chose de cérémonieux, presque un rituel. C'est élitiste, mais ce n'est pas forcément
un défaut. Cette notion de « pourriture noble » dit tout. Le vin bien bu rend
noble.
Le vin rend-il aussi sensuel ?
Lorsqu'il est
de qualité, il est extrêmement favorable à la sensualité en général. Plus que
le cannabis, qui pourtant a parfois des effets très étonnants. Le vin est d'un
indiscutable érotisme. Voilà ce qu'on veut pénaliser.
PHILIPPE
SOLLERS
PROPOS
RECUEILLIS PAR THOMAS MAHLER
Le Point du 28 novembre 2013
Zhao Wei, propriétaire de Château Monlot, intronisée par la Jurade de Saint-Emilion
Caravage, Bacchus
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